lundi 24 octobre 2022

TROMPERIE, de Arnaud Despechin


Tournée à l'arrache pendant un des confinements durant la pandémie de Covid 19, Tromperie est le long métrage d'Arnaud Desplechin le plus théâtral et pourtant le plus romanesque. Adapté du livre du même nom de Philip Roth, il s'agit d'avantage d'une collection de scènes que d'une véritable intrigue, offrant aux comédiens un texte magnifique à jouer. Une expérience.


Plutôt de résumer le film, je vous propose de réfléchir à ces douze chapitres. Arnaud Desplechin a en effet conservé une structure proche du roman, découpant le récit en scènes plus ou moins longues, sans préciser leur temporalité. Le personnage principal est un écrivain américain qui porte le prénom de Philip, la cinquantaine, et qui nourrit son oeuvre de ses rencontres, en particulier avec les femmes.


A cinq reprises, on le voit en compagnie de celle qui est présentée comme son "amante anglaise". Celle-ci a une trentaine d'années et on ignore également dans quelles circonstances elle a fait la connaissance de Philip. Ils se rencontrent à intervalles réguliers dans la garçonnière de ce dernier où il s'isole pour écrire. Actuellement, il prend des notes pour un futur manuscrit et l'amante anglaise sait qu'elle lui en inspire des passages puisque leur liaison est au coeur de cet ouvrage.


Philip est resté en contact avec Rosalie, avec laquelle on devine qu'il a entretenu une relation dans le passé. Elle est hospitalisée pour subir des examens dont elle appréhende le résultat car s'il est négatif, elle devra être opérée et elle craint de mourir. Philip agit avec elle comme un ami prévenant, il lui remonte le moral, convaincu qu'elle s'en sortira de toute façon. Pourtant, quelques mois après, elle sera bien et bien obligée de passé sur la table d'opération et affrontera une longue et pénible convalescence.


Outre Rosalie, Philip raconte à l'amante anglaise une discussion avec un ami cinéaste tchèque, Ivan, qui l'a une fois accusé d'avoir couché avec sa femme. Malgré ses négations, il ne fait guère de doute qu'il avait effectivement commis cet impair. Philip a aussi pour amie une femme tchéque, connue lors de la dictature ayant sévi dans ce pays : elle a fini par fuir la répression pour épouser un anglais qu'elle a suivi de l'autre côté du Mur. Mais elle n'aimait ni son mari ni la Grande-Bretagne et en fait, elle elle n'était plus nulle part chez elle, ne pouvant rentrer dans son pays natal, ni s'intégrer dans celui de son conjoint.
 

L'amante anglaise n'est pas heureuse non plus dans son mariage. Son époux la trompe et ne s'en cache pas, lui ayant plusieurs fois avoué avoir reçu des cadeaux de sa "petite amie". Philip ne comprend pas pourquoi elle reste avec lui, ou du moins pourquoi elle ne lui impose pas de choisir entre elle et sa maîtresse. Ou à défaut de lui faire croire qu'elle jouit encore au lit avec lui pour le convaincre de quitter sa maîtresse. Philip fait un rêve dans lequel il est jugé par des femmes : la procureur l'accable pour sa mysoginie, son obsession de l'antisémitisme, et la juge le charge. Mais il refuse obstinèment de s'excuser d'exploiter la vie des autres pour en faire la matière de ses romans.


De passage à New York, il revoit Rosalie, après son opération. De retour auprès de sa femme, celle-ci n'a pas résisté à la tentation de lire ses notes et elle est désormais sûre qu'il la trompe. Il se défend en affirmant que l'amante anglaise n'existe pas, que c'est son métier d'imaginer des personnages dont le lecteur croit qu'ils existent. Mais cela ne convainc pas sa femme. Passant en revue ses notes, il se justifie sur chaque passage, puis, excédé par la crise de jalousie, il sort, refusant qu'elle l'accompagne.


A New York, Philip a aussi revu une de ses étudiantes. Celle-ci a connu une longue dépression après avoir abandonné l'université, au point d'accepter un traitement par électrochocs, qui a visiblement altéré sa mémoire mais l'a davantage soulagé que des médicaments; De retour à Londres, l'amante anglaise rompt avec Philip. Elle le reverra quelques mois plus tard lorsque de la sortie de son livre, dans un hôtel où il s'apprête à le dédicacer. Chacun avoue à l'autre qu'il lui manque, mais ils en restent là. L'amante repart seule.

(Bon, en fait, j'ai quand même résumé le film...)

D'abord, je dois dire que je ne suis pas un fan d'Arnaud Desplechin, mais j'aime encore moins le bonhomme que son cinéma. Desplechin représente pour moi la caricature du cinéma d'auteur français, un type assez pédant, du genre à asséner que si les films français ne marchent pas, c'est la faute aux films de supér-héros américains et autres blockbusters, leurs suites, etc. C'est une manière de penser qui me hérisse totalement parce qu'elle oublie complètement que si le spectateur n'a pas envie de voiir un film français, c'est d'abord parce que l'histoire qu'il raconte ne l'attire pas. les super-héros ou les gros budgets n'y sont pour rien.

(On pourrait aussi débattre du prix des places qui peut rebuter beaucoup de gens, surtout en ces temps d'inflation. Ou de la sacralisation de la salle de cinéma, qui revient à dire que les productions sur les plateformes de streaming sont toutes indignes. Mais je m'égare.)

Alors pourquoi ai-je regardé Tromperie ? Hé bien, un peu par curiosité et surtout pour Léa Seydoux. Elle, c'est celle que les pseudo-cinéphiles adorent détester parce qu'elle est une "fille de", et donc, sous entendu, une pistonné sans talent. Tant pis si elle a tourné avec Kéchiche (et obtenu une Palme d'Or), Brad Bird, Wes Anderson, Woody Allen, David Cronenberg, Christopher Gans, et dans deux James Bond... Tous ces gens-là, c'est connu, n'embauchent que des pistonnés.

De manière générale, et mes critiques de films ou de séries en témoignent, les actrices m'intéressent plus que les acteurs. J'ai du mal à me passionner pour les acteurs, sans doute parce qu'ils me font moins rêver que ceux que j'adorais plus jeune (comme Steve McQueen, Jean-Paul Belmondo, Clint Eastwood, Patrick Dewaere...). Les actrices, aujourd'hui,  sont tellement diverses qu'elles incarnent à mon avis ce qui fait le cinéman ce qui le rend captivant.

Si Léa Seydoux attire dans de cinéastes étrangers, c'est sans doute parce qu'ils voient en elle une interprète qui n'est pas un échantillon du  cinéma français. Son charisme, son charme, son jeu même n'a rien d'exotique. Elle est cette femme mystérieuse sur laquelle on peut projeter des tas d'histoires. Ce n'est pas une "performer" qui a besoin de changer d'apparence, de se grimer, pour être remarquable, elle échappe aux étiquettes et pour cela elle offre quelque chose de précieux.

En France, peu d'auteurs ont su capter cela, en dehors de Benoït Jacquot et Abdelatif Kéchiche (même si on sait que ça s'est mal passé entre lui et elle). Cela la rapproche d'Eva Green, qui a su trouver son El Dorado en franchissant l'Atlantique, alors que personne ne semblait savoir l'employer à sa juste valeur chez nous.

Desplechin n'a pas pu résister à l'envie d'essayer de modeler cette actrice et il a eu le nez creux en lui donnant le rôle parfait : celui d'une amante, une femme que le héros rêve de posséder tout en sachant qu'il ne le pourra pas, une partenaire sexuelle capable de lui répondre intellectuellement, et qui n'a même pas besoin d'avoir de prénom pour exister. Léa Seydoux est effectivement magistralement dirigée et en même temps on a souvent l'impression que c'est elle qui dirige le film, l'agit, le hante. C'est d'ailleurs sur un plan d'elle qu'il se conclut.

Desplechin aimerait être François Truffaut et filmer les femmes comme son illustre confrère. Il donne ses plus belles scènes à Emmanuelle Devos et Rebecca Marder, toutes deux remarquables. Mais aussi à Madalina Constantin, bouleversante dans un quasi monologue.

En revanche, la scène onirique avec le tribunal féminin est grotesque, elle nous sort de l'histoire, ne fonctionne pas. Pas davantage que le dialogue entre Philip et Ivan, le cinéaste jaloux. A chaque fois, c'est comme si, avec les personnages masculins ou des caricatures de "bonnes femmes", Desplechin s'égarait, perdait le fil, se plantait dans des apartés trop illustratives, trop démonstratrices.

Mais heureusement, le réalisateur a eu la bonne idée de s'attacher les services de Denis Podalydès pour camper Philip. Philip, c'est évidemment Philip Roth lui-même, l'auteur du roman Tromperie ici adapté, et c'était un sacré personnage lui-même. Souvent promis au Prix Nobel de littérature, il ne l'a jamais obtenu, sans doute parce que Roth n'avait pas le profil d'un écrivain capable de faire l'unanimité. Il était trop obsédé par le sexe, la judaïté, les questions raciales, trop étiquetté mysogine.

Podalydès le joue sans chercher à le rendre sympathique. C'est un manipulateur  qui ne s'excuse jamais, qui agit à visage découvert, une sorte de vampire qui se nourrit de la vie des autres. Le film comme le livre pose la question de savoir jusquà quel point on peut emprunter à la vie d'autrui pour nourrir une oeuvre romanesque. N'y a-t-il pas là comme un vol, limite un viol ? Chacune des femmes avec qui échange Philip paraît avoir été sérieusement entamé par sa proximité avec lui : Rosalie est malade (certes pas à cause de Philip, mais on devine qu'il ne l'a pas quitté proprement), l'étudiante a fait une dépression, et l'amante anglaise finira par rompre.

C'est aussi un homme persuadé de l'antisémitisme des anglais, qui ne lit que des livres sur/par/pour les juifs. Il est convaincu, et rien ne peut le faire changer d'avis, mais cette généralisation dans le jugement dit tout de cet esprit obtus, incorrigible, autant que son attitude manipulatrice avec les femmes. Il ne préviendra même pas son amante anglaise quand il quittera Londres définitivement pour s'installer à New York. Tout juste lui épargnera-t-il ses reproches sur les anglais, sans doute poussé à l'indulgence par la liaison qu'ils ont.

Toutefois, il ne faut pas, comme j'ai pu le lire, confondre la mysoginie et les obsessions du personnage avec le film lui-même. La mysoginie et la question juive sont des sujets du film, mais ça n'en fait pas un film mysogine ou obsédé par la question juive. On peut raconter des histoires sur des personnages déplaisants, sans être d'accord avec eux. Et sur ce point, ce serait un mauvais procès à faire à Desplechin.

D'ailleurs, outre cette distance philosophique, le film se distingue aussi par sa forme. Très théâtral, il l'est en partie pour des raisons techniques : en effet, le tournage a eu lieu pendant un des confinements durant un pic de l'épidémie de Covid 19, obligeant Desplechin à reporter un projet plus ambitieux. Donc peu d'acteurs, peu de décors. Et pourtant, visuellement, c'est très beau. La caméra est peu mobile, mais le montage est dynamique. Jamais on ne s'ennuie en compagnie de ces personnages qui finalement ne font que parler (les scènes de sexe ne sont jamais montrées, et la nudité quasi-absente - à peine un plan sur Léa Sedoux seins nus. On n'est pas là pour se rincer l'oeil ni pour assister à des étreintes ardentes).

Alors, oui, c'est une expérience. Bavarde, maniériste. Mais porté par des comédiens exceptionnels, une écriture incisive, une réalisation qui s'est nourrie des contraintes du tournage.

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