dimanche 28 avril 2013

Critiques 392 : REVUES AVRIL 2013

 Avengers Extra 6 :

- Captain America : Patriote (#1-4 : Né un 4 Juillet - Les Gagnants - Vérité et Justice - Patriote). En Juillet 41, Jeff Mace, reporter au Daily Bugle, croise la route de Captain America lorsqu'il neutralise des saboteurs allemands sur le territoire américain. Cette rencontre et l'appui de Mary Morgan, sa riche collègue, le motivent pour devenir à son tour un justicier masqué : Patriote. L'entrée en guerre des Etats-Unis en 1942, apès le bombardement japonais sur Pearl Harbor, le conforte dans son choix et il se joint aux Gagnants, une équipe de super-héros opérant sur le sol américain tandis que Captain America et les Envahisseurs agissent en Europe.
En 1946, Mace intervient aux côtés des Envahisseurs en Amérique et assiste à la mort de Captain America. Du moins le croit-il car il ignore que Steve Rogers a disparu en Europe un an avant et qu'il a été remplacé sous le masque. Le FBI lui propose alors de devenir le héros étoilé.
Mace joue son rôle tant bien que mal : Namor ne lui fait pas plus confiance que les autorités fédérales, surtout quand elles le soupçonnent d'entente avec une héroïne communiste (Mary Morgan, devenu Miss Patriote après avoir subi les expériences d'un savant fou). Le remplaçant de Bucky échappe de peu à la mort aussi. Il doit alors prouver son innocence et penser à sa reconversion...

Deux ans et demi après sa parution en vo, Panini a enfin réussi à trouver une place pour publier cette mini-série en 4 épisodes. Elle nous éclaire sur le cas d'un des remplaçants de Steve Rogers dans la période troublée de l'après-guerre, après qu'il ait disparu en affrontant le Baron Zémo avec Bucky. 
Quand Stan Lee avait ramené Captain America dans les années 60 au cours du 4ème épisode d'Avengers, ses aventures publiées dans les années 50 étaient considérées comme effacées : Steve Rogers avait survécu dans un glacier pendant une quinzaine d'années avant d'être récupéré par les Vengeurs. Puis dans les années 70, Roy Thomas fit en sorte d'expliquer comment le Capitaine apparut durant la décennie où il était prisonnier des glaces en invoquant une série de remplaçants éphémères. Jeff Mace, le Patriote, était un de ceux-ci.
Karl Kesel, qui a bâti son récit avec l'aide de scénaristes experts en continuité Marvel (comme Kurt Busiek ou Mark Waid), imagine le destin de ce héros malgré lui, obligé d'endosser un costume et de jouer un rôle trop grands pour lui. Incarner une idole, le héros américain par excellence quand, déjà, on n'était qu'un justicier inexpérimenté, improvisé, supporter le poids de cet héritage mais aussi composer avec les autorités fédérales qui vous emploient, la femme qui vous aime sans retour, des co-équipiers qui ne vous considèrent pas : tout cela est très bien traité.
Les quatre épisodes se déroulent sur un rythme soutenu,  avec des séquences courtes, des ellipses efficaces, une narration où la voix-off est très présente (comme dans la série écrite par Ed Brubaker). Les amateurs de justiciers rétro seront comblés. On pourra juste déplorer que Kesel n'ait pas imaginé une intrigue plus inventive car tout cela manque un peu de folie, reste dans les clous, forme un exercice de style nostalgique un peu trop convenu qui ne décolle jamais.

L'autre singularité de ce projet est qu'il a été mis en images par le couple Mitch et Bettie Breitweiser. Mitch Breitweiser est un choix intelligent pour dessiner ces épisodes : son style nerveux et évocateur donne beaucoup de vie, de naturel à l'histoire. Il y a ça et là quelques maladresses dans le découpage, parfois un manque d'envergure sur certains plans ou au contraire des splash-pages inutiles, mais le résultat ne manque pas de vigueur et d'élégance.
Néanmoins son travail est éclipsé par la magnifique colorisation de son épouse, qui, encore une fois, a accompli des finitions incroyables. Elle utilise des camaïeux de bleus, de gris, rehaussés par des parties rouges, qui donnent une ambiance spectaculaire à la série, comme un document d'époque un peu terni. C'est superbe (même si, apparemment, cela a pesé sur les délais de production : débutée en Novembre 2010, la série a été achevée en Février 2011, deux mois ayant été nécessaire pour boucler le dernier chapitre).
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- Captain America et l'Agent Carter : "Cherchez la femme !". En France, en 1943, Peggy Carter travaille avec la résistance et des agents américains infiltrés, dont Captain America, pour une mission stratégique : empêcher les occupants allemands de récupérer des lunettes à vision thermique conçues par les japonais...

Pour compléter le sommaire de la revue, Panini a eu, pour une fois, la main heureuse en ne nous infligeant pas un bouche-trou insipide mais un récit écrit par Kathryn Immonen et illustré par Ramon K. Pérez. Il s'agit de revenir, là aussi, dans le passé de Cap', lors de la seconde guerre mondiale, et plus précisément sur sa liaison avec Peggy Carter, l'aïeule de Sharon (son actuelle petite amie - ce qui produit quand même un sentiment étrange quand on pense que le même homme couche avec la petite fille de son premier amour...).
Kathryn Immonen déjoue en vérité les attentes en livrant un épisode qui reste à distance du sujet convenu : elle nous montre les deux amants se chamaillant sur la tactique à adopter pour leur mission, et leur seul vrai moment romantique se résume à un baiser après le combat, tandis que leurs partenaires les observent grâce l'équipement volé. En vérité, Captain America et Peggy Carter partagent davantage le goût de l'action, du danger, et le dénouement est mélancolique, soulignant la précarité de leur liaison.

Les dessins sont assurés par Ramon K. Pérez, qui a adapté Tale of Sand de Jim Henson (même si cet épisode est antérieur à son roman graphique). Le résultat est amusant, subtilement décalé, la rondeur du trait, l'expressivité quasi-cartoony de l'espagnol contrastant avec la noirceur du contexte.
Mais c'est une réunion bien pensée avec Kathryn Immonen qui, elle aussi, a évité les écueils de la reconstitution et de l'hommage.
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Bilan : un excellent rapport qualité/quantité/prix pour cet "Extra" de 128 pages servi par deux équipes artistiques excellentes et deux histoires originales.
Ultimate Universe Hors Série 2 :

Ultimate Iron Man : Démon en Armure (#1-4). Alors qu'il fait face à plusieurs attaques menaçant son entreprise et son rôle de super-héros, Tony Stark alias Iron Man se souvient des relations conflictuelles qu'il entretenait avec son père, Howard, pour se sortir de ce mauvais pas. C'est en effet dans le passé que se trouve la solution pour identifier et vaincre (peut-être) le mystérieux Mandarin...

La lente décrépitude de l'univers Ultimate (depuis... la saga Ultimatum ?) semble inéluctable, irréversible : les ventes des trois séries (Ultimates, Ultimate Spider-Man et Ultimate X-Men) sont en berne, les équipes artistiques se succèdent sans retrouver le panache des grandes heures de la ligne (Mark Millar et Bryan Hitch, Brian Michael Bendis et Mark Bagley puis Stuart Immonen...). Je ne serais pas étonné qu'en 2014 Marvel arrête les frais, surtout que de récentes initiatives (comme le crossover Spider-Men ou l'arrivée de Monica Chang dans la nouvelle série Avengers A.I.) prouvent que les univers Ultimate et 616 sont de plus en plus poreux.
Cette  nouvelle mini-série Ultimate Iron Man démontre elle aussi à quel point cette gamme a perdu de son intérêt. En soi, ce n'est pas mauvais et d'ailleurs elle bénéficie d'une bonne équipe artistique : le scénariste Nathan Edmondson (auteur du brillant Who is Jake Ellis ? chez Image) conduit son récit avec un sens du rythme très assuré, l'intrigue n'est pas renversante et son dénouement est à la fois frustrant et précipité mais ça se lit sans ennui, explicitant des points du passé de Tony Stark et invoquant un "Ultimate Mandarin" avec astuce.

Graphiquement, l'italien Matteo Buffagni n'est pas maladroit non plus : dans les bonus de la revue (pour une fois que Panini en offre - ce qui n'est pas de trop pour un HS de 87 pages à 5,50 E...), on découvre qu'il compose ses planches avec un storyboard traditionnel avant de réaliser ses planches digitalement (dessin et encrage). Son point fort reste la composition, avec des plans et des séquences bien aérées et disposées, d'une lecture agréable. Il a cette aisance que possèdent beaucoup d'artistes italiens pour représenter les personnages, les décors, pour monter les scènes, même si c'est parfois un peu hésitant encore (et desservi par une colorisation très fade signée Andy Troy).

Seulement voilà, même si c'est plutôt bien fait, distrayant, rien n'est vraiment digne du cahier des charges originel de la gamme Ultimate : quand Millar et Bendis animaient cet univers en s'y autorisant tout ce qui n'était pas possible dans le 616 (morts de personnages emblématiques, politisation des intrigues, révision des rerlations entre les héros et leurs ennemis), bref, tout ce coté échevelé, débridé, décomplexé, inattendu et excitant (même si tout n'était pas toujours brillant), hé bien, tout cela a disparu.
Cette histoire aurait très bien pu se passer dans l'univers 616 sans problème, ou ne pas se passer du tout. C'est en définitive très quelconque, très sage - trop sage. Quel est l'objectif de cette mini-série ? En vérité, elle semble n'avoir été initié que pour accompagner la sortie du troisième film consacré à Iron Man, dans lequel il affronte... Le Mandarin. Et cette impression est renforcée par la rapidité exceptionnelle avec laquelle Panini a traduite cette histoire, dont la publication en vo s'est achevée en Mars, il y a juste un mois !
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Bilan : pas mal, mais très dispensable en fin de compte. L'Ultimate-verse sent le sapin...

dimanche 21 avril 2013

Critique 391 : NEXUS OMNIBUS VOLUME 1, de Mike Baron et Steve Rude


Nexus Omnibus Volume 1 rassemble les épisodes 1 à 3 (en noir et blanc) de la série Nexus, publiés par Capital Comics, et épisodes 1 à 11 (en couleurs), publiés par First Comics. 
Ces épisodes ont été édités entre 1981 et 1985, et ont été écrits par Mike Baron et dessinés par Steve Rude (avec Eric Shanower comme encreur à partir du #8).
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En 2481, sur la Lune Ylum (une des lunes de la planète Marlis), Horatio Hellpop alias Nexus est immergé dans un grand réservoir aux parois transparentes. Quand il en sort, il a une mission : abattre le responsable d'un génocide, qui se trouve sur la planète Konstatinow. Mais qui est Nexus ? Et pourquoi fait-il cela ?
Le père d'Horatio était un officier qui, en quittant sa planète natale en pleine insurrection contre so régime dictatorial, l'a détruite. Ayant trouvé refuge sur Ylum avec sa femme, il y élève son fils. Son épouse se perd dans les couloirs labyrinthiques du repaire où ils ont élu domicile, et peu après Horatio est sujet à de violentes migraines. Pour le soigner, son père l'immerge dans le "tank", ce fameux réservoir.
Le jeune garçon grandit et finit par découvrir la faute atroce commise par son père. Il va le tuer et endosser le nom, le costume et la fonction de Nexus, pour exécuter tous les autres responsables de crimes de guerres dans l'espace.
Sa réputation grandit rapidement, mais ce n'est pas qu'un tueur : il offre l'asile aux victimes des bourreaux qu'il traque, secondé par Dave et Tyrone (lequel n'aura de cesse d'instaurer sur Ylum une république digne de ce nom). 
Le phénomène prend une telle ampleur que Sundra Peale, une journaliste, se rend sur place pour dresser un portrait de Nexus. Elle receuille les témoignages des résidents. Son arrivée précède celle d'autres créatures comme Judah Maccabee, le fils de Dave, un autre exécuteur, ancien gladiateur ; Ursula X.X. Imada, diplomate-espionne de la Terre et ancienne partenaire de Sundra ; Clausius, un esclavagiste qui capture les "Têtes" pour utiliser leurs pouvoirs télékinésiques ; Jacques Bravo, son bras-droit, ancien lutteur et adversaire de Judah ; Badger, un aventurier excentrique ; ou encore Clonezone, un crocodile anthropomorphe qui se produit comme humoriste...
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Fils d'un officier génocidaire, Horatio Hellpop va, en devenant
Nexus, s'employer à traquer et exécuter les meurtriers de masse.

En 1983, l'arrivée de Nexus au milieu des superhéros de Marvel et DC est un événement. Avec ce format omnibus, l'éditeur Dark Horse permet aux nouveaux lecteurs de commencer par le début pour un prix attractif.

Nexus porte-t-il le poids d'une malédiction pointée par son oncle ?


Comment résumer Nexus ?
On pourrait d'abord dire qu'il s'agit des histoires de plusieurs personnages.
Il y a d'abord celle d'Horatio Hellpop, fils unique d'un officier génocidaire, né sur Ylum, et qui va devenir Nexus, le bourreau des criminels de masses dans l'univers. Tourmenté par des cauchemars lui désignant ses proies, il s'acquitte de sa mission non sans chercher à se délivrer de ce qu'il considère comme une malédiction, une charge pesante pour un homme. Il trouve un certain réconfort lorsqu'il rencontre et admet ses sentiments pour Sundra Peale. C'est exécuteur, certes, mais aussi celui qui offre un refuge, un asile ("asylum" = "As-Ylum"), aux victimes de ceux qu'il tue, sans pourtant avoir l'ambition d'être leur chef.
C'est aussi l'histoire de Judah Maccabbee, l'auto-proclamé "Hammer of God" ("marteau de Dieu"), créature simiesque, ancien gladiateur, bon vivant, aventurier, ami indéfectible, natif de la planète Thune.
C'est aussi l'histoire de Dave, le père de Judah, qui croyait avoir perdu son fils, et le bras-droit de Nexus, conseiller sage qui veille à ce que la communauté d'Ylum vive en harmonie. C'est le compas moral de la série. Sa situation et celle de son rejeton apparaissent comme le reflet positif de ce qui s'est passé entre Horatio et son géniteur.
C'est l'histoire de Sundra Peale, l'amante d'Horatio, une belle jeune femme au passé chargé (elle a fui sa famille pour s'engager dans l'armée puis, se faisant passer pour une reporter, a infiltré Ylum avant d'abandonner sa mission). Elle découvre à la fois l'amour avec Nexus mais aura aussi une liaison avec la féline Jil De Smoot.
C'est l'histoire d'Ursula X.X. Imada, sulfureuse et séduisante espionne, chargée de découvrir le secret du pouvoir de Nexus, d'arrêter la traîtresse Sundra, et qui, abusant d'Horatio, aura deux fils de lui, possédant apparemment ses capacités.
Et c'est encore l'histoire de Tyrone, réfugié sur Ylum dont il devient le premier président en profitant d'une absence de Nexus ; de Clonezone "the Hilariator" dont l'humour lui attire bien des problèmes... Et d'Ylum ell-même, ce satellite mystérieux, berceau d'une énergie incroyable, refuge d'une population croissante et bigarrée, théâtre de ces aventures.

Mais, peut-être plus que tout cela, c'est l'histoire de Mike Baron et de Steve Rude, deux jeunes auteurs qui en 1981 ont imaginé ces personnages, ces récits, en marge des grands éditeurs, des modes, rendant à la fois hommage à la science-fiction des années 50, aux comics du golden et silver age, explorant une réalité qu'ils avaient entièrement façonnée, réinventant les classiques avec l'audace des débutants. Ils ignoraient alors qu'ils créaient une icône de la bande dessinée américaine indépendante, dont ils produiraient plus de 100 épisodes pendant plus de trente ans. Mais les 14 premiers chapitres réunis dans cet ouvrage ont la valeur de témoignage et la qualité d'un grand comic-book, intelligent, divertissant, brillamment écrit et superbement dessiné.

Nexus, c'est d'abord un look, un design, qui nous ramènent à Flash Gordon d'Alex Raymond ou Magnus robot fighter de Russ Manning, des productions dont la naïveté et l'esthétisme sont rehaussées ici par un propos philosophico-politique plus subtil (à charge contre les dictatures mais aussi réflexions sur le châtiment à appliquer aux criminels de guerre et traitement des victimes).
Le costume de Nexus, près du corps, aux lignes épurées, peut faire croire à un énième récit super-héroïque dans l'espace, mais la vérité est plus trouble. Au-delà des voyages cosmiques, des excentricités narratives, des aliens, la production de Baron et Rude nous parle aussi bien des génocides, de la justice personnelle, de la punition divine, du négoce politique, de l'esclavagisme, de la sexualité plurielle, des envies corruptrices.
C'est cette profondeur qui fait la différence et élève ce comic-book au delà du simple divertissement, mais si sur cette partie-là aussi, c'est une réussite exemplaire, dont la lecture n'ennuie jamais, ponctuée par de l'humour, du romantisme et le sens de l'épique.
Les "Têtes pensantes", vouées à être des seconds rôles 
importants de la série.

Ces premiers épisodes se concentrent sur la situation d'Horatio Hellpop, ses préoccupations morales, ses devoirs sociaux, ses missions et l'interaction avec les personnages qui enrichissent la galerie de ses aventures. On découvre son enfance, ses tourments, l'ironie du sort qui fait de lui un tueur de tueurs de masses après avoir été le fils du responsable d'un génocide, l'amour qu'il découvre avec Sundra Peale, l'amitié avec Dave et Judah, etc. Mike Baron prend son temps mais chaque protagoniste est originalement présenté, richement développé, les rebondissements sont nombreux, le rythme alerte. Parfois même, une touche de poésie, une émotion troublante et poignante, surgissent au moment où on s'y attend le moins (comme lorsque Nexus laisse une de ses cibles, vieille femme résignée et lasse, se suicider plutôt que de la tuer). 
 Des combats aux mises en scène élaborées.

Cette narration au long cours, Baron l'emploie aussi pour souligner l'ambiguïté de son héros, l'impact de ses actions : il n'hésite pas à exécuter en public, à rompre toute relation avec la Terre (et le gouvernement galactique) pour sauver Sundra. Nexus est conscient de ce qu'il fait et en même temps ce chasseur est aussi une proie lui-même, obligé de se baigner régulièrement dans le "tank" pour apaiser les crises précédant une mission. On se pose alors la question de savoir si Horatio agit vraiment librement ou contraint par une force supérieure, s'il n'exécute pas pour lui-même survivre, s'il ne tue pas pour racheter la faute originelle de son père. Parfois aussi, il va abattre un criminel qui s'est retiré depuis longtemps, il est le juge et le bourreau : quelle est la justification morale de son acte alors ? Personnage passionnant parce que dérangeant et poignant, Nexus possède une dimension quasi-tragique.
Pourtant, alors que dans un premier temps, Baron s'attache à le décrire comme un héros ombrageux, solitaire, déterminé, doté de moyens matériels considérables (sur lesquels on n'a aucune explication), il devient plus nuancé ensuite en le représentant comme un être en proie au doute, souffrant de sa condition, et accueillant des réfugiés dans son antre, jusqu'à ce que l'un d'eux devienne président d'Ylum et ne le relègue (presque) au second plan dans la hiérarchie de ce monde !
 Nexus et le peuple d'Ylum : un asile de réfugiés rescapés 
où le héros n'est finalement plus chez lui.

En faisant de Nexus quasiment un invité dans sa propre maison, la série gagne en saveur et le personnage en humanité. Baron aborde légèrement la notion politique : Ylum est presque une démocratie et Horatio semble être plutôt de gauche, mais en même temps le régime que servait son père est clairement inspiré par la dictature communiste de Staline et la fonction de Nexus (avec la peine de mort à la fin) contrastent avec ces aspects libertaires.
Plus malin, Baron détourne de plus en plus, au fil de la progression de la série, les codes des comics super-héroïques, leurs clichés, comme les combats qui se règlent de manière inattendue avec une discussion philosophique ou un concours de rimes.

 Horatio Hellpop/Nexus et Sundra Peale...
 Sundra et Jil De Smoot...
Sundra et Ursula X.X. Imada :
les couples-phares de la série.

La question de la sexualité est aussi clairement traitée : Horatio est encore puceau quand il rencontre Sundra, Sundra est apparemment bisexuelle (sa relation avec Ursula le laisse penser, mais surtout elle aura une aventure sans équivoque avec Jil). Parfois, Baron est un peu moins léger quand il se sert, par exemple, de Judah Maccabee pour singer (c'est le cas de le dire) l'imagerie gay des films de gladiateurs, avec une virilité trompeuse. Mais, enfin, tout cela procède aussi d'une façon d'écrire assez osée pour ce genre de comics.
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Pour servir et sublimer ce feuilleton atypique, la série bénéficie également d'un dessinateur exceptionnel en la personne de Steve Rude.
Dès les premiers épisodes, un peu maladroits mais aux illustrations déjà prometteuses et d'un niveau étonnant, jusqu'au passage à la couleur et l'arrivée en renfort de son premier encreur (Eric Shanower, qui fera ensuite carrière comme scénariste et dessinateur), on note un prodigieux sens de la composition, un goût assuré pour des lignes claires, riches en détails, avec des décors minutieux, et un constant souci de lisibilité.
A l'époque, Rude a deux influences majeures, Andrew Loomis (dont le nom inspirera des personnages de la série par la suite) et Russ Manning (Magnus robot fighter) : ces parangons du dessin classique, élégant,  forgent à l'évidence l'esthétique rétro, en provenance des années 50, de la série.  Le résultat est magnifique, s'améliorant d'épisode en épisode, démontrant une exigence rare.

La colorisation de Les Dorscheid utilise une palette volontairement douce, des teintes pastels, quelquefois rehaussées par des parties plus vives en contrastes. Cela produit un climat lumineux, une ambiance solaire, en accord avec la sympathie que suscitent les personnages ou la dramatisation ponctuelle de certaines séquences.
La poésie surgit dans les moments les plus inattendus.

Steve Rude fait déjà preuve de son grand talent pour la chorégraphie des combats, sans en rajouter : le choix de ses cadres, l'efficacité de ses découpages, la maniaquerie avec laquelle il représente les ombres portées, joue sur la profondeur de champ, tout cela suffit pour hisser chaque scène au-delà de qu'on attend d'une production comme celle-ci (même si la contrepartie de tous ces efforts est que Rude ne livrera pas forcément tous ses épisodes régulièrement - compensant toutefois, parfois, par des chapitres doubles, de 40 pages).
Comme le disait Alex Toth, une autre de ses idoles, Rude est à la fois un chef décorateur imaginatif, un costumier inspiré : c'est un designer impressionnant, qui, chose rare, n'a jamais faiblit depuis ses débuts prometteurs. 
Le lecteur devient vite "addict" à ces atmosphères, cette galerie de créatures, ces péripéties, et c'est autant grâce à l'ingéniosité de Baron qu'à la virtuosité de Rude.

Judah Maccabee entraînera aussi Nexus
dans une délirante aventure où ils rencontreront
Badger.
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Mike Baron et Steve Rude posent les bases d'une série de science-fiction à tendance space-opéra qui aborde la question de la peine capitale de manière originale, avec un ton mariant bonne humeur et réflexions sur la nécessité d'un gouvernement, d'une justice, de l'importance de la philosophie, sur un mode discussion de discussion, plus que de quête de sens. 
Les épisodes suivants (12 à 25) sont réédités dans Nexus Omnibus Volume 2.Vivement !

lundi 15 avril 2013

Critique 390 : FABLES 17 - INHERIT THE WIND, de Bill Willingham et Mark Buckingham

Fables : Inherit The Wind est le 17ème tome de la série créée et écrite par Bill Willingham, rassemblant les épisodes 108 à 113, dessinés par Mark Buckingham (#108-112), Rick Leonardi, P. Craig Russel, Zander Cannon et Jim Fern, et Adam Hughes (#113), publiés en 2011-2012 par DC Comics dans la collection Vertigo.
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- Inherit the wind (# 108-111). Trois récits s'entrecroisent : d'abord, Rose Red, en compagnie de Bagheera, Clara et Maddy, reviennent à la Ferme pour s'assurer que le défunt et démoniaque Mr Dark n'a pas piégé l'endroit ; ensuite on suit le singe Bufkin avec Lily Martagon, Bungle, Sawhorse et Jack Pumpkinhead au royaume de Roquat le Rouge depuis lequel ils espèrent regagner la communauté des Fables sur Terre ; et enfin Snow White et Bigby assistent leurs six enfants parmi lesquels se trouve l'héritier de North Wind tandis que les trois autres Vents Cardinaux s'invitent dans la partie (avec le projet d'éliminer l'élu).
De son côté, Miss Spratt, qui se fait désormais appeler Leigh Duglas, s'entraîne pour accueillir le retour des Fables à New York dans le château de Mr Dark qu'elle entend bien venger...

- All in a single night (# 112). C'est la nuit de Noël et pour Rose Red l'heure d'honorer son engagement envers celle qui lui a redonné le goût de vivre. L'occasion d'une virée mouvementée avec le Père Noël et de rencontres troublantes (dont une avec un fantôme à l'aspect familier) : quel genre d'espoir la soeur de Snow White choisira-t-elle d'incarner parmi l'ordre des Paladins ?

- In those days (# 113). 4 courtes histoires expliquent comment les Fables ont pu rester si longtemps indétectables parmi le commun des mortels et avant leur guerre contre l'Adversaire. 4 contes sur les thèmes de la découverte du monde, le pouvoir, la mémoire et... Les porc-épic !
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Il s'est écoulé un an avant que je replonge dans la lecture de Fables, le temps que deux nouveaux recueils de la série soient publiés. Entretemps, sans véritable raison, je me suis éloigné du titre mais sans cesser d'en consulter les previews de chaque épisode. Je gardai donc de l'intérêt pour la série mais je suis allé voir ailleurs, le temps que l'envie redevienne trop forte pour résister à la lecture.
Fables a désormais dépassé les 100 épisodes, ce qui pour une publication alternative aux comics super-héroïques est un exploit, et cela sans décevoir (même si, évidemment, il y a eu parfois des chapitres, voire des arcs moins satisfaisants). La problématique qui se pose désormais est de savoir si Bill Willingham réussira à chaque fois à nous séduire et nous étonner, même si la matière dont il s'inspire a un potentiel apparemment inépuisable - encore faut-il savoir la transformer, la raffiner, la convertir en histoires intéressantes. Du coup, on attend chaque nouvel album avec une petite appréhension : la flamme est-elle encore là ? Ou tout cela ne va-t-il pas finir pas tourner en rond ?
Après le festival qui avait conduit au 100ème épisode et le dénouement spectaculaire du combat contre Mr Dark dans le tome 16 (Super Team), l'inquiétude était encore plus vive. Mais Willingham a su rebondir une nouvelle fois en se concentrant non pas sur une seule intrigue mais plusieurs (qui convergeront certainement dans un futur proche) : il s'agit à la fois d'évoquer le retour des Fables sur Terre, où les attend de pied ferme Ms Pratt, mais aussi de traiter le dossier de l'héritage du père de Bigby (qui a renoncer à lui succéder comme maître des vents du Nord - ce sera donc un de ses enfants), sans oublier le périple de Bufkin et sa bande dans le royaume d'Oz. 
Ces trois pistes narratives (quatre en comptant les scènes avec Ms Pratt, mais qui sont plus là pour préparer la suite), Willingham les développe sans jamais en perdre le fil, sans oublier de les rendre palpitantes, avec ce qu'il faut d'humour.
Tout n'est pas de qualité égale cependant : par exemple, les tribulations de la bande de Bufkin semblent plus là pour détendre l'atmosphère (même si la scène finale du #111 aboutit à un cliffhanger accrocheur) par rapport à l'histoire centrée sur la désignation de l'héritier de North Wind, avec les complots ourdis par les trois autres Vents Cardinaux. L'élu est d'ailleurs surprenant, totalement imprévisible, et permet de ramener dans la série deux personnages qui avaient quitté la scène au terme du #100.
Mais cette manière qu'a Willingham de jongler avec les temps forts et ceux plus faibles lui permet de toujours garder le lecteur en éveil et prouve sa détermination à n'abandonner aucun personnage, fusse-t-il un singe bleu en territoire hostile que les autres Fables considèrent mort. Bufkin gagne se galons de héros, acquiert une étonnante personnalité, et ses aventures sont autant de leçons sur le courage et la volonté de s'en sortir, de s'affirmer : c'est épatant, mais on finit pas vraiment se préoccuper de ce qui va lui arriver.
Ce qui se joue dans le château de North Wind démontre encore l'habileté de Willingham a déjouer l'attente des lecteurs, à ne rien céder à la facilité et à introduire de nouvelles menaces (sans que les héros s'en méfient forcément assez au départ). 
Enfin, son conte de Noël est également suffisamment troublant et énigmatique pour que Rose Red conserve son attrait et suggère de prochains rebondissements, d'autant qu'une silhouette familière se glisse l'épisode 112...
 

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Mark Buckingham dessine les 5 épisodes principaux (les 4 d'Inherit the wind et celui d'All in the single night), signant à nouveau (comme d'habitude, a-t-on envie de dire) de très belles planches. Il réussit toujours à animer les éléments fantastiques avec un naturel, une simplicité admirables, avec une constance remarquable. Son découpage s'est simplifié (dans la droite ligne de son inspiration "Kirby-esque"), avec dans les marges de ces pages des incrustations des visages des protagonistes, ce qui permet de situer immédiatement où l'action se passe.
Steve Leialoha se charge de l'encrage, suppléé occasionnellement par Andrew Pepoy ou Dan Green, sans qu'on sente une quelconque différence. Ensemble, avec le dessinateur, ils donnent une identité visuelle unique à la série, ses personnages, d'une humanité merveilleuse.
Plus que des scènes specatculaires, ce sont les moments d'intimité qui sont ici mis en valeur, notamment dans les séquences au château de North Wind, avec la famille de Snow White et Bigby, leurs enfants, les serviteurs du maître disparu.
Et puis bien sûr, comme toujours là aussi, les décors sont superbes - l'antre de Mr Dark est impressionnante, traîtée comme un personnage à part entière, aussi sinistre, menaçante que son défunt résident. 
 
On notera une évolution plus nette en ce qui concerne la colorisation de Lee Loughridge auquel Buckingham et ses encreurs laissent désormais le soin de peindre des fonds (forêts, montagnes enneigées, landes désertiques), ce qui ajoute au cachet de la série.

Pour le dernier épisode, le scénariste a invité des artistes à s'amuser avec lui. P. Craig Russell signe trois pages magnifiques, tout comme Adam Hughes. Les contributions de Zander Cannon avec Jim Fern ou Ramon Bachs avec Ron Randall sont, en comparaison, très faibles. Mais quatre histoires sont savoureuses.
 
 Adam Hughes dessine trois pages,
splendides of course !
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Un tome qui solutionne une intrigue mais en lance d'autres : la série est dans une phase transitoire mais prometteuse. Prochain arrêt : Cubs in Toyland (critique à venir sous peu)...


lundi 8 avril 2013

Critique 389 : JIM HENSON' S TALE OF SAND, de Jim Henson, Jerry Juhl et Ramon K. Pérez

Jim Henson's Tale of Sand est l'adaptation en bande dessinée d'un scénario de long métrage écrit par Jim Henson et Jerry Juhl, mis en images par Ramon K. Pérez, publié en 2011 par Archaia Studio Press (en 2012 pour la version française par les éditions Paquet).
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Le créateur (Jim Henson, à droite) et ses créatures (à gauche).

Parmi les créateurs américains les plus populaires et originaux de ces 40 dernières années, le nom de Jim Henson se distingue grâce à la renommée de ses programmes pour la télévision et le cinéma : il s'agit en effet de l'homme qui imagina des émissions telles que 1, Rue Sésame et le Muppets Show, connues des deux côtés de l'Atlantique.
Ces divertissements atypiques, qui ont séduit les plus jeunes et influencé d'autres divertissements (avec plus ou moins de bonheur...), ne constituaient pourtant que la partie visible du créateur.
Henson était passionné par le cinéma (on lui doit aussi Dark Crystal, co-réalisé avec Frank Oz, et Labyrinthe, co-produit avec George Lucas) : il fut nommé pour l'Oscar du meilleur court-métrage avec Time Piece en 1966, puis dirigea The Cube, un téléfilm expérimental pour la NBC en 1969.
De 1968 à 1974, avec son partenaire Jerry Juhl, Jim Henson développa Tale of Sand, un autre projet, qui était conçu comme à la fois la synthèse et le prolongement des deux précédents titres. Le refus des studios de produire une histoire aussi farfelue aboutit à son abandon et à l'archivage des versions du script, à tel point qu'en 1990, à la mort d'Henson, on crut celles-ci perdues.
C'est donc un petit miracle que de lire aujourd'hui ce récit complet adapté en bande dessinée.

Tale of Sand a connu une production laborieuse car la famille Henson - sa fille Lisa en particulier - et la compagnie qui gère ses oeuvres - par la voix de Karen Falk, l'archiviste - tenaient avec l'éditeur Archaia à respecter le travail original des auteurs tout en le transposant dans un autre média que celui auquel il était destiné.
La rencontre avec l'artiste Ramon K. Pérez, espagnol établi au Canada, et du coloriste Ian Herring allait permettre l'aboutissement de ce projet pour un résultat résolument étonnant, dont le succès critique (récompensé par 3 Eisner awards, un Joe Shuster award, et 2 Harvey awards notamment) et public a salué la réussite.
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Arrêtons-nous d'abord un instant sur le livre lui-même : c'est un bel objet, dont la version française est à la hauteur de la version originale (même si Paquet n'a pas conservé la couverture en moleskine). Le papier est d'une superbe qualité, la reprographie est exemplaire avec une restitution des couleurs et même du lettrage traduit fabuleuse (conformèment aux voeux de la Henson Company, certaines pages où le script apparaissait en arrière-plan n'a pas été traduit, mais ce n'est pas gênant). C'est une édition très classieuse qui égale (presque) celle de Pantheon Books avec des ouvrages comme Asterios Polyp et Habibi.
En prime, on a droit une préface de Karen Falk, des postaces de Lisa Henson et Craig Shemin (président de la Jim Henson Legacy) et d'une biographie de Ramon K. Pérez, avec des photos de la collection privée de Jim Henson et Jerry Juhl, un carnet de croquis de Pérez. Editorialement, Archaia (et Paquet en France) ont mis les petits plats dans les grands.
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Maintenant, que dire de l'histoire elle-même ? Le moins qu'on puisse dire est que c'est... Curieux, atypique, surréaliste. Tale of Sand ne ressemble à rien de connu et se détache totalement de la production mainstream américaine. On ne peut comparer son contenu qu'à quelques ovnis européens, le premier qui m'est venu à l'esprit étant Vitesse Moderne de Blutch. C'est décapant, déjanté, inclassable, et pourtant nourri d'influences, de références, typique d'un esprit des années 60, quand on pensait encore que l'art pouvait changer le monde ou l'interpréter de manière résolument iconoclaste.
C'est une bande dessinée "pop" (au sens musical, comme un album des Beatles post-Sgt Pepper par exemple), psychédélique par moments, un trip fascinant, éreintant, déroutant et jouissif : une vraie expérience.

Un bled perdu, une fête...
... Et dix minutes d'avance pour gagner un endroit.
Mais pourquoi ? Et contre quels dangers ?
Mac s'est engagé dans un périple fou,
dont il n'aura jamais la clé, ne saura jamais le fin mot.

S'identifier à un personnage de fiction (dans un roman, un film, une bd), c'est surtout partager ses sensations, éprouver les mêmes émotions que lui. De ce point de vue, il n'est pas difficile de s'attacher au protagoniste, car on est rapidement aussi confus et constamment aussi surpris qu'il peut l'être par l'enchaînement de situations qu'il traverse.

Mac sort littéralement de nulle part quand il arrive dans ce trou perdu où une fête bat son plein. Après avoir partagé une danse endiablée avec une jeune femme, au son d'un quatuor de jazz, qu'il est porté en triomphe par la population locale jusqu'au bureau du shériff. Celui-ci lui remet une carte avec un point à atteindre (mais le prévient ensuite de ne pas se fier à cette carte) puis un sac avec des provisions et une clé géante. Il a dix minutes d'avance une fois franchi la ligne blanche du départ de son voyage - il découvre ensuite vite qu'un homme le poursuit et lui tire dessus, mais peut-être moins pour le tuer que pour l'inciter à courir. Première des nombreuses menaces qu'il va rencontrer en parcourant des paysages désertiques, sauvages, hostiles, et croiser les individus les plus inattendus (une belle blonde à plusieurs reprises, un lion, un club de jazz - qui tient tout entier dans une cabane minuscule ! - , un requin dans une piscine, des mamies golfeuses, des arabes belliqueux et délirants, des joueurs de football américain fous, la cavalerie...).
Et quand il croira avoir rempli sa mission, Mac connaîtra un ultime rebondissement aussi absurde que cruel...
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Tale of Sand est entièrement bâti sur le phénomène de sidération : le lecteur est stupéfait comme le héros par ce qui se passe et devine vite qu'il n'y a aucune logique derrière ça. C'est une histoire sur l'aliénation de l'individu, qui, effectivement, prolonge les thèmes des deux premiers films de Jim Henson (Time Piece, où les délires d'un homme défilaient dans une succession de situations surréalistes, et The Cube, où un homme était prisonnier d'une chambre d'hôpital sans fenêtre dont il ne pouvait s'échapper mais où il recevait plusieurs visites) : ici, Mac est littéralement enfermé dehors, sommé de cavaler sans jamais s'arrêter, pouvoir se reposer, et sans comprendre pourquoi lui, à quelle fin.
La quasi-totalité de l'aventure se déroule sans dialogues, mais de nombreuses explosions la ponctuent. Tout cela comme autant de diversions, qui empêchent le lecteur et le héros de réfléchir. S'arrêter, c'est mourir, c'est renoncer, c'est courir (une autre course, mentale, dans la course, physique) le risque de ne pas avoir d'explication.
Lorsque l'action ralentit, que les personnages s'arrêtent et parlent, leurs échanges n'apportent rien : on n'est pas plus avancé sur le "pourquoi" de cette affaire, le "comment" Mac va s'en sortir, le "où" cela va-t-il nous mener. Jim Henson et Jerry Juhl semblent s'être inspirés du cinéma burlesque muet tout en l'assaisonnant d'angoisses existentielles mais sans les formuler par autre chose que la force des images. Et si Tale of Sand vous force à quelque chose, c'est bien avant tout à vous arrêter pour contempler la puissance visuelle à l'oeuvre.
Ensuite, c'est à vous de choisir si vous lisez l'histoire en espérant qu'elle débouchera sur une explication, une justification, ou pour la simple griserie esthétique qu'elle procure, ce mix débridé de comique et d'anxiété, d'invraisemblance et de questionnement.
Tale of Sand est une bande dessinée qui, par le biais du sensible (le sens visuel), interroge l'intelligible. Et cette interrogation aboutit à une frustration pour qui attendra un dénouement classique, rationnel. Mais, en même temps, qu'est-ce qui pourrait expliquer cette débauche de situations rocambolesques ? Le voyage est plus beau et intéressant que la destination, et l'absurdité cruelle de la fin confère à l'entreprise une forme circulaire qui donne envie de relire tout depuis le début, comme si on allait découvrir des indices, remarquer des détails signifiants. C'est habile, mais aussi diabolique car comme Mac qui court pour survivre, le lecteur lira et relira pour tenter de comprendre une histoire filant entre ses doigts comme une anguille.
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La vraie "star" du livre, c'est donc le dessin, et Ramon K. Pérez avec son coloriste Ian Herring (plus quelques complices comme Terry Pallot, Andy Belanger, Walden Wong, Nick Craine et Cameron Stewart pour l'encrage, et Jordie Bellaire et Kalman Andrasofszky pour la colorisation) ont accompli un travail extraordinaire. Pour beaucoup, j'imagine, comme pour moi, ce sera une révélation (et l'arrivée de Pérez dans l'équipe de dessinateurs de la série Wolverine et les X-Men, écrite par Jason Aaron, chez Marvel, sera l'occasion de suivre l'artiste dans une publication plus accessible et régulière).
Le plus impressionnant reste le sentiment que Pérez ne semble pas avoir ressenti la moindre pression devant ce projet. Il a parfaitement su traduire graphiquement la singularité du récit, pallier l'absence quasi-totale de dialogues, représenter les aspects les plus déjantés des situations. Mais il a aussi su ne pas se laisser subjuguer par l'histoire du projet, le fait de mettre en images le script perdu d'une icône du divertissement populaire américain destiné au cinéma.
Les planches sont sublimes, les personnages expressifs, le découpage virtuose, les couleurs éclatantes et intelligemment disposées pour valoriser chaque effet.
Esthétiquement, c'est un des comics les plus émérites que j'ai lu depuis Asterios Polyp, avec une réflexion sur le sens des images, leur défilement, leurs couleurs, cette relation entre le visuel et l'émotionnel. Même si ça ne va pas aussi loin que Mazzucchelli (dont le propos était, il est vrai, beaucoup plus profond et poignant), c'est tout de même remarquable de tenir une exigence formelle telle sur plus de 160 pages, sans jamais lasser, en offrant toujours une réaction à la hauteur du script.
Ce n'est pas seulement un livre spectaculaire et beau, mais surtout une bande dessinée remarquablement intelligente dans les réponses qu'elle apporte au récit qu'elle illustre, qui vous en fait ressentir la force, l'originalité, en les bonifiant.
Un livre d'images est agrèable quand ses images sont belles, mais il devient supérieur quand ses images disent quelque chose : Pérez présente ici une multitude de styles pour répondre à ce qu'Henson et Juhl racontent, évoquant les collages de l'art contemporain, reproduisant la police de caractère de Henson, agençant les cases avec un vrai travail de montage.
Tale of Sand parvient à invoquer l'esprit de Henson mais aussi d'autres auteurs aux langages aussi décorsetés, comme le gonzo-journalisme de Hunter S. Thompson, les expérimentations surréalistes, les récits cauchemardesques de William Burroughs, les trips cinématographiques de David Lynch ou les folies bricolées de Terry Gilliam (et par extension l'humour excentrique des Monty Python).

Compte tenu de tout cela, il n'est donc pas étonnant que le script de Jim Henson et Jerry Juhl n'ait jamais abouti à un long métrage de cinéma et ait été rejeté par les producteurs de l'époque (même si l'industrie vivait alors la révolution du "New Hollywood", qui a permis à des films audacieux et des cinéastes révolutionnaires d'émerger). Plus de 40 ans après, ce qu'ils nous racontent reste incroyablement bizarre, décalé, moderne, inclassable.
Mais cet échec a été en quelque sorte une bénédiction, une chance, car il a permis à une bande dessinée exceptionnelle de voir le jour, et on peut penser que c'est sous cette forme que cette histoire a trouvé son accomplissement, sans que des contraintes budgétaires l'amputent d'un seul élément important.
Ne passez vraiment pas à côté : c'est un ouvrage un peu cher (mais parfois il faut s'accorder une petite folie) mais l'investissement vaut le coup. Ce n'est pas tous les jours qu'on lit quelque chose comme ça, et c'est surtout une bande dessinée qui célèbre le pouvoir de la création, l'imagination, le média, et l'envie de lire

dimanche 7 avril 2013

LUMIERE SUR... CARMINE INFANTINO

R.I.P. Carmine Infantino (1926-2013).

 Batman #195
 Batman #199
 The Brave and The Bold #72
 Comet #1
 Detective Comics #363
 DC Special #1
 The Flash #174
 The Flash #175
 The Flash #176
 Showcase Presents The Trial of the Flash
 Justice League of America #56
 Justice League of America #57
Superman #199
Nova #21


lundi 1 avril 2013

Critique 388 : THE INCREDIBLE HULK vs. SUPERMAN, de Roger Stern et Steve Rude

The Incredible Hulk vs Superman est un crossover en un épisode écrit par Roger Stern et dessiné par Steve Rude, co-publié en 1999 par Marvel et DC Comics.
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Alors qu'à la télévision est diffusé un documentaire consacré à Hulk, Superman et son épouse, la journaliste Lois Lane se remémorent leur première rencontre entre le colosse de jade et l'homme d'acier.
Il y a plusieurs années, Lois Lane ignorait encore que Clark Kent était Superman et suivit le super-héros enquêtait sur une série de tremblements de terre dans le désert du Nouveau-Mexique visiblement causé par Hulk. Superman localise rapidement Hulk et tente, en vain, de le raisonner.
Ce que les deux surhommes ignorent, c'est que Lex Luthor négocie avec l'armée, et donc le général "Thunderbolt" Ross (ennemi de Hulk), l'usage d'un canon Gamma qui pourrait neutraliser le géant vert mais aussi tuer Superman...




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En 1999, DC et Marvel ont accepté de produire une série de crossovers mettant en scène leurs héros les plus populaires. Ce projet aboutit, entre autres, à ce Incredible Hulk vs Superman, un "one-shot" de 48 pages, écrit par le scénariste-vétéran Roger Stern et dessiné par Steve "the Dude" Rude, tous deux familiers des univers des deux éditeurs (Stern a aussi bien écrit Spider-Man que Superman - dont le mythique épisode où celui-ci épousa Lois Lane - et Rude est un fan du "silver age" et de ses maîtres comme Mike Sekowsky et Jack Kirby).
Ce n'était pas la première fois que les deux personnages s'affrontaient : souvenons-nous en 1981, dans Superman and Spider-Man, puis en 1996, dans les mini-séries DC vs Marvel. Mais, cette fois, ils tiennent vraiment les premiers rôles et, à part une simple image flash-back où figurent les Vengeurs, aucun autre super-héros n'intervient dans le récit. C'est aussi la chronique de leur première rencontre "officielle" que propose Stern, qui, par ailleurs, met en parallèle les origines des deux personnages au début de l'épisode (tous deux rescapés d'une explosion - celle de Krypton pour Superman, celle de la bombe Gamma pour Hulk - mais avec des conséquences opposées - l'éducation bienveillante reçue par Superman qui en a fait un héros apprécié, la persécution subie par Hulk qui en a fait un monstre en cavale).
Il y a un charme "old school" séduisant dans cette histoire, qui évoque les scénarios de Gardner Fox et Stan Lee, figures tutélaires de Roger Stern. Cette aspect nostalgique assumée tient au fait que l'action se situe précisément au début des la "carrière" des deux acteurs. Si on est client de cette ambiance rétro, c'est un régal, mais le résultat est suffisamment efficace et divertissant pour s'apprécier au-delà de ces clichés brillamment reproduits.
Stern n'oublie de convoquer aucun des seconds rôles attachés aux deux protagonistes : Lois Lane, Rick Jones, le général "Thunderbolt" Ross, Betty Ross, et même une apparition de Perry White, ils sont tous là, et surtout servent à faire progresser le récit, à alimenter les relations entre les deux "vedettes". 
De subtils détails indiquent l'époque comme la coiffure de Lois, le fait qu'elle ignore encore que Clark Kent est Superman, la complicité entre Rick Jones et Bruce Banner/Hulk, l'existence de Betty Ross (alors qu'elle est ensuite morte puis ressucitée). Stern a soigné son ouvrage sans jamais sacrifier au dynamisme de son pitch.
Certes, l'histoire est prévisible, très basique, mais ce n'est pas plus mal. Les deux combats entre Superman et Hulk sont jubilatoires, avec une pointe d'humour, et spectaculaires à souhait. Superman est décrit comme le boy-scout suprême, lisse, classique, et Hulk oscille entre la bête sauvage grommelant et son alter ego (Bruce Banner) en proie à la panique constante de libérer le monstre en lui, épris de Betty Ross. Difficile de faire la fine bouche : ça se lit tout seul. 
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Néanmoins, ne le cachons pas, la cerise sur le gâteau, le festin pour les yeux, restent les dessins de Steve Rude, comme toujours impérial. Il tient là une occasion supplémentaire de rendre hommage à son maître Jack Kirby (qui co-créa Hulk), et sa représentation du colosse de jade est magnifique, pleine de puissance.
"Son" Superman est également sensationnel, digne du dessin animé des Studios Fleischer (qui seront aussi sa référence pour la mini-série World's Finest, écrite par Dave Gibbons).
Son découpage mêle avec une classe folle et une énergie imparable des enchaînements spatiaux dans un seul plan et des séquences montées très simplement mais qui servent le script en soulignant sa fluidité. 

Al Milgrom, dessinateur très moyen mais très bon encreur, a accompagné Rude pour l'occasion et rend parfaitement justice à ses illustrations.
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Vous voilà informés : vous aimez Hulk ? Vous aimez Superman ? Vous aimez les bonnes vieilles bastons à l'ancienne ? Vous aimez (surtout) Steve Rude ? Lisez ça (dispo en vf dans la revue "Marvel Crossover" n°13 chez Marvel France, en 1999), vous serez comblés !