lundi 8 avril 2013

Critique 389 : JIM HENSON' S TALE OF SAND, de Jim Henson, Jerry Juhl et Ramon K. Pérez

Jim Henson's Tale of Sand est l'adaptation en bande dessinée d'un scénario de long métrage écrit par Jim Henson et Jerry Juhl, mis en images par Ramon K. Pérez, publié en 2011 par Archaia Studio Press (en 2012 pour la version française par les éditions Paquet).
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Le créateur (Jim Henson, à droite) et ses créatures (à gauche).

Parmi les créateurs américains les plus populaires et originaux de ces 40 dernières années, le nom de Jim Henson se distingue grâce à la renommée de ses programmes pour la télévision et le cinéma : il s'agit en effet de l'homme qui imagina des émissions telles que 1, Rue Sésame et le Muppets Show, connues des deux côtés de l'Atlantique.
Ces divertissements atypiques, qui ont séduit les plus jeunes et influencé d'autres divertissements (avec plus ou moins de bonheur...), ne constituaient pourtant que la partie visible du créateur.
Henson était passionné par le cinéma (on lui doit aussi Dark Crystal, co-réalisé avec Frank Oz, et Labyrinthe, co-produit avec George Lucas) : il fut nommé pour l'Oscar du meilleur court-métrage avec Time Piece en 1966, puis dirigea The Cube, un téléfilm expérimental pour la NBC en 1969.
De 1968 à 1974, avec son partenaire Jerry Juhl, Jim Henson développa Tale of Sand, un autre projet, qui était conçu comme à la fois la synthèse et le prolongement des deux précédents titres. Le refus des studios de produire une histoire aussi farfelue aboutit à son abandon et à l'archivage des versions du script, à tel point qu'en 1990, à la mort d'Henson, on crut celles-ci perdues.
C'est donc un petit miracle que de lire aujourd'hui ce récit complet adapté en bande dessinée.

Tale of Sand a connu une production laborieuse car la famille Henson - sa fille Lisa en particulier - et la compagnie qui gère ses oeuvres - par la voix de Karen Falk, l'archiviste - tenaient avec l'éditeur Archaia à respecter le travail original des auteurs tout en le transposant dans un autre média que celui auquel il était destiné.
La rencontre avec l'artiste Ramon K. Pérez, espagnol établi au Canada, et du coloriste Ian Herring allait permettre l'aboutissement de ce projet pour un résultat résolument étonnant, dont le succès critique (récompensé par 3 Eisner awards, un Joe Shuster award, et 2 Harvey awards notamment) et public a salué la réussite.
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Arrêtons-nous d'abord un instant sur le livre lui-même : c'est un bel objet, dont la version française est à la hauteur de la version originale (même si Paquet n'a pas conservé la couverture en moleskine). Le papier est d'une superbe qualité, la reprographie est exemplaire avec une restitution des couleurs et même du lettrage traduit fabuleuse (conformèment aux voeux de la Henson Company, certaines pages où le script apparaissait en arrière-plan n'a pas été traduit, mais ce n'est pas gênant). C'est une édition très classieuse qui égale (presque) celle de Pantheon Books avec des ouvrages comme Asterios Polyp et Habibi.
En prime, on a droit une préface de Karen Falk, des postaces de Lisa Henson et Craig Shemin (président de la Jim Henson Legacy) et d'une biographie de Ramon K. Pérez, avec des photos de la collection privée de Jim Henson et Jerry Juhl, un carnet de croquis de Pérez. Editorialement, Archaia (et Paquet en France) ont mis les petits plats dans les grands.
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Maintenant, que dire de l'histoire elle-même ? Le moins qu'on puisse dire est que c'est... Curieux, atypique, surréaliste. Tale of Sand ne ressemble à rien de connu et se détache totalement de la production mainstream américaine. On ne peut comparer son contenu qu'à quelques ovnis européens, le premier qui m'est venu à l'esprit étant Vitesse Moderne de Blutch. C'est décapant, déjanté, inclassable, et pourtant nourri d'influences, de références, typique d'un esprit des années 60, quand on pensait encore que l'art pouvait changer le monde ou l'interpréter de manière résolument iconoclaste.
C'est une bande dessinée "pop" (au sens musical, comme un album des Beatles post-Sgt Pepper par exemple), psychédélique par moments, un trip fascinant, éreintant, déroutant et jouissif : une vraie expérience.

Un bled perdu, une fête...
... Et dix minutes d'avance pour gagner un endroit.
Mais pourquoi ? Et contre quels dangers ?
Mac s'est engagé dans un périple fou,
dont il n'aura jamais la clé, ne saura jamais le fin mot.

S'identifier à un personnage de fiction (dans un roman, un film, une bd), c'est surtout partager ses sensations, éprouver les mêmes émotions que lui. De ce point de vue, il n'est pas difficile de s'attacher au protagoniste, car on est rapidement aussi confus et constamment aussi surpris qu'il peut l'être par l'enchaînement de situations qu'il traverse.

Mac sort littéralement de nulle part quand il arrive dans ce trou perdu où une fête bat son plein. Après avoir partagé une danse endiablée avec une jeune femme, au son d'un quatuor de jazz, qu'il est porté en triomphe par la population locale jusqu'au bureau du shériff. Celui-ci lui remet une carte avec un point à atteindre (mais le prévient ensuite de ne pas se fier à cette carte) puis un sac avec des provisions et une clé géante. Il a dix minutes d'avance une fois franchi la ligne blanche du départ de son voyage - il découvre ensuite vite qu'un homme le poursuit et lui tire dessus, mais peut-être moins pour le tuer que pour l'inciter à courir. Première des nombreuses menaces qu'il va rencontrer en parcourant des paysages désertiques, sauvages, hostiles, et croiser les individus les plus inattendus (une belle blonde à plusieurs reprises, un lion, un club de jazz - qui tient tout entier dans une cabane minuscule ! - , un requin dans une piscine, des mamies golfeuses, des arabes belliqueux et délirants, des joueurs de football américain fous, la cavalerie...).
Et quand il croira avoir rempli sa mission, Mac connaîtra un ultime rebondissement aussi absurde que cruel...
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Tale of Sand est entièrement bâti sur le phénomène de sidération : le lecteur est stupéfait comme le héros par ce qui se passe et devine vite qu'il n'y a aucune logique derrière ça. C'est une histoire sur l'aliénation de l'individu, qui, effectivement, prolonge les thèmes des deux premiers films de Jim Henson (Time Piece, où les délires d'un homme défilaient dans une succession de situations surréalistes, et The Cube, où un homme était prisonnier d'une chambre d'hôpital sans fenêtre dont il ne pouvait s'échapper mais où il recevait plusieurs visites) : ici, Mac est littéralement enfermé dehors, sommé de cavaler sans jamais s'arrêter, pouvoir se reposer, et sans comprendre pourquoi lui, à quelle fin.
La quasi-totalité de l'aventure se déroule sans dialogues, mais de nombreuses explosions la ponctuent. Tout cela comme autant de diversions, qui empêchent le lecteur et le héros de réfléchir. S'arrêter, c'est mourir, c'est renoncer, c'est courir (une autre course, mentale, dans la course, physique) le risque de ne pas avoir d'explication.
Lorsque l'action ralentit, que les personnages s'arrêtent et parlent, leurs échanges n'apportent rien : on n'est pas plus avancé sur le "pourquoi" de cette affaire, le "comment" Mac va s'en sortir, le "où" cela va-t-il nous mener. Jim Henson et Jerry Juhl semblent s'être inspirés du cinéma burlesque muet tout en l'assaisonnant d'angoisses existentielles mais sans les formuler par autre chose que la force des images. Et si Tale of Sand vous force à quelque chose, c'est bien avant tout à vous arrêter pour contempler la puissance visuelle à l'oeuvre.
Ensuite, c'est à vous de choisir si vous lisez l'histoire en espérant qu'elle débouchera sur une explication, une justification, ou pour la simple griserie esthétique qu'elle procure, ce mix débridé de comique et d'anxiété, d'invraisemblance et de questionnement.
Tale of Sand est une bande dessinée qui, par le biais du sensible (le sens visuel), interroge l'intelligible. Et cette interrogation aboutit à une frustration pour qui attendra un dénouement classique, rationnel. Mais, en même temps, qu'est-ce qui pourrait expliquer cette débauche de situations rocambolesques ? Le voyage est plus beau et intéressant que la destination, et l'absurdité cruelle de la fin confère à l'entreprise une forme circulaire qui donne envie de relire tout depuis le début, comme si on allait découvrir des indices, remarquer des détails signifiants. C'est habile, mais aussi diabolique car comme Mac qui court pour survivre, le lecteur lira et relira pour tenter de comprendre une histoire filant entre ses doigts comme une anguille.
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La vraie "star" du livre, c'est donc le dessin, et Ramon K. Pérez avec son coloriste Ian Herring (plus quelques complices comme Terry Pallot, Andy Belanger, Walden Wong, Nick Craine et Cameron Stewart pour l'encrage, et Jordie Bellaire et Kalman Andrasofszky pour la colorisation) ont accompli un travail extraordinaire. Pour beaucoup, j'imagine, comme pour moi, ce sera une révélation (et l'arrivée de Pérez dans l'équipe de dessinateurs de la série Wolverine et les X-Men, écrite par Jason Aaron, chez Marvel, sera l'occasion de suivre l'artiste dans une publication plus accessible et régulière).
Le plus impressionnant reste le sentiment que Pérez ne semble pas avoir ressenti la moindre pression devant ce projet. Il a parfaitement su traduire graphiquement la singularité du récit, pallier l'absence quasi-totale de dialogues, représenter les aspects les plus déjantés des situations. Mais il a aussi su ne pas se laisser subjuguer par l'histoire du projet, le fait de mettre en images le script perdu d'une icône du divertissement populaire américain destiné au cinéma.
Les planches sont sublimes, les personnages expressifs, le découpage virtuose, les couleurs éclatantes et intelligemment disposées pour valoriser chaque effet.
Esthétiquement, c'est un des comics les plus émérites que j'ai lu depuis Asterios Polyp, avec une réflexion sur le sens des images, leur défilement, leurs couleurs, cette relation entre le visuel et l'émotionnel. Même si ça ne va pas aussi loin que Mazzucchelli (dont le propos était, il est vrai, beaucoup plus profond et poignant), c'est tout de même remarquable de tenir une exigence formelle telle sur plus de 160 pages, sans jamais lasser, en offrant toujours une réaction à la hauteur du script.
Ce n'est pas seulement un livre spectaculaire et beau, mais surtout une bande dessinée remarquablement intelligente dans les réponses qu'elle apporte au récit qu'elle illustre, qui vous en fait ressentir la force, l'originalité, en les bonifiant.
Un livre d'images est agrèable quand ses images sont belles, mais il devient supérieur quand ses images disent quelque chose : Pérez présente ici une multitude de styles pour répondre à ce qu'Henson et Juhl racontent, évoquant les collages de l'art contemporain, reproduisant la police de caractère de Henson, agençant les cases avec un vrai travail de montage.
Tale of Sand parvient à invoquer l'esprit de Henson mais aussi d'autres auteurs aux langages aussi décorsetés, comme le gonzo-journalisme de Hunter S. Thompson, les expérimentations surréalistes, les récits cauchemardesques de William Burroughs, les trips cinématographiques de David Lynch ou les folies bricolées de Terry Gilliam (et par extension l'humour excentrique des Monty Python).

Compte tenu de tout cela, il n'est donc pas étonnant que le script de Jim Henson et Jerry Juhl n'ait jamais abouti à un long métrage de cinéma et ait été rejeté par les producteurs de l'époque (même si l'industrie vivait alors la révolution du "New Hollywood", qui a permis à des films audacieux et des cinéastes révolutionnaires d'émerger). Plus de 40 ans après, ce qu'ils nous racontent reste incroyablement bizarre, décalé, moderne, inclassable.
Mais cet échec a été en quelque sorte une bénédiction, une chance, car il a permis à une bande dessinée exceptionnelle de voir le jour, et on peut penser que c'est sous cette forme que cette histoire a trouvé son accomplissement, sans que des contraintes budgétaires l'amputent d'un seul élément important.
Ne passez vraiment pas à côté : c'est un ouvrage un peu cher (mais parfois il faut s'accorder une petite folie) mais l'investissement vaut le coup. Ce n'est pas tous les jours qu'on lit quelque chose comme ça, et c'est surtout une bande dessinée qui célèbre le pouvoir de la création, l'imagination, le média, et l'envie de lire

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