mercredi 31 octobre 2018

LUMIERE SUR... TOM FOWLER

 Tom Fowler

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Encore un projet fou qui aurait mérité d'être concrétisé... Nous sommes en 2009 et le dessinateur Tom Fowler termine la mini-série Mysterius the Unfathomable écrit par Jeff Parker, publiée par DC Comics. Les deux hommes se sont si bien entendus qu'ils "pitchent" un crossover du tonnerre à l'éditeur : une aventure entre Tom Strong, le "héros de la science" créé par Alan Moore et Chris Sprouse, et The Spirit, le détective masqué imaginé par Will Eisner.


Parker est un fin connaisseur de l'histoire des comics, il a même été proche d'Alex Toth, et sa bibliographie regorge de versions de héros du golden et silver ages revisités (Agents of Atlas, Flash Gordon...). On suppose qu'en voulant réunir Tom Strong et the Spirit, il en profitera pour saluer la démarche d'Alan Moore et Chris Sprouse, dont le personnage est une déclinaison de Doc Savage, et qu'il se fendra d'un hommage au génial fondateur que fut Will Eisner.


Hélas ! cette idée alléchante ne vivra qu'un mois, le temps pour Tom Fowler de dessiner quelques model sheets. A cette époque en effet, DC abandonne les droits d'exploitation du Spirit, juste après les épisodes que réalisera un autre grand maître, le regretté Darwyn Cooke.


Quant à savoir ce qu'en aurait pensé Alan Moore... On sait l'auteur britannique en froid depuis des lustres avec DC, bien qu'à présent il ne désire plus s'exprimer sur l'utilisation de ses personnages par l'éditeur (comme en témoigne son mutisme au sujet de l'actuel Doomsday Clock de Geoff Johns et Gary Frank, avec l'intégration officielle des Watchmen au DCU). Pourtant, entre les mains expertes de Parker et Fowler, il pouvait être rassuré sur l'emploi de Tom Strong.


Fowler a dévoilé récemment ses croquis, sans préciser davantage le contenu de l'histoire de Parker. Mais en voyant ces images, on regrette que cette rencontre entre Tom Strong et The Spirit n'ait pas eu lieu...

PERSONAL SHOPPER, d'Olivier Assayas


Vous aimez les films de fantômes (ce qui est de circonstance en ce moment où on fête Halloween) ? En voici un qui sort de l'ordinaire. Pas de spectre effrayant à l'horizon pourtant, mais une ambiance soignée, intense, et des démons intérieurs, puissants, flippants, avec un zeste de mélancolie poignante. Personal Shopper d'Olivier Assayas est un film sur le deuil qui vous prend aux tripes, joue avec vos nerfs, ressuscitant un fantastique "à la française" digne de Georges Franju. Et qui donne un de ses plus rôles à Kristen Stewart.

 Maureen (Kristen Stewart)

Maureen, 27 ans, vient de perdre son frère jumeau, Lewis, victime d'un infarctus causé par une malformation cardiaque dont elle est aussi atteinte. Respectant le serment qu'ils s'étaient faits, elle cherche depuis à entrer en contact avec l'esprit du défunt dans la maison où il habitait et avait son atelier d'ébéniste, et que souhaite acquérir un couple d'amis, pourtant craintifs à l'idée que la demeure soit hantée.

Hugo (Lars Eidinger)

Pour gagner sa vie, Maureen exerce la profession de "personal shopper", qu'elle n'apprécie guère, qui consiste à acheter des vêtements et des bijoux que portera Kyra, une mannequin, lors de ses apparitions publiques. Elle fait ainsi la connaissance de Hugo, le prétendant délaissé de cette dernière, qui est également intéressé par ces questions de vie après la mort. 

Qui envoie ces mystérieux SMS ?

Peu après, à l'occasion d'un déplacement professionnel à Londres, Maureen commence à recevoir de mystérieux SMS d'un correspondant anonyme qui semble la suivre et anticiper ses mouvements. Un dialogue s'engage entre eux où il parvient à découvrir les secrets intimes de la jeune femme, notamment quand elle brave l'interdit de Kyra en essayant ses vêtements avant elle. Troublée, Maureen croit un moment qu'elle discute avec Lewis et accepte même un rendez-vous dans un palace parisien - mais personne ne l'y rejoint.

Dans la peau d'une autre...

Alors qu'elle s'est confiée à sa belle-soeur, Lara, Maureen découvre, horrifiée, Kyra, sauvagement assassinée. Bien qu'elle pense d'abord que ce meurtre soit d'origine surnaturelle, elle ne le dit pas à la police qui l'interroge.  Peu après, Hugo est arrêté et reconnu coupable à la fois du crime mais aussi du harcèlement téléphonique contre Maureen. 

Lara (Sigrid Bouaziz)

Bouleversée, Maureen décide de partir au Maroc retrouver son fiancée, Gary, dans un endroit retiré, pour s'y ressourcer. Là-bas, elle entre enfin en contact avec l'esprit de Lewis, qui lui confirme être désormais en paix. Mais sans qu'elle sache s'il va la laisser tranquille à présent...

"Es-tu en paix ?"

Personal Shopper démarre en quelque sorte là où Sils Maria (2014), le précédent film d'Olivier Assayas, s'achevait, comme s'il en était la continuation. L'héroïne est à nouveau l'assistante d'une star (une mannequin à la place d'une comédienne) qui prépare ses apparitions publiques. Et d'apparitions, il en est souvent question dans cette histoire qui interroge la manière dont on survit à la perte d'un être cher (un frère jumeau en l'occurrence) et, si son esprit se manifeste, est-ce avec bienveillance ou pour nous tourmenter.

Maureen est hantée par ces questions au point qu'elle y abandonne une partie importante de son existence. Là encore, il faut considérer ce dévouement sur plusieurs niveaux car la jeune femme ne fait pas qu'attendre, fébrilement, désespérément un signe de son frère, elle s'emploie activement à satisfaire les caprices d'une it-girl, qui ne lui témoigne aucune reconnaissance. Pour l'héroïne, atteinte de la même malformation cardiaque qui a été fatale à son frère, le danger pour sa santé (il lui faut éviter les efforts physiques comme les émotions fortes) s'oppose à son désir éperdu de communiquer avec un improbable fantôme et à l'accomplissement de son job, même si elle le déteste.

Ce malaise est encore plus souligné lorsque l'intrigue bascule dans un étrange thriller via le dialogue trouble et troublant entre l'expéditeur anonyme de SMS et Maureen, au point qu'elle croit d'abord que c'est frère qui les lui envoie. Assayas alimente savamment le doute et suscite une tension dramatique efficace sans jamais quitter son personnage principal, de telle manière qu'on partage facilement ses doutes, ses attentes, sa confusion, tout en étant témoin de son intimité. Cette jeune femme qui veut tant établir le contact avec un disparu s'oublie en se glissant littéralement, mais en secret, dans la peau de son employeuse, en enfilant ses vêtements. Bravant un interdit, elle y puise un plaisir sensuel comme en témoigne cette scène où elle se masturbe dans les habits de la créature qu'elle semble alors autant envier que mépriser : moment suspendu, sans racolage.

Une fois l'aspect policier résolu (une partie du récit qui peut dérouter mais qui est très efficace), le calme le dispute au bouleversement : Kyra tuée, Hugo arrêté, l'esprit de son frère absent, Maureen a-t-elle gagné la paix ? Le dénouement ne donne pas de réponse franche, et cette irrésolution, ainsi que la manière économe de représenter les fantômes, est certainement ce qui a irrité le public du festival de Cannes - mais, en revanche, séduit son jury, qui a décerné le prix de la mise en scène à Assayas.

Un prix d'interprétation pour la prestation vibrante, fiévreuse, magnétique, de Kristen Stewart n'aurait pas été volé non plus : l'actrice poursuit son parcours exigeant avec brio et son réalisateur la filme avec une fascination évidente.

C'est que Personal Shopper se lit aussi comme un portrait passionné de celle qui est le coeur de cette oeuvre étrange et belle, atypique, à la croisée de plusieurs genres. Il faut souhaiter que le cinéaste et sa muse poursuivent leur fructueuse collaboration.

mardi 30 octobre 2018

CHARLOTTE IMPERATRICE, TOME 1 : LA PRINCESSE ET L'ARCHIDUC, de Fabien Nury et Matthieu Bonhomme


"Lourde est la tête qui porte la couronne." : cette phrase de Shakespeare, citée par Maximilien d'Autriche dans ce tome 1 de Charlotte Impératrice, pourrait aussi bien convenir aux auteurs de cette nouvelle série (qui comptera trois autres volumes). En effet, le scénariste Fabien Nury et le dessinateur Matthieu Bonhomme sont tous deux au sommet de leur art et de leur popularité et doivent relever le défi de se renouveler sans décevoir. Ils le tentent en dressant le portrait d'une héroïne méconnue de l'Histoire du XIXème siècle, avec un indéniable sens du romanesque.


1859. Elle a seize ans, elle est belge et belle, veut se marier à un roi : ainsi est Charlotte de Belgique, courtisé par le prince Pierre du Portugal. Mais à qui elle va pourtant, contre toute attente, préférer un outsider en la personne de Maximilien d'Autriche. Lequel présente l'avantage d'appartenir à la puissante famille des Hasbourg.


Il est grand, adore les papillons, il est aussi prétentieux, hautain et doté d'un incroyable bagout : tel est Maximilien. Le cadet de François-Joseph et beau-frère d'Elizabeth (la fameuse "Sissi") est surtout un vaurien et le père et les frères de Charlotte s'en méfient.


Malgré tout, ils ne s'opposent pas à leur mariage. Mais le conte de fée sera bref. Charlotte découvre vite la nature paresseuse et le manque d'égards de son époux, qui est expédié en Lombardie-Vénétie pour y occuper un poste honorifique, dans le palais de Trieste, Miramar, aux allures de prison dorée.
   

Maximilien découche pour fréquenter les bordels en compagnie de son vieil ami, Charles de Bombelles (un conseiller militaire des Hasbourg), qui ne verrait aucun inconvénient à donner un héritier à Charlotte à la place de son mari. Le grossier personnage est remis en place par un des frères de la jeune femme qui en profite pour remplacer leur majordome par un homme de confiance, Félix Eloin.


Suite à une maladie attrapée au contact d'une prostituée, Maximilien est stérile. Sa situation est encore compromise par la défaite cuisante essuyée par les autrichiens contre les sardes menés par Napoléon III à Solférino. Pourtant, une issue va se présenter de fort loin quand une délégation du Mexique demande à Maximilien de venir administrer leur pays en proie à une guerre civile.


Maximilien, poussé par Charlotte qui voit là un moyen d'échapper à Miramar, s'arrange avec Napoléon III, qui veut se désengager au Mexique sans perdre la face. Le marché sidère la famille de Belgique mais Charlotte devient de fait impératrice d'un pays dont les édiles ont voté un référendum à la place du peuple qui, lui, reste acquis à Benito Juarez, le révolutionnaire préparant sa revanche en coulisses...

Ces deux-là se tournaient autour depuis un moment tout en étant chacun bien occupés. Puis, il y a un peu plus d'un an, Fabien Nury annonçait que, enfin, Matthieu Bonhomme dessinait son nouveau script - un engagement longue durée puisque le projet compterait quatre tomes. Leur sujet : l'histoire de Charlotte de Belgique, éphémère impératrice du Mexique.

Le mieux, quand on est auteur à succès (comme Nury avec Tyler Cross, Il était une fois en France, Silas Corey ; Bonhomme avec Esteban, Texas Cowboys, L'homme qui tua Lucky Luke), c'est encore souvent de revenir par là où on ne vous attend pas. Même si le scénariste et le dessinateur ne sont pas des débutants dans le cadre du récit historique, retracer l'existence de Charlotte restait une curiosité.

On connaît peu cette jeune femme, contemporaine d'Elizabeth d'Autriche, sa belle-soeur, elle-même réputée grâce aux films Sissi, incarnée par Romy Schneider ; et donc on pouvait craindre une biographie surannée et fleur bleue. Il n'en est rien et ce premier tome se charge de montrer en 72 pages l'évolution rapide d'une oie blanche en épouse bafouée et en tacticienne déterminée.

L'aventure, comme les prochains épisodes la décriront, s'est très mal finie, ce n'est pas un spoiler (Maximilien finira fusillé, Charlotte rentrera en Europe et mourra folle). Nury, un auteur fiévreux et passionnée par les destins tragiques comme par la narration en bande dessinée, a trouvé là une héroïne qui ne pouvait que le séduire. Il la raconte avec pourtant tendresse, dès la première scène lorsque, petite fille, on la force à aller embrasser sa mère morte dans son lit, puis ensuite encore adolescente quand elle se laisse charmer par Maximilien, espionnée par les jardiniers de son père à l'affût des réactions des tourtereaux.

Le couple se forme et suscite l'inquiétude du roi des belges, même si le précepteur de Charlotte, trahissant sans scrupules le secret de la confession, le tient au courant de l'évolution de leurs sentiments. Puis c'est le mariage en grandes pompes, avec un regard furtif et troublé de Charlotte en voyant son père dépité.

A partir de là, la tonalité du récit change sensiblement : Nury excelle à créer le malaise dans des moments-clés (la nuit de noces dénuée de tout romantisme, la froideur de la rencontre avec Elizabeth, la présence vicelarde de de Bombelles). D'abord désarmée, Charlotte comprend que les dés sont pipés, elle s'est unie à un pantin, pour qui son frère n'a aucune considération, et dont la vanité l'emporte sur ses mérites. L'installation à Trieste dans un palais devient un séjour dans une cage dorée que la défaite autrichienne à Solférino contre l'armée de Napoléon III vient entériner. Maximilien est tenu pour responsable de la débâcle car son frère ne veut pas perdre la face.

Il croira tenir sa revanche avec la supplique des notables mexicains mais se fera piéger par le même Napoléon III, qui l'appuie pour mieux se retirer d'une guerre ruineuse. Charlotte parie pourtant sur cet exil afin de fuir l'Italie et s'inventer un destin : c'est une femme confiante et altière qui est acclamée au Mexique. Une page vient de se tourner.

Pour soutenir une narration foisonnante, où Nury use de la correspondance entre le roi des belges avec sa fille et son percepteur tout en déroulant la romance avec Maximilien et les intrigues politiques, Matthieu Bonhomme a dû s'employer à découper de manière subtile pour que la lecture reste fluide.

Comme il est lui-même un conteur aguerri et un artiste surdoué, il se sort de tous les pièges avec une maîtrise ébouriffante. On peut même dire qu'il y trouve une liberté inattendue, osant par exemple une double-page somptueuse ici (pour le mariage), une autre entièrement en silhouettes (la nuit de noces), et soutenant par le simple brio d'illustrations le texte parfois abondant (l'arrivée en Italie) ou résumant en une image l'horreur de la guerre (le champ de bataille de Solférino).

D'habitude, Bonhomme emploie une technique qui consiste à dessiner un crayonné très poussé puis encrer sur un calque (ce qui lui permet de conserver le dessin initial et de ne pas gommer). Mais cette fois, il a travaillé à l'ancienne en procédant toujours à une première version très élaborée (au crayon et au porte-mine) puis en passant à l'encre (avec une plume et des pinceaux) directement sur la planche. Le résultat est époustouflant de finesse et d'élégance, avec une attention amoureuse portée à Charlotte tandis que l'allure même de Maximilien devient grotesque et piteuse.

Les couleurs d'Isabelle Merlet, en à-plats, favorisent les ambiances générales : chaque scène a sa lumière, tantôt chatoyante, tantôt sombre, mais étonnamment semblable à ce que fait Bonhomme quand il assume lui-même ce rôle. On devine que, comme lui, elle a adapté sa palette par rapport aux documents d'époque (le dessinateur a avoué s'être largement inspiré des revues "people" d'alors). La cruauté de l'histoire est rehaussée par des tons solaires qui tour à tour révèlent le sordide, le pathétique de Maximilien et la revanche de Charlotte.

On peut difficilement ne pas être conquis par ce premier tome. La suite est attendue pour 2019.

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Après les roses, les épines : je veux en profiter pour pousser un petit coup de gueule.

Charlotte impératrice bénéficie de deux versions : l'album normal, que je viens de critiquer, et une édition noir et blanc, produite par les Editions Black & White. Cette dernière est vendue au prix exorbitant de 200 Euros, avec en prime un cahier de croquis de Matthieu Bonhomme.

Pourquoi suis-je énervé ? Entendons-nous bien : chaque lecteur est libre d'acquérir une BD au prix qu'il le souhaite, dans la mesure de ses moyens. Donc si vous êtes capable de débourser 200 Euros pour un album, tant mieux. Mais ce n'est pas ma conception de la BD, que j'ai toujours préférée comme un média abordable, démocratique, et dont le contenu serait le même pour tous.

Ce qui m'agace là-dedans, c'est le cahier de croquis en bonus, réservé à de riches aficionados, mais apparemment indigne d'être partagé avec des fans qui n'ont pas la bourse assez pleine pour acquérir un livre ruineux. Pourquoi Dargaud n'a-t-il pas publié au moins une partie des croquis de Bonhomme dans l'édition courante de ce tome 1, histoire que chacun profite de ce supplément et admire le travail préparatoire du dessinateur ?

Par ailleurs, si j'ai toujours défendu un dessin qui devait être suffisamment bon en noir et blanc, j'ai en horreur cette mode qui veut qu'on commercialise des versions en noir et blanc pour de soi-disant puristes. C'est déconsidérer les efforts des coloristes, dont l'apport est aussi important que les autres auteurs du livre. Lorsqu'une oeuvre n'est pas conçue pour être uniquement en noir et blanc, je ne vois pas de raison de la "décoloriser" pour séduire des collectionneurs qui ne jurent que par le noir et blanc. Quand je note l'excellence de la contribution d'Isabelle Merlet ici, je pense aussi à l'initiative de DC et Urban Comics qui ont publié (entre autres) une version N&B de Batman : Year One alors que Richmond Lewis a produit ce qui reste un chef d'oeuvre de colorisation.

Ce n'est pas en procédant de la sorte que la BD, média hyper-concurrentiel, avec pléthore de titres, et des conditions précaires pour nombre d'auteurs, gagnera de nouveaux lecteurs. En se faisant élitiste, elle s'éloigne de sa nature populaire pour ne contenter qu'une niche de fans friqués et snobs. 

lundi 29 octobre 2018

BARRY SEAL : AMERICAN TRAFFIC, de Doug Liman


Il est rare de voir un biopic traité sous la forme d'une comédie, et c'est pourquoi la démarche de Doug Liman pour raconter la vie de Barry Seal est étonnante et réjouissante (même si ça finit mal). Incroyable mais vrai (même si le scénario prend quelques libertés), ce récit permet aussi de retrouver Tom Cruise dans un registre où il excelle, mais où bien peu de cinéastes l'utilisent.

 Monty Schafer et Barry Seal (Domnhall Gleeson et Tom Cruise)

1978. Pilote de ligne pour la compagnie TWA, Barry Seal est recruté par l'agent de la CIA Monty Schafer qui sait qu'il fait passer en douce aux Etats-Unis des cigares cubains malgré l'embargo. La mission qu'il lui confie : effectuer des vols de reconnaissance au-dessus de Cuba et prendre des photos grâce à une caméra embarquée. Barry accepte mais le cache à sa femme, Lucy, en lui racontant qu'il a obtenu une promotion.

Schafer et Seal

Années 80. Schafer confie à Barry du courrier pour le général Noriega en Panama. Mais durant une de ses expéditions, Barry est capturé par le cartel de Medellin qui lui commande de livrer de la cocaïne en Louisiane à bord de son avion. La CIA ferme les yeux sur cette activité mais pas la DEA. Aussi pour protéger les Seal, Schafer les fait déménager à Mena dans l'Arkansas.

Barry Seal et les Contras nicaraguayens

Schafer demande à présent à Barry de livrer des armes aux Contras du Nicaragua basés au Honduras. Barry réalise vite que ces révolutionnaires ne prennent pas leur leur mission au sérieux, préférant s'enrichir rapidement grâce aux américains. Il leur propose un deal juteux consistant à revendre les armes au cartel de drogues en se partageant le butin. Pendant ce temps, la CIA installe à Mena une base d'entraînement pour les Contras mais la plupart s'en enfuit dès leur arrivée.

Barry et Lucy Seal (Tom Cruise et Sarah Wright)

Barry amasse très vite une telle fortune qu'il est obligé d'enterrer l'argent dans des valises au fond de son jardin. Il embauche d'autres pilotes pour l'accompagner en mission et commence à consommer de la cocaïne pour supporter les cadences infernales que lui imposent la CIA, les cartels et les Contras. Son beau-frère, un bon à rien, JB, surgit sur ces entrefaites et devine vite les manigances de Barry. Il se fait arrêter avec une valise pleine de billets par les shérif Downing de Mena. Barry le fait libérer sous caution et l'envoie à Bora Bora mais JB cherche à lui extorquer plus d'argent en menaçant de le dénoncer aux autorités. Il sera tué dans l'explosion de sa voiture sur ordre de Jorge Ochoa.
Barry et Schafer

Cet incident va sonner la fin des festivités. La CIA stoppe le programme et lâche Barry. Il est arrêté à la fois par la DEA, l'ATF et la police de l'Etat d'Arkansas. Pour échapper à un procès et à la prison, Barry conclut un arrangement avec le gouvernement qui veut des preuves photographiques du trafic de drogues des Sandinistes liés au cartel de Medellin. Les clichés servent à une propagande contre le Nicaragua et expose Barry publiquement. 

La DEA, l'ATF et la police d'Etat arrêtent Barry

SEal écope finalement d'une peine de mille heures de travaux d'intérêt général. Sa femme le quitte et il est obligé de dormir chaque nuit dans un motel différent. Cela n'empêchera pas des assassins envoyés par Pablo Escobar de le tuer. La CIA détruit tous les documents qui le relie à lui mais l'agence sera quand même éclaboussée par le scandale des révélations établissant les relations entre l'Iran et les Contras.

Tom Cruise et le vrai Barry Seal

Gary Spinelli a initié le projet de ce long métrage en découvrant l'existence de Barry Seal et ses rapports avec les autorités dans les années 70-80 : un sujet en or, tellement énorme et romanesque qu'il fournissait un matériau formidable pour un biopic qui est aussi un récit d'aventures, le portrait d'un pantin et une critique politique.

Mais le coup de génie du scénariste aura été de traiter cela sous la forme d'une comédie, un choix validé par le réalisateur Doug Liman. En cela, le résultat évoque les oeuvres de Billy Wilder par leur ironie mordante : on assiste au parcours du héros avec stupéfaction tout en s'amusant et en appréciant que personne ne soit épargné - ni le personnage principal qui passe de gentil gogo heureux d'échapper à une sanction à véritable escroc et complice en passant par ses multiples commanditaires et complices, sans oublier quelques contrariétés ponctuelles.

Soit donc la trajectoire météorique d'un pilote de ligne qui fait passer des cigares cubains en loucedé malgré l'embargo américain, repéré par la CIA qui lui offre l'impunité contre de menus services. Il s'agit à l'époque d'espionnage dans le contexte de la fin de la guerre froide mais aussi de tensions en Amérique centrale. Mine de rien, le contexte est complexe mais l'histoire est formidablement lisible, pas besoin de se plonger dans un cours magistral. Tout est narré du point de vue de Barry Seal qui découvre en même temps que nous l'entrelacs de réseaux entre authentiques barbouzes et révolutionnaires manipulés avec entre les deux des trafiquants de drogue qui, selon les circonstances, se tirent dans les pattes ou s'allient.

Tout le monde est donc renvoyé dos à dos : la CIA, les Contras (décrits comme de sombres crétins mais aussi de véritables anguilles qui, dès, qu'ils sont introduits aux Etats-Unis s'empressent de filer plutôt que de suivre leur entraînement), les dealers. Une ahurissante galerie de fripouilles aussi bêtes que méchantes, mais motivés par les dollars, l'argent facile, le profit. Le tableau dressé de ce capitalisme sauvage est à la fois glaçant et hilarant car au bout d'un moment on ne sait plus qui y laisse le plus de plumes. Les américains, vaniteux, sont convaincus de contrôler la situation ; les nicaraguayens, désinvoltes, en profitent ; les cartels incarnent des électrons libres et finalement plus dangereux que tous les autres. On devine vite qu'à l'heure des comptes, les floués se vengeront durement.

Jouet, acteur et victime de ce jeu de dominos, Barry Seal est une figure à la fois naïve, jouisseuse, et sacrificielle : il est heureux d'échapper à une condamnation pour les cigares cubains puis encouragé à participer activement à des livraisons d'armes, de cocaïne, grâce auxquelles il amasse un pactole monstrueux. A ce moment-là, le film bascule dans une farce tordante quand on voit le héros littéralement submergé par les narco-dollars qu'il est obligés de les enterrer dans son jardin tout en investissant dans la vie sociale et économique de Mena, Arkansas, dont il devient, en quelque sorte, le citoyen modèle (donnant du boulot aux habitants via des sociétés écrans, soudoyant grassement le shérif pour se débarrasser d'un encombrant beau-frère, embauchant un véritable escadron de pilotes pour le soutenir dans ses livraisons, gâtant sa femme qui se transforme en héroïne de soap avec des bijoux voyants). 

La chute, inévitable, sera dure et ressentie comme injuste par le spectateur qui avait sympathisé avec Barry Seal, à qui Tom Cruise donne un éclat jubilatoire. La star s'est visiblement beaucoup amusé à camper ce personnage extraordinaire et on redécouvre à quel point Cruise est un acteur de comédie fabuleux, même si on l'oublie parce qu'il enchaîne surtout des films d'action (avec, notamment, la franchise Mission : impossible). Ici, c'est le retour de Risky Business en quelque sorte, avec la vedette tout sourire, bondissant, culottée, irrésistible. Lorsque plusieurs organisations d'Etat lui passent les menottes et se disputent la priorité de le faire juger, il ne se départit pas de son assurance, sachant qu'il est l'homme qui en sait trop pour qu'on puisse le faire tomber pour tous autres. La scène est fantastique, surréaliste.

Mais, donc, l'histoire ne se termine pas bien et colore le film d'une teinte amère maline : Seal finira exécuté par les cartels, la CIA cherchera à effacer son nom de ses documents (sans échapper à un scandale annexe). Tout à coup, l'aspect le plus crapoteux, le plus sordide, de cette affaire se révèle et nous fait reconsidérer tous les faits avec un regard plus critique, sévère : Domnhall Gleeson, qui joue l'agent de la CIA responsable du recrutement de Seal et des opérations montés par l'agence, devient le visage à la fois si respectable et infâme d'un Etat qui broie des individus, manipule des pays, se joue des mouvements, en endossant les habits du gendarme mondial.

Par la "petite" aventure de Barry Seal : American Traffic se lit les dossiers les plus vils, encore actuels, des Etats-Unis. Ce divertissement devient alors une leçon, un rappel efficace et judicieux, exemplaire par sa capacité à nous instruire tout en nous distrayant.    

dimanche 28 octobre 2018

LUMIERE SUR... ALEX ROSS (et les Fantastic Four)

 Alex Ross

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L'an dernier, bien avant qu'une nouvelle série ne soit accordée aux Fantastic Four, le peintre de Portland posta subrepticement sur son compte Twitter une image (la dernière de cette entrée) avant de la retirer. Mais tous ceux qui la virent reconnurent Reed et Sue Richards alias Mr. Fantastic et la Femme Invisible. 


Récemment, je suis tombé sur de nouveaux dessins associés et qui éclairaient la situation d'alors. Il semble bien que Ross proposa à Marvel un reboot des FF avec de nouveaux characters designs, une vraie direction artistique. Etait-il allé jusqu'à soumettre à l'éditeur un pitch ?


Ce qui est certain, c'est que Alex Ross avait une idée précise de la manière dont il voulait réintroduire les Quatre Fantastiques. Comme il l'écrit dans le texte joint à la première image, il n'a pas peint mais dessiné et colorisé de manière à être plus facilement reproduit. L'inspiration de Jim Steranko est manifeste, l'influence du pop-art, des années 60, du psychédélisme, avec un graphisme très bariolé est étonnante.


Ross a toujours exprimé sa préférence pour les versions originelles des personnages, même si ensuite il les réinterprète. C'est un designer extraordinaire (il suffit pour s'en convaincre de relire Kingdom Come, co-écrit avec Mark Waid, où il a remanié visuellement pratiquement tout le DCU). Et ses FF le prouvent : la coiffure rétro de Sue par exemple renvoie à celle que lui donnait Jack Kirby au début de la série.
  

Toutefois les costumes sont modifiés : la coupe, les lignes, les motifs (jusqu'au logo copié sur celui de Fantastic Voyage, le film de Richard Fleischer en 1967) ont une esthétique rétro-futuriste élégante et inhabituelle pour ces personnages dont les couleurs n'ont guère changé en près de soixante ans.


Même si dans la série actuelle de Dan Slott et Sara Pichelli, les FF n'ont pas encore revêtu leurs nouveaux costumes (dessinés par l'artiste italienne), bleu foncé et noir, on ne peut s'empêcher de ressentir de la curiosité fascinée devant ce qu'envisageait Alex Ross.

KONG : SKULL ISLAND, de Jordan Vogt-Roberts


L'affiche suggère, avec ambition, la rencontre, improbable, entre King Kong et Apocalypse Now, mais ne nous y trompons pas : Kong : Skull Island de Jordan Vogt-Roberts est d'abord une série B, un divertissement spectaculaire, sans véritable message. Le genre de film à voir pour le fun et les frissons qu'il promet... Même si c'est au prix de quelques faiblesses narratives. 

 Bill Randa et Houston Brooks (John Goodman et Corey Hawkins)

1944. Deux pilotes, l'américain Hank Marlow et le japonais Gunpei Ikari, s'affrontent dans le ciel au-dessus du Pacifique Sud. Leurs avions touchés, ils atterrissent en parachute sur une île où ils poursuivent leur combat au corps à corps... Jusqu'à ce qu'un singe géant les interrompe... 1973. La guerre du Vietnam s'achève et l'agent du gouvernement Bill Randa recrute le capitaine britannique James Conrad pour mener une expédition sur l'Île du Crâne (Skull Island) dans le Pacifique Sud. Ils seront escortés par le régiment du lieutenant-colonel Preston Packard et rejoint par une photographe pacifiste, Mason Weaver, qui devine que ce convoi cache quelque chose. 

Preston Packard (Samuel L. Jackson)

Sur place, Packard et ses hommes bombardent l'île avec des explosifs conçus par l'assistant de Randa, Houston Brooks. Mais rapidement les hélicoptères sont attaqués par un singe géant - le même que celui apparu en 1944. Les soldats et les civils sont dispersés aux quatre coins de l'île. Packard s'en sort avec Randa qui lui avoue alors son appartenance à l'organisation secrète Monarch, qui veut prouver l'existence de monstres ici.

Jan Lin, Mason Weaver, James Conrad et Reg Slivko (Jing Tian, Brie Larson,
Tom Hiddleston et Thomas Mann)

Packard et son groupe se mettent en marche pour retrouver celui du major Jack Chapman. Une troisième équipe, avec Conrad et Weaver, décide de consacrer trois jours pour retrouver les autres sinon elle quittera l'île. 

Hank Marlow (John C. Reilly)

Conrad, Weaver et les leurs rencontrent les indigènes Iwi avec lesquels vit Hank Marlow. Ce dernier leur apprend que le grand singe s'appelle Kong et qu'il est considéré comme un dieu car il les protège d'autres créatures géantes comme les "Skullcrawlers", des lézards démesurés. C'est parce que les bombardements les ont délogés que Kong a détruit les hélicos.

Packard, Marlow et Conrad 

Marlow accepte d'aider Conrad et Weaver à réparer une péniche pour quitter l'île. Pendant ce temps, Packard et Randa retrouve le groupe de Chapman dévoré par un "Skullcrawler", et le lieutenant-colonel jure alors de les venger. Marlow guide Conrad et Weaver à bord de la péniche en descendant une rivière jusqu'à une nécropole où ils rejoignent Packard. Le "Skullcrawler" resurgit pour tuer Randa. Weaver réussit à tuer le monstre grâce une diversion de Conrad. 

Kong contre les hommes de Packard

Packard refuse de quitter l'île avant d'avoir tuer Kong malgré ce que lui expliquent à son sujet Marlow et Conrad. Weaver s'éloignent avec ses compagnons à bord de la péniche pendant que les soldats préparent un piège contre le gorille géant. Conrad et Weaver traversent un bras du fleuve sinueux et s'avancent en éclaireurs pour tomber sur Kong. Mais le singe ne les agresse pas et poursuit son chemin, sans savoir qu'il se dirige vers Packard et ses hommes.

Kong contre un "Skullcrawler"

Embrasé par du napalm, le gorille vacille et un "Skullcrawler" en profite pour massacrer Packard et sa troupe. Kong se rétablit et tue son adversaire sous les yeux de Conrad, Weaver et Marlow venus à son secours.

A la moitié du générique du fin, deux scènes supplémentaires interviennent :

- Hank Marlow retrouve après plus de trente ans sa femme et leur fils, qu'il n'a jamais vu ;
- Mason Weaver et Joseph Conrad sont invités par l'organisation Monarch à participer à de nouvelles expéditions et ils examinent des photos d'autres monstres - Godzilla, Rodan, Motura et King Ghidorah.

Comme le résumé le suggère, Kong : Skull Island a clairement été conçu comme le premier volet d'une franchise destiné à exploiter les monstres mythiques du cinéma. A tout seigneur, tout honneur, commencer par King Kong était logique, même si le remake de Peter Jackson (pourtant déjà bien inférieur à l'original de de Merian Caldwell et Ernest B. Shoedsack) ne date que de 2005.

le long métrage de Jordan Vogt-Roberts offre cependant une version alternative ou intermédiaire puisque son prologue se situe en 1944, à la fin de la seconde guerre mondiale (et donc onze ans après le premier film), puis reprend en 1973, à la fin de la guerre du Vietnam. En se détachant des fondations pour s'inscrire dans une époque toujours passée mais toutefois dans toutes les mémoires (parce que le cinéma a abondamment le conflit en question), il permet une lecture et des libertés qui le distingue d'un simple remake.

Si des trois scénaristes (Max Borenstein et Derek Connelly), Tony Gilroy est le plus connu, c'est parce que lui-même est un cinéaste, un script-doctor et un auteur qu'on n'attendait pas dans ce registre (il a surtout travaillé avec George Clooney). J'ignore quels éléments il a apportés mais je suppose qu'on lui doit la caractérisation marquée des protagonistes, une galerie de personnages intéressants bien que sacrifiés au profit de séquences spectaculaires.

C'est le regret qu'on nourrit en voyant le résultat final car entre le séduisant capitaine anglais, Conrad ; la journaliste pacifiste, Weaver ; le militaire vengeur, Packard ; et le scientifique, Randa ; sans oublier le rescapé des origines, Marlow, le scénario proposait une belle brochettes de héros, apte à nourrir le récit en relations complexes. Or, tout cela, le réalisateur ne fait que le survoler, préférant ostensiblement les affrontements entre les "Skullcrawlers" et les humains ou contre Kong ou entre le gorille géant et les soldats.

On a alors droit à des moments vraiment flamboyants et impressionnants, mais où les explorateurs passent au second rang, avec une bonne partie du casting qui finit dévorée par ces affreux lézards géants. Vogt-Roberts sait filmer ça, mieux en tout cas que ses héros.

Pourtant le cinéaste a disposé d'une troupe d'acteurs de premier choix : Tom Hiddleston en capitaine britannique valeureux, Brie Larson en photographe risque-tout, John Goodman en chef d'expédition cachottier... Le seul à sortir son épingle du jeu, parce que sa composition est plus appuyée et que son personnage a le plus de profondeur, c'est John C. Reilly en rescapé de la seconde guerre devenu grand sage et vieux briscard. Dommage, il y avait vraiment de quoi mieux faire avec une pareille distribution que de les cantonner à des rôles de faire-valoir dans une grande bagarre gorille-lézard géants.

En fin de compte, Kong : Skull Island sonne un peu creux. Mais ses producteurs ont surtout dû entendre la douce musique du tiroir-caisse qui se remplissait puisque ce fut un énorme carton au box-office et qu'une suite opposant Kong à Godzilla est en chantier.  

samedi 27 octobre 2018

SCARLET #3, de Brian Michael Bendis et Alex Maleev


Dernière critique pour les sorties de la semaine (petite semaine quantitativement parlant donc) avec le n° 3 de Scarlet par Brian Michael Bendis et Alex Maleev. Le mois dernier, l'épisode se concluait par une explosion aussi terrible qu'inattendue : on apprend ce qui s'est passé dans les pages de ce chapitre, où, une nouvelle fois, la narration fait des détours, partition idéale aussi pour un graphisme incroyable.


Avant d'être une alliée de Scarlet Rue, Kit était coiffeuse à Portland. Un jour, l'ex-fiancé de sa soeur, Gary, fait irruption dans son salon de coiffure, furieux d'avoir appris que la soeur de Kit a vendu sa bague de fiançailles, qui appartenait à sa mère (à lui).


Brutalisée à l'époque, Kit voit aujourd'hui dans sa ligne de mire Gary parmi un groupe de soldats. Bouleversée, elle tire et l'abat d'une balle dans la tête sans même s'en rendre compte. Mais cette réaction permet à l'armée de connaître sa position.


Un tir de bazooka dévaste l'immeuble où est Kit. Le fracas de l'explosion est telle qu'il alerte Scarlet qui, avec un commando réduit se rend sur place pour récupérer son amie, si elle est encore en vie. Kit émerge des décombres, sonnée mais indemne.


En voulant regagner leur abri, le commando essuie les tirs de l'armée. Il riposte et brûle un des ponts de la ville. Scarlet rejoint la Mairie qu'elle et ses troupes ont prise et où est gardé le soldat messager envoyé par la Maison-Blanche.


Le colonel Orlando prend connaissance de l'évolution de la situation. Et les insurgés semblent avoir anticipé son arrivée puisque Scarlet se signale au loin, agitant un drapeau blanc...

Brian Michael Bendis pratique ici un de ses jeux narratifs favoris qui consiste à déporter provisoirement l'attention du lecteur sur un personnage secondaire pour donner une perspective différente à l'histoire. L'épisode s'éloigne donc de Scarlet, qui était sérieusement ébranlée par la tournure des événements dans l'épisode précédent, pour s'intéresser à une de ses lieutenants, Kit.

On avait suivi, en parallèle, cette dernière, dans l'épisode 2, lorsque, s'impatientant que Scarlet ne donne des ordres, elle était allée dans un immeuble avec un fusil à lunettes, prête à endosser le rôle d'un sniper. Sans qu'on saisisse bien la chaîne de cause à effet, le chapitre se terminait par une explosion contre l'immeuble en question.

Bendis remonte le temps à plusieurs reprises dans ce numéro : on découvre que Kit a été brutalisée par le fiancé de sa belle-soeur qui avait rompu leurs fiançailles. Elle revoit cet homme parmi les soldats en position dans Portland et l'abat, presque par inadvertance. Son coup de feu part sans qu'elle s'en rende compte parce qu'elle est bouleversée par cette apparition inattendue.

Petit cause, grande conséquence : la riposte, au bazooka, provoque donc l'explosion montrée dans le #2. Tandis que Scarlet s'emploie pour aller récupérer son amie, la scène de l'exécution est montrée du point de vue de la victime. Juste avant d'être abattue, elle tenait des propos radicaux sur le sort à réserver aux insurgés. Mais malgré la violence verbale et physique de Gary, sa mort apparaît comme le signe définitif d'un dérive, un dérapage tragique. De quoi justifier le sous-titre : "L'histoire de Kit, la femme qui détruisit Portland."

Le lecteur comme Scarlet prend en effet vite la mesure de ce tournant dans le conflit et Bendis insiste sur le fait qu'il n'y a aucune excuse possible à tuer un homme, quels que soient ses antécédents : en commettant ce qui est un crime de guerre, Kit est devenue une tueuse et a plongé son camp dans celui des méchants. Le drapeau blanc agité à la fin suffira-t-il désormais à sortir du conflit sans plus de dommages ? Scarlet vient-elle de comprendre que sa révolution lui a échappé ? Des négociations sont-elles encore possibles ?

Alex Maleev illustre sèchement cette partie : pas question de tourner autour du pot, il cadre l'action au plus près, de manière clinique, on voit la tête de Gary exploser sous le coup de feu après avoir été dans le viseur de Kit. Quand l'action est représentée du point de vue de la victime, l'effet est aussi saisissant car on en voit la soudaineté : Gary parle, discute avec d'autres soldats et, en une seconde, c'est fini, il est mort.

Puis les conséquences de ce geste (et de la réplique de l'armée) défilent à toute allure : l'immeuble détruit par la roquette du bazooka, l'arrivée de Scarlet sur les lieux, l'évacuation en catastrophe sous les tirs ennemis, la riposte. On est vraiment "embedded", comme dans un reportage. Et cela, Maleev le dessine avec une sobriété étonnante qui renforce l'effet d'immersion, le sentiment de panique, la mesure du tournant.

Puis le bulgare nous gratifie d'une pleine page comme il en a le secret : une extraordinaire composition en clair-obscur sur le visage en gros plan de Scarlet, cadrée en contre-plongée (voir ci-dessus). Ce visage, dans l'ombre, presque entièrement noir donc, est traversé par une larme qui semble comme déchirer l'image en deux alors que le fond, également noir est occupé par les bulles du monologue intérieur de Scarlet. Peu après, elle dit face à l'image qu'elle sait comment tout ça va finir et conclut par un "shit" qui ne présage rien de bon.

Très impressionnant, Scarlet ne cesse de monter en intensité, au plus près de ses personnages tout en suggérant l'ampleur des dégâts. L'accroche sur la couverture ne ment pas : c'est Bendis et Maleev au top de leur art. 

WONDER WOMAN #57, de James Tynion IV et Emanuela Lupacchino - THE WITCHING HOUR, PT. 4


C'est le quatrième et pénultième chapitre du crossover The Witching Hour qui se présente dans les pages de Wonder Woman #57, avec à nouveau aux commandes James Tynion IV et Emanuela Lupacchino. La fin de Justice League Dark #4 voyait l'amazone sous l'emprise totale de la déesse Hécate qui lui commandait de tuer ses amis. Le scénario donne toujours la part belle au grand spectacle et, enfin, à une riposte magique des héros...


Wonder Woman se réveille sur la Lune aux côtés du spectre de Witchfire qui lui explique que c'est ici que Hécate garde les âmes de celles qu'elle a marquées pour refaçonner le monde à son image par la magie. Ce qui signifie, autrement dit, que Diana continue de se battre physiquement sur Terre, à Nand Parbat contre ses amis.


Témoins de la destruction qu'elle sème, Zatanna et John Constantine sont impuissants face à la force de Diana possédée par Hécate et se cache. Zatanna compte pourtant sur Constantine pour répliquer mais il lui révèle être atteint d'un cancer incurable et que son état a empiré depuis son affrontement contre l'Homme Inversé qui a empoisonné son sang démoniaque.


Cependant, Chimp et Man-Bat ont, avec Deadman, évacué les moines de Nanda Parbat dans ce qui reste du bar Oblivion. Manitou Dawn les y retrouve, déterminée à les tuer, lorsque Nightshade, l'Enchanteresse et Traci Thirteen surgissent de la dimension des ombres, où elles s'étaient réfugiées, pour la maîtriser.


Swamp Thing, de son côté, tente, en vain, de stopper Black Orchid qui ravage le Parlement des Arbres. Constantine et Zatanna n'ont pas le choix : le monde est en train de s'effondrer sous les assauts des disciples de Hécate. Ils sortent de leur cachette et défient Wonder Woman.


Zatanna fait diversion pendant que Constantine délivre un sort en invoquant la magie terrestre encore intacte. Ainsi l'emprise de Hécate sur Manitou Dawn et Black Orchid faiblit. Pour Wonder Woman sur la Lune, l'effet est plus inattendu et dramatique puisque Witchfire pense qu'elle est réellement morte désormais !

James Tynion IV ne cesse de me plonger dans des abîmes de perplexité : où veut-il en venir au juste ? Depuis qu'il a abandonné le Bat-univers pour s'investir dans le monde de la magie avec la Justice League Dark - qu'il présentait comme "le projet de [mes] rêves" - , force est d'avouer qu'il enchaîne des épisodes avec bien peu de magie. Du moins émanant de ses héros.

Si l'objectif est d'opposer un groupe de personnages dysfonctionnel et au potentiel limité dans ce domaine face à des menaces d'ampleur, c'est réussi, rien à redire. Mais on peut émettre quelques doute lorsqu'on choisit des protagonistes tels que Zatanna (la magicienne la plus puissante du DCU), John Constantine (le détective du surnaturel avec du sang de démon) ou même Chimp (ancien membre du défunt Shadowpact).

Tout se passe néanmoins comme si Tynion IV était en quelque sorte empêché par la vedette de sa série, celle dont la popularité permet à sa série d'être exposée, en l'occurrence Wonder Woman. L'amazone est, pour chaque scénariste, comme une page blanche (alors qu'elle est là depuis quasiment aussi longtemps que Superman et Batman) : chacun lui ajoute des secrets, des cadavres dans le placard, des pouvoirs insoupçonnés. Comme un chantier en perpétuels travaux. Ici, donc, elle est l'arme de Hécate, marquée depuis l'enfance par la déesse de la magie.

On s'étonne donc qu'il ait fallu, toutes séries confondues, six épisodes avant de voir Zatanna et Constantine lancer un sortilège contre un adversaire... Qui se trouve être leur amie Wonder Woman ! La situation ne manque pas d'interroger. D'autant que si elle satisfait d'un côté, elle souligne des manques de l'autre - Chimp ne fait toujours pas grand-chose, Man-Bat ne sert vraiment à rien, et Swamp Thing (pourtant une des entités les plus puissantes du DCU) est écarté d'un revers de la main par Black Orchid. Cette Justice League magique n'impressionne guère tant elle est ballottée ou passive.

Visuellement, par contre, Tynion IV profite à plein de dessinateurs très efficaces : Emanuela Lupacchino fait ici ses adieux à Wonder Woman (puisque le mois prochain, la série de l'amazone aura une nouvelle équipe artistique avec G. Willow Wilson au scénario et Cary Nord au dessin). Ses planches sont plein de tonus, elle ne cherche pas à épater la galerie mais livre une copie très propre et efficace.

Le point fort de l'italienne est dans l'expressivité des personnages grâce à son trait rond, bien servi par l'encrage de Ray McCarthy, qui donne une sorte de légèreté à l'aventure. Zatanna y apparaît moins inquiète que mutine et son duo avec Constantine fonctionne à plein (signe qu'il faut l'intégrer à plein temps dans l'équipe). Avec des seconds rôles qui n'ont pas grand-chose à jouer, comme Chimp et Man-Bat, elle joue sur leurs grimaces, leurs faciès, tirant leur apparition vers la comédie, ce qui est un peu déroutant dans cette ambiance de fin du monde mais malin pour les rendre plus mémorables.

Le cliffhanger est convenue puisqu'on sait bien qu'il ne saurait être question de tuer Wonder Woman. Tout en étant laborieux et peu inventif, ça se lit tout de même bien. Mais avec ce casting, cette intrigue, cet univers, on aimerait que ce soit mieux que "bien".