vendredi 5 octobre 2018

SCARLET #2, de Brian Michael Bendis et Alex Maleev


L'intégration de Brian Michael Bendis au sein de DC se passe au mieux si on en juge par le nombre de titres qu'il écrit et de projets à venir (le scénariste va diriger un nouveau label destiné aux jeunes lecteurs, avec une série Young Justice comme fer de lance). "Jinxworld" est sa collection la plus audacieuse, la plus radicale : elle s'adresse aux lecteurs aventureux et aux fans purs et durs. Ce numéro de Scarlet pourrait en être l'emblème, même si les dessins d'Alex Maleev agissent comme son élément le plus attrayant.


Il y a trois semaines. Les forces de police donnaient l'assaut contre les partisans de Scarlet. Mais la jeune femme ne fut pas arrêtée comme prévu et la situation resta brouillée depuis. Assistait-on à la chute de Portland ? Ou à son éveil révolutionnaire ?


Aujourd'hui. Troy, un soldat des Navy SEAL, vient d'atterrir en parachute dans le camp des insurgés et tend un téléphone à leur leader. La Maison-Blanche est en ligne pour négocier avec Scarlet les termes d'une sortie de crise.


La jeune femme consulte sa garde rapprochée puis jauge l'émissaire afin de deviner les intentions du Président des Etats-Unis. S'agit-il d'un piège pour étouffer le mouvement ? La tuer ? Troy assure ne rien savoir, il n'est que le messager.


Mais Scarlet est surtout troublée parce que Troy lui rappelle son défunt fiancé Gabriel, abattu par la police, à l'origine de sa protestation spectaculaire. Elle doit réfléchir à tête reposée et intime à ses troupes de garder le soldat en otage. Puis elle s'isole et craque nerveusement, submergée par ses souvenirs.


Pendant ce temps, constatant l'irrésolution de leur chef, Kit et Gloria prennent une décision à sa place, une initiative sans retour. Scarlet, elle, trouve du réconfort auprès d'une de ses plus fidèles alliées. C'est alors qu'une explosion retentit au loin...

Lorsque, en ouverture, je disais que cet épisode était emblématique des productions estampillées "Jinxworld", c'est parce qu'on y trouve tout ce qu'on peut aimer (ou détester, selon son point de vue) chez Bendis. Conscient sans doute de cela, le scénariste pousse les curseurs au maximum pour que chacun choisisse son camp.

Or, cette démarche est également au coeur du récit puisque Scarlet est face à une décision cruciale quand Troy surgit en lui disant que la Maison-Blanche veut négocier avec elle. L'héroïne, elle aussi, doit choisir son camp. Va-t-elle sacrifier sa cause pour rétablir un semblant d'ordre ? Ou s'inscrire dans une démarche jusqu'au-boutiste et achever une guerre qui peut lui coûter la vie, quelque semaines après avoir failli être capturée ?

L'épisode est construit (quasiment) autour d'une seule scène et en tournant les pages, on se demande sans arrêt si Brian Michael Bendis va tenir ainsi. Le défi narratif ressemble à un exercice d'équilibriste : vingt pages, deux personnages, un choix. Presque rien d'autre. On peut ne pas adhérer, mais ça ne manque pas de culot.

C'est d'autant plus insensé que, bien sûr, le dialogue est abondant et ponctué par les apartés de Scarlet, confessant qu'elle bluffe, qu'elle a peur, qu'elle n'a pas confiance, qu'elle ne sait pas quoi faire dans ces circonstances. Le désarroi qu'elle exprime dans ces moments où elle prend le lecteur à témoin la rend humaine, fragile, vulnérable, touchante, agaçante aussi. On la découvre surtout dépassé par ce qu'elle a provoqué - rien moins qu'une révolution qui a coupé une ville en deux et une crise qui requiert l'intervention du Président des Etats-Unis.

C'est effectivement bavard au sens le plus "Bendisien" du terme puisqu'on voit seulement (passées les trois premières pages) deux personnages échanger verbalement. Mais c'est cela aussi la vérité d'une situation extraordinaire comme celle de la série : le trouble qui gagne du terrain, les doutes qui rongent, le temps qu'on grappille, les souvenirs qui remontent et vous submergent. Quand, in fine, Scarlet choisit de ne pas choisir sur le moment et garde Troy en otage pour aller s'isoler, on a droit à deux pleines pages, magnifiques.

Alex Maleev, dans cette entreprise, joue un peu l'atout charme. Son dessin, qui a atteint une forme d'épure convenant idéalement à cette parenthèse étrangement intimiste dans le contexte de bruit et de fureur du récit, est d'une beauté indéniable. La manière dont il emploie la couleur, alternant flash-back flamboyant et présent grisâtre, souligne efficacement l'ambiance suspendue de l'épisode, qui commence dans le rouge-orangé d'un raid de la police pour finir dans le bleu froid d'un cabinet de psy abandonné servant de poste de tir pour un sniper.  

L'artiste s'attache évidemment beaucoup sur les visages sans pour autant appuyer leur expressivité car Scarlet comme Troy dissimulent leurs sentiments - elle cache les émotions qui l'assaillent, lui fait le job qu'on lui a confié. Et puis, soudain, donc, vers la fin, deux splash-pages, magnifiques.

Dans la première, on revoit Scarlet et Gabriel au temps de leur bonheur, jeune couple radieux, insouciant, courant main dans la main. Une image de félicité palpable. Dans la seconde, Scarlet, aujourd'hui, est allongée sur le sol d'une chambre, recroquevillée, se prenant la tête dans les mains, et poussant un cri de souffrance muet. Tout est admirablement concentré : une existence déchirée, une tragédie inconsolable, la folie aux aguets. On reçoit ces deux planches comme des uppercuts mais aussi comme des épiphanies.

Bendis et Maleev agissent en créateurs ne ménageant plus ni leurs envies ni leurs lecteurs. Scarlet est une BD viscérale, poignante, confondante, extrême. On aime ou pas, mais impossible d'y rester insensible.

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