dimanche 21 octobre 2018

BLACK HAMMER : AGE OF DOOM #6, de Jeff Lemire et Rich Tommaso


Après le numéro du mois dernier qui levait un large pan du mystère entourant la situation de nos héros et préfigurait leur retour sur Terre, qu'allait bien pouvoir nous réserver Jeff Lemire ? Evidemment, il était illusoire de croire qu'on aurait un sixième épisode de Black Hammer : Age of Doom prévisible. Et ce n'est donc pas le cas. Surtout que pour que la surprise soit totale, Rich Tommaso est invité au dessin...


Le colonel Weird, sans prévenir quiconque à l'avance, a décidé de quitter la Para-Zone pour rentrer sur Terre avec ses amis. Et ce, alors que Mme Dragonfly l'ait prévenu qu'une telle initiative risquerait de menacer la planète car, s'ils y revenaient, alors leur ennemi, l'Anti-Dieu, le ferait certainement aussi.


Mais une surprise attend Randall Weird. Il perd connaissance et se réveille au milieu de nulle part dans son vaisseau, flottant dans un espace totalement blanc. Et ses amis ont disparu. Il quitte son appareil pour explorer ce secteur inconnu.


Happé par l'attraction d'une planète, il y échoue avec fracas et fait la connaissance de l'Inspector Insector qui lui sert alors de guide. L'environnement ne cesse de changer autour d'eux, et cela suivant la volonté du "Boss". Attaqués par des Hellamentals, les deux héros ne doivent leur salut qu'à l'intervention de Ms. Moonbeam.


Elle les conduit dans un abri souterrain où Weird rencontre une bande de héros provenant d'histoires inachevées et oubliées. Le colonel comprend alors que ce ne sont pas ses amis qui ont disparu mais lui qui ne fait plus partie de leur aventure.


Un bruit tonitruant retentit. Les héros sortent, inquiets. Le colonel Weird découvre alors, effaré, que ce monde est occupé par l'Anti-Dieu !

Chaque épisode de Black Hammer semble être conçu par Jeff Lemire comme un challenge qu'il se lance à lui-même et au lecteur : le scénariste repousse toujours plus loin l'attendu, le conventionnel, le prévisible, et le fan ne sait donc jamais à quoi s'attendre, ne peut rien anticiper. Comme se le dit à lui-même Randall Weird au début de ce numéro : "ça, je ne l'avais vraiment pas vu venir !"

Pour souligner encore davantage l'effet de surprise, la série accueille pour la deuxième fois depuis le début de sa parution (tous volumes confondus) un dessinateur-invité : après David Rubin, c'est Rich Tommaso qui remplace ponctuellement Dean Ormston. Je ne vais pas vous mentir, je ne connaissais pas cet artiste mais j'ai appris qu'il avait gagné l'Eisner Award du meilleur récit biographique en 2008 avec Blackstar - La véritable histoire de Satchel Paige (un joueur de base-ball noir). Une belle carte de visite.

Son style est aux antipodes de celui d'Ormston : son trait est naïf (comme on peut le dire d'un peintre dans ce registre graphique) et il applique des couleurs en à-plats sans nuances. Le résultat est d'abord déroutant puis s'impose parfaitement au contexte de l'histoire : puisqu'elle se déroule dans un monde étranger, qui ressemble à un livre d'enfants, avec des personnages bariolés, des décors sommaires, des plans à hauteur d'homme (et souvent d'une valeur moyenne ou générale, peu de plans rapprochés), la simplicité esthétique convient au sentiment de décalage requis pour un épisode qui doit trancher radicalement avec ceux qu'illustre Dean Ormston.

Lemire, lui-même dessinateur (bien que je suis jamais arrivé à me faire à ces images), a visiblement tenu à recourir à un artiste venu du milieu indie pour singulariser cet épisode et le laisser y apporter cette touche totalement déroutante dans le cadre d'un comic-book de super-héros (bien que Black Hammer soit déjà très particulier pour ce genre, avec son méta-texte).

Mais ce traitement convient aussi parce que ce numéro a pour protagoniste le colonel Weird, un des plus curieux membres de l'équipe de héros de la série. Alors que chacun a eu droit au fil de l'histoire à son chapitre ou à une suite de moments éclairant ses origines, sa personnalité, ses pouvoirs, Weird demeure l'énigme de Black Hammer, celui dont le comportement est le plus déconcertant, le plus imprévisible, le plus cryptique aussi (surtout).

Avec son élocution hésitante, sa capacité (via ses visites dans la Para-Zone) à revoir le passé et entrevoir l'avenir, son partenariat précaire avec Mme Dragonfly (dans la grande mystification de leurs amis), Weird comme son nom l'indique ("weird" = étrange) est un personnage qui échappe à toute caractérisation. Il semble avoir perdu la raison et en même temps ce n'est pas un fou furieux ou apathique, il réfléchit et agit selon une logique qui lui est propre, encore plus démiurge que Mme Dragonfly. Pour lui, c'est comme si, jusque-là, tout était écrit et qu'il s'y préparait, parfois brutalement (comme lorsqu'il a neutralisé son robot Talky).

En précipitant le retour sur Terre des héros et donc en quittant la Para-Zone, il n'est pas certain cependant que Weird ait manoeuvré comme il l'avait prévu puisqu'il ne sait plus où il est, ni où sont passés les autres. Comment faut-il interpréter le fait qu'il comprenne ne plus faire partie de l'histoire quand il intègre le fait que ce ne sont pas ses camarades qui ont disparu mais lui qui est sorti de leur aventure ? Seul Lemire doit le savoir - et le lecteur de spéculer (va-t-on suivre en parallèle Weird et le reste de l'équipe ? Les deux vont-ils finir par se rejoindre ?).

Evidemment, en osant de tels virages narratifs, Lemire se risque à déboussoler les fans, à les décevoir aussi quand de nouvelles réponses seront formulées. Mais en attendant, quelle excitation, quel suspense ! De ce point de vue, Black Hammer est incontestablement la série la plus audacieuse et la plus renversante disponible actuellement. Pour ce délicieux frisson qu'elle procure, on pardonnera tout à son auteur génial.

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