Cela faisait longtemps que j'avais plus écrit de critique sur le Batman écrit par Tom King (hormis le numéro spécial Batman/Elmer Feud et le #50). C'est que je suis à présent la série en vf, dans la revue "Batman Rebirth", et que la rédaction d'articles sur les singles issues en v.o. m'accapare. Je vais donc rattraper ce retard en consacrant l'entrée du jour au Volume 4 et l'arc narratif le plus ambitieux à ce jour du titre : The War of Jokes and Riddles, dessiné par Mikel Janin et Clay Mann.
Bruce Wayne est au lit avec Selina Kyle après l'avoir demandé en mariage. Avant qu'elle ne prenne sa décision, il se confie sur une aventure ayant eu lieu la première année de son activité en tant que Batman, lorsque éclata une guerre entre le Joker et le Sphinx. Le premier avait perdu le goût du rire à cause du justicier, le second cherchait en vain à l'éliminer. Le Sphinx proposa alors au Joker de s'allier pour tuer Batman...
Le Joker refuse l'offre du Sphinx et cherche à le faire exécuter après l'avoir gravement blessé. Il fait pression sur la pègre, impuissante contre cet adversaire qui constitue son armée avec des super-vilains locaux. C'est le début d'une escalade dans la violence, dont pâtissent de nombreux membres du Milieu et des civils. Batman aussi échoue à endiguer cette vague criminelle et sa réputation naissante en souffre.
Interlude : Batman comprend qu'il a besoin d'un espion et jette son dévolu sur Charles "Chuck" Brown alias Kite-Man, qui a travaillé avec le Joker pour débusquer ce dernier. Lorsque le Sphinx l'apprend, il fait enlever Brown et réclame le même renseignement, n'hésitant pas empoisonner le fils de Brown, pourtant mis en sécurité par Batman. Libéré quand il est acquis qu'il ne sait rien, Kite-Man intègre les rangs du Joker pour se venger.
L'Ouest de Gotham est sous la coupe du Joker, l'Est sous celle du Sphinx. L'inspecteur Jim Gordon tente de négocier une trêve entre les deux camps et les deux ennemis lui réclament la tête de Batman. La situation s'envenime encore car désormais chaque vilain est obligé de choisir un camp. Mais Catwoman s'y refuse. Deathstroke et Deadshot s'affrontent cinq jours durant avant que Batman ne parvienne à les neutraliser. L'armée intervient.
Le point de non-retour est atteint et le Joker et le Sphinx acceptent l'invitation à dîner de Bruce Wayne. Mis devant le fait accompli, les deux adversaires doivent répondre de l'issue de la guerre et de sa raison véritable car Batman profiterait qu'ils s'entre-tuent. Au vainqueur, Wayne promet un milliard de dollars, de quoi se payer les soldats de son ennemi. A la fin du dîner, Batman sait quel parti il va prendre pour précipiter le terme du conflit.
Interlude : Batman s'allie au Sphinx car, durant le dîner, contrairement au Joker, il a épargné les otages civils qu'il gardait au cas où l'armée serait intervenue. Kite-Man assiste, impuissant, à l'enlèvement, à la neutralisation et au changement de camp des alliés du Joker. Lorsqu'il est à son tour capturé par Batman et remis au Sphinx, il accepte de livrer l'adresse où le Joker compte fuir.
Sans armée à présent, le Joker s'est retranché au sommet d'un building qu'il a piégé. Catwoman l'espionne et révèle à Batman que seules les fenêtres ne sont pas gardées. Avec les cerfs-volants de Kite-Man, la brigade du Sphinx et Batman surgissent dans le nid d'aigle du Joker. Puis Batman, avec la complicité de Kite-Man, écarte les alliés du Sphinx. C'est l'heure de vérité entre le dark knight et ses deux ennemis désormais face-à-face.
Humiliés par la manoeuvre de Batman et la duplicité de Kite-Man, le Joker et le Sphinx s'en prennent au premier. Batman réussit à les maîtriser et le Sphinx avoue alors avoir déclencher cette guerre pour résoudre l'énigme sur la perte du rire du Joker. Pour cela, il a manipulé tout le monde, jusqu'à tuer le fils de Kite-Man. Ce rappel provoque la colère de Batman qui se saisit d'un poignard du Joker pour tuer le Sphinx. Mais le Joker s'interpose et la lame pourfend sa main gauche. Il éclate de rire en sauvant la vie à son rival et en lui volant la vedette.
Aujourd'hui, Bruce Wayne reste hanté par son geste. Mais Selina Kyle lui conseille de s'en ficher en considérant le bonheur qui s'offre à eux et elle accepte donc de l'épouser.
En paraissant deux fois par mois, les épisodes formant les trois premiers tomes du Batman de Tom King composaient l'équivalent d'une saison 1, dont la conclusion était un étonnant coup de théâtre puisque le héros demandait en mariage Catwoman.
Marier les super-héros est toujours une manoeuvre risquée pour un scénariste car les unions font souvent long feu (un des époux meurt ou donne un coup de canif dans le contrat). Batman est un célibataire peut-être encore plus délicat à "caser" car, comme Tony Stark, il a construit sa double vie sur l'image d'un playboy milliardaire le jour et de justicier masqué la nuit (même s'il faut avouer que la partie playboy friqué est de moins en moins exploité, tout comme le fait que Batman agit de moins en moins comme un détective). Dans ces circonstances, lui passer la corde au cou a fait grincer des dents. Où voulait en venir King ?
L'auteur a depuis (notamment avec l'autre rebondissement majeur du #50) prouvé qu'il avait un plan à long terme avec ce mariage. Il y est depuis revenu lors d'entretiens en expliquant que son run compterait cent épisodes (donc jusqu'au #103, puisqu'il a co-écrit certains numéros). Et cette Guerre des rires et des énigmes (ainsi traduite en v.f., bien que je ne saisisse pas pourquoi Jérôme Wicky a remplacé "jokes" qui veut dire "blagues" par "rires") est l'étape intermédiaire et ambitieuse jusqu'au mid-term de ce projet.
Avec huit chapitres, c'est l'histoire la plus longue (encore aujourd'hui) de King sur Batman. Mettre en scène une guerre de gangs, avec à leur tête les deux pires ennemis du Dark Knight, est un exercice périlleux car il impose un souffle épique et exige de pas sacrifier la caractérisation, mais surtout de trouver un motif solide au conflit. Sur ce dernier point, il faut attendre la fin des hostilités pour en mesurer la valeur et donc le lecteur est éprouvée, mais, je crois, satisfaite car l'enjeu est original.
Le récit commence fort avec un numéro de presque quarante pages (puisque DC aime célébrer de curieux anniversaires dès le 25ème épisode de ses séries, à la manière d'Annuals). Batman est quasiment hors champ, le Joker puis le Sphinx occupent le devant de la scène. On est plongé dans le passé, lors de la première année d'activité de tout ce beau monde. L'apparition de Batman a bouleversé Gotham et ses criminels : pour le Sphinx, c'est une énigme à résoudre (pourquoi, en gros, un type déguisé en chauve-souris risque sa vie pour maintenir l'ordre dans une cité où les autorités ne veulent pas de lui et où sa présence représente un challenge pour les vilains, quand elle n'inspire pas leur création ?) ; pour le Joker, c'est une contrariété (le clown du crime est un anarchiste qui s'épanouit dans le chaos qu'il sème et Batman incarne son contraire). Le Sphinx propose au Joker de résoudre ce problème ensemble, mais le Joker refuse.
Les étapes suivantes sont la composition de deux armées, réunissant le pire de la racaille surhumaine de Gotham, avec comme objectif d'élire celle qui aura le privilège d'être la seule force d'opposition à Batman. Le justicier est dépassé par les événements, la pièce se joue sans lui, il est dépassé par le nombre d'adversaires, sa réputation naissante souffre de son impuissance.
Puis King ponctue ce crescendo délirant par deux interludes mettant en scène un méchant de troisième zone, l'improbable Kite-Man (déjà croisé dans l'épisode 23 avec Swamp Thing). Le scénariste a littéralement sorti ce personnage des abysses puisqu'il fut inventé par Bill Finger et Dick Sprang dans les années 50, déjà employé comme souffre-douleur pathétique de Batman mais aussi Hawkman ou Zatanna. Mais King fait très fort, non pas tant en l'exhumant, mais en lui donnant une vraie personnalité, attachante, de père de famille, de pantin, et de figure en quête de rachat, dont le rôle sera déterminant.
Kite-Man permet à Batman de revenir dans la partie, au début laborieusement (pris entre les feux de Deathstroke et Deadshot) puis plus subtilement (l'ahurissant épisode du dîner chez Bruce Wayne). King aligne les moments fous avec un vrai génie, déjouant toutes les attentes du lecteur. Pour qui aime vraiment être surpris et ne pas se contenter de règlements de comptes faciles à coup de taloches, c'est un régal. On assiste à une véritable partie d'échecs dans laquelle Batman accepte d'être dominé, de feindre l'infériorité pour mieux, le moment venu, effectuer un mouvement décisif. Il peut alors faire le coup de poing mais le lecteur partage avec le héros la futilité de l'action car elle intervient trop tard.
La guerre ne réjouit que le fou, semble glisser, comme une morale de fable, King. Bruce Wayne, des années après ce conflit, reste hanté par son terme : le Joker l'a fait, l'a joué, l'a abusé, pense-t-il. L'amour qu'il a déclaré à Selina Kyle est sa planche de salut, mais peut-elle aimer un homme qui a été si durement, implacablement, dupé ? Wayne/Batman se veut infaillible.
Un journaliste a rédigé un article sur l'apport de Tom King à Batman en affirmant qu'il lui avait apporté une humanité et en prouvant qu'il était temps pour autre chose qu'un justicier réglant les problèmes avec ses poings. C'est ce que prouve cette histoire et qu'exprime Selina Kyle : le doute de l'homme qui l'aime et qu'elle aime sera balayé, promet-elle, par le bonheur qui les attend, plus fort que la folie du Joker, la perversité du Sphinx, et les destructions de leurs semblables. Si Batman s'est construit à cause de ses ennemis, Bruce Wayne peut se reconstruire grâce à l'amour (tout comme Kite-Man a dépassé sa souffrance en dupant et le Joker et le Sphinx, prouvant qu'il n'était pas le bouffon qu'on croyait). C'est une sorte d'adieu à l'über-Batman de Grant Morrison, ce Batman qui anticipait jusqu'à sa propre mort pour vaincre son assassin, ce Batman superior hyper-méfiant, hyper-intelligent, tacticien génial. Il fend l'armure en avouant son amour à Catwoman, les failles de ses débuts, ses démons. Bruce Wayne ne s'oublie plus derrière le masque : sans le retirer complètement, il s'expose. Un petit pas pour l'homme, un pas de géant pour le super-héros...
King est magistralement accompagné pour cette saga : Mikel Janin est un dessinateur prodigieux, non seulement par le talent, mais la régularité, capable d'enchaîner des épisodes insensés à un rythme infernal, sans bâcler, en assumant dessin et encrage, toujours soutenu par sa fidèle coloriste June Chung (et à peine pour quelques pages par Hugo Petrus à l'encrage).
Le style de l'espagnol fait parfois songer à celui du brésilien Mike Deodato, mais sans les outrances de ce dernier. Le trait est plus fin et moins texturé (sans hachures notamment), le traitement des ombres est similaire, et le goût des personnages massifs plus raffiné. Idem pour les femmes, naturellement sexy mais sans être des bombasses vulgaires, aux postures trop suggestives (voyez comment il représente Selina Kyle dans l'intimité : elle a rarement été si belle et sensuelle sans pour autant adopter des attitudes provocantes - et King lui offre des répliques savoureuses : "ne t'excuse jamais des positions dans lesquelles tu me mets.").
Et quand Janin a besoin de souffler, il est remplacé par rien moins que Clay Mann, ce qui est quand même la grande classe. Cet artiste qui a été mal utilisé chez Marvel (qui en espérait un rendement plus abondant) et qui s'est ressourcé chez Valiant a débarqué sans faire de bruit chez DC où il joue les fill-in de luxe sur Batman. King l'apprécie visiblement puisqu'il lui a confié le dessin de Heroes in Crisis (même s'il ne réalisera pas les neuf épisodes). Il s'occupe ici des deux interludes dont Kite-Man est le protagoniste et exécute un travail superbe (même si l'encrage de son frère Seth Mann lui convient mieux que celui de Danny Miki et Jon Livesay).
Derrière ce arc imposant et troublant à la fois, on a donc le début de la saison 2 de Batman version Tom King. Et la confirmation qu'il s'agit d'un run exceptionnel, qui ne fera pas l'unanimité mais qui changera profondément le personnage.
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