samedi 24 novembre 2012

Critique 362 : DAREDEVIL par ANN NOCENTI, JOHN ROMITA JR et AL WILLIAMSON (2/2)

Voici la seconde partie de cette rétrospective du run de la scénariste Ann Nocenti avec le dessinateur John Romita Jr et l'encreur Al Williamson sur la série Daredevil, couvrant les épisodes #268-276 (Juillet 1989-Janvier 1990) et #278-282 (Mars 1990-Juillet 1990). L'épisode #277 a été dessiné par Rick Leonardi, mais ne présente aucun lien avec les précédents et les suivants.
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Les épisodes dont je vais parler se situent tout de suite après la saga Typhoïd Mary, les tie-in au crossover Inferno, et le départ de Matt Murdock/Daredevil de New York. Il vient de rencontrer Méphisto lors d'une soirée mémorable dans un bar puis s'est "réconcilié" avec le mercenaire Bullet, mais son couple avec Karen Page a sombré. Il prend donc un aller-simple pour Albany, mais en route saute du train pour secourir le pilote d'un avion qui s'est crashé : l'homme est sauf et lui promet du travail dans sa ferme, mais notre héros a découvert que l'aviateur transportait de la drogue.
Loin de la ville, de son quartier, de ses repéres, où le hasard va-t-il le mener ?
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Daredevil #268 : Golden Rut
(Juillet 89)

Matt Murdock a quitté New York et pris un aller-simple pour Albany. Mais son voyage en train est rapidement interrompu lorsque des passagers sont témoins du crash d'un petit avion. Matt quitte son wagon en marche et porte secours au pilote mais découvre qu'il transporte avec lui de la drogue. Néanmoins, il décide de ne pas s'en mêler et reçoit même de l'homme une carte de visite s'il cherche du travail dans le coin.
On retrouve le héros dans une bourgade où il s'arrête et s'installe dans un "bed & breakfast". Rapidement, il détecte une affaire louche à laquelle est mêlé le mari de son hôtesse, Raymo, qui assiste son frère aîné, Hank, un usurier. Mais Raymo cherche à s'en sortir et Daredevil va l'y aider à son insu...

Ann Nocenti démarre le second acte de son run avec John Romita Jr et Al Williamson avec cette histoire qui confirme que Daredevil a quitté New York. Le personnage est encore miné par les évènements qui l'ont conduit à s'éloigner (ses affrontements avec le Caïd, Typhoïd Mary, la déchéance de son couple avec Karen Page) et il semble résolu à ne plus s'impliquer dans les affaires des autres, même si ses super-sens l'empêchent de ne pas remarquer quand quelque chose cloche autour de lui. C'est ainsi qu'il intervient en faveur de Raymo et sa femme, sans toutefois qu'ils s'en doutent.
Le personnage de Raymo n'est pas un méchant mais un homme ordinaire tiraillé entre la fidélité à son frère aîné, Hank, et la promesse qu'il fait à sa femme, Sally, de changer de vie. Il est hanté par le souvenir de son chien, Winnie, blessée et à qui on a dû couper une patte. Lui-même s'identifie à cet animal pour qui se couper de son frère est une amputation, mais un mal nécessaire.
Ann Nocenti résume le dilemme de cet homme avec des scènes oniriques saisissantes et poignantes, mais aussi des moments intimes du couple, fugaces, où le malaise de Raymo et le souci que se fait Sally sont palpables.
L'art du dialogue dont fait preuve l'auteure est admirable d'efficacité :

- quand Matt Murdock arrive au "bed & breakfast", il dit à Sally qu'il la suit à l'étage en suivant sa voix - et c'est l'ouïe hyper-developpée du héros qui lui indique la fatigue de cette femme, les problèmes de son couple, puis ensuite, en écoutant un échange entre les deux frères, la nature toxique (la toxicité des rapports humains, on l'a vue, est au coeur des récits de Nocenti) de leur relation ;
- puis, avant que Daredevil ne s'en prenne (d'une manière sinistre, inquiètante) à Hank, on peut lire une pensée éloquente de Sally déplorant que les gens soient "dans le noir" (allusion à la cécité mais aussi aux ténébres du mal), "torturés, seuls et paralysés".

La simplicité du vocabulaire rend impeccablement compte de la souffrance des individus mis en scène : de façon similaire, donc, quand DD intimide Hank, il fait plusieurs allusions renvoyant au sort du chien de Raymo. Il apprend incidemment que Hank est un lointain intermédiaire pour le Caïd, signe que Daredevil ne s'est pas encore assez éloigné de ses bases.
Sur un argument banal, Nocenti prouve qu'elle peut encore produire un épisode à la fois sobre et intense - le début de l'odyssée de Daredevil sur les routes.

John Romita Jr et Al Williamson forment désormais un tandem parfaitement rodé et leur travail est magnifique. Les scènes oniriques sont aussi très fortes pour cela, avec une colorisation vive, agressive, des compositions cousines de ce qu'ont fait aussi bien Will Eisner (magnifique page où le petit Raymo comprend ce qui va arriver à Winnie, dans le plus pur style de l'art séquentiel) que Bill Sienkewiecz (les trois premières planches, glaçantes).
Le découpage est sage, mais c'est aussi parce qu'il n'est nul besoin de compliquer, d'en rajouter. Les deux artistes ont choisi de coller au script, privilégiant les ambiances. Il y a une espèce de sécheresse, d'aridité, dans ces plans où chaque image est bien pesée, vise un effet précis et l'atteint.

Un "petit" épisode drôlement efficace donc.
Daredevil #269 : Lone Stranger
(Août 1989)

La Freedom Force est une équipe de mauvais mutants repentis, aux ordres du gouvernement, et chargés de recenser tous les mutants dans le pays. Ils ont mené la vie dure aux X-Men et compte dans leurs rangs Mystique, Destinée, Spirale, le Colosse/Blob et Pyro. Ces deux derniers sont téléportés dans un patelin pour y capturer une gamine dont ils ne savent rien des pouvoirs mais dont ils ont la photo. Leur arrivée est remarquée et effraie la population, impuissante, malgré le shérif et quelques hommes, à les faire repartir. Matt Murdock arrive dans le coin et comprend vite la situation. Il entreprend de sauver la fille que cherche les deux mutants tout en les corrigeant.

"Vous deux ! Cette ville est trop petite pour nous trois." Cette réplique, page 17, synthétise l'épisode et le genre dans lequel il s'inscrit : Ann Nocenti signe ici un pur western, avec en lieu et place des cowboys et des bandits, Daredevil et le duo Pyro-Blob, s'affrontant pour les beaux yeux d'une demoiselle en détresse (la mutante Amanda).
Tous les clichés du genre y sont savoureusement respectés : les deux méchants sont cruels, brutaux, dangereux, mais aussi crétins (ce qui les perdra) ; le héros est (littéralement) un "étranger solitaire", surgissant de nulle part, rétablissant sinon la loi en tout cas l'ordre et (surtout) la justice, au terme d'une lutte inégale, disputée et valeureuse, en faisant preuve aussi bien de malice que de bravoure. Comme pour souligner cela, Matt Murdock apparaît coiffé (comme dand l'épisode précédent) d'un chapeau (un feutre au lieu d'un stetson certes) digne d'un pistolero, il est aussi ombrageux et courageux que les desperados des films de Sergio Leone, Corbucci et Clint Eastwood, et une fois sa tâche accomplie, il repart comme il est venu.
La bagarre opposant DD à Pyro et Blob (dont la silhouette massive évoque évidemment le Caïd) est jubilatoire. On ne donne pas cher de la peau du justicier qui doit exercer tous ses talents d'acrobate et son intelligence tactique pour résister. Mais Nocenti rend le spectacle épatant, démontrant son inventivité et sa souplesse pour mixer les codes super-héroïques à ceux plus anciens du western, dont elle respecte scrupuleusement la dramaturgie.

Dans ce registre, laissant beaucoup de place à l'action, les talents de scénographe de John Romita Jr sont éprouvés et le dessinateur livre des planches superbes, d'une fluidité fabuleuse. C'est convenu mais tant pis, répétons-le : JR Jr est un exceptionnel artiste pour orchestrer les combats, pour enchaîner les plans, choisir la bonne taille de chaque case, disposer les vignettes de chaque planche en variant les effets tout en leur conservant de la logique. Le flux de lecture est un modèle du genre avec lui.
Al Williamson accompagne le mouvement avec son soin coûtumier, et son apport est encore une fois notable pour tout ce qui concerne les arrière-plans : le décor de ce bled perdu est d'une justesse confondante, sans qu'il ait jamais besoin de forcer sur les détails.

Un "one-shot" jouissif.  
Daredevil #270 : Blackheart
(Septembre 1989)

Dans un coin de campagne perdu, sur une colline, depuis plusieurs siècles, circule une rumeur concernant des disparitions d'enfants et de jeunes gens qui aboutirait à l'apparition d'une force maléfique : deux amoureux, dont le garçon cherche à effrayer la fille, vont en avoir le coeur net quand, devant eux, surgit Blackheart - le fils de Méphisto... Non loin de là, Daredevil s'exerce à quelques acrobaties sur les installations d'installations foraines abandonnées : le justicier a, semble-t-il, récupérer physiquement et moralement depuis son départ de New York. Mais le repos est de courte durée car Blackheart, justement, l'attaque. Peter Parker, qui passait par là, remarque la bagarre et Spider-Man vient prêter main forte à Tête à Cornes...

C'est un "one-shot" qui n'en est pas vraiment un : Ann Nocenti pose en vérité les bases d'une future saga, qui conduira à la fin de son run en compagnie de John Romita Jr. La présence de Méphisto rappelle évidemment la conclusion du premier acte, et notamment l'épisode #266 (A beer with the Devil), on fait connaissance ici avec son fils, une créature co-créée par Nocenti et Romita Jr, étrange, puissante et inquiétante. Resurgissant parmi les vivants à la faveur d'une malédiction, ses motivations sont radicales : il veut tuer comme pour satisfaire son appétit maléfique, mais son père lui apprend à la fois à le respecter (quand il fait mine de s'en prendre à lui) et ruser (pour accomplir sa sinistre tâche).
Ce personnage mutique, à l'aspect primaire, Ann Nocenti parvient à lui donner une curieuse innocence : Blackheart est en fait l'ultime avatar de l'enfant qui traverse ses scénarios, et comme nous l'avons déjà remarqué, l'enfant chez la scénariste est une figure équivoque, tiraillé entre la tentation du mal et son refoulement, qui cherche à tester les adultes (un modèle paternel) pour décider quelle voie il empruntera finalement. Cette version incarnée par Blackheart semble naturellement mauvaise, frustre, et son référent représente le mal absolu, il n'a aucune chance de basculer du bon côté ; pourtant avec son visage informe (et même refaçonné par son père, impassible), il émane de lui quelque chose de presque tendre.
Il n'y a aucun doute que Nocenti jette ce nouveau vilain dans les pattes de DD juste au moment où celui-ci a repris du poil de la bête : c'est une manière de le garder en alerte, sur la brêche. C'est aussi une manière, bien fréquente désormais pour la scénariste, de lui opposer un adversaire bien plus puissant et d'éprouver l'intelligence de la parade que trouvera le justicier pour le neutraliser - on verra qu'il veut le tuer, mais Spider-Man l'en empêchera, comprenant que c'est justement ce que souhaite Blackheart (et cela renvoie alors à la nature de la créature qui préférerait peut-être effectivement en finir que d'avoir à tuer pour subsister).
La présence du Tisseur semble un peu forcée dans cette affaire : il passe juste au bon endroit au bon moment et aide providentiellement DD. Néanmoins, Daredevil et Spider-Man forment toujours un tandem efficace, ils n'ont pas toujours été amis mais le sont devenus, ils connaissent leurs identités secrètes, et l'existence ne les a pas épargnés (décés de proches, acquisitions de pouvoirs accidentellement, galerie de vilains voués à leur perte, et même transfert d'adversaires puisqu'avant d'être obsédé par DD, le Caïd fut un ennemi acharné du Tisseur).
Quoi qu'il en soit, il convient de retenir cet épisode pour la suite car Blackheart et Méphisto reviendront tourmenter Daredevil...

Graphiquement, John Romita Jr et Al Williamson ne cessent d'exceller : cela fait maintenant 18 épisodes qu'ils collaborent ensemble et les deux hommes se connaissent parfaitement comme ils maîtrisent parfaitement leur sujet. Nocenti leur livre des scripts à leur mesure.
Il est notable que JR Jr a atteint sa pleine puissance, que sa scénariste veille à lui laisser de la place pour s'exprimer, quand on examine ses découpages : de superbes pleines pages, avec un encrage extraordinaire, ponctuent les épisodes, et les planches sont, par ailleurs, aérées par une moyenne de cases très basse (trois, quatre, rarement plus) - sans doute peut-on estimer que c'est à partir de cette époque que l'influence de Jack Kirby commence à se manifester chez Romita Jr, plus que jamais tourné vers le mouvement, l'énergie, la simplicité. La force évocatrice des ses images, le dynamisme de ses enchaînements, vont de pair avec cette épure du découpage. Mais chaque case est parfaitement composée, Williamson se chargeant de doser les effets pour valoriser le dessin, avec un trait fin et des à-plats noirs très contrastés, que la colorisation (vive sans être criarde) souligne.

La suite va déployer un arc narratif étonnant.   
Daredevil #271 : Genetrix
(Octobre 1989)

Daredevil #272 : Liberation
(Novembre 1989)

Daredevil #273 : The Billion Dollar Ashtray
(Mi-Novembre 1989)

Daredevil #274 : Bombs and Lemonade
(Décembre 1989)

Skip Ash, l'aviateur trafiquant de drogue (rencontré à la fin du #267 : Cremains), dirige une ferme expérimentale, dont les activités génétiques sont couvertes par l'armée : l'élevage en batterie, la transformation de volaille et de bétail, ne sont que la partie la plus ordinaire de cette orgnaisation. L'homme emploie aussi plusieurs scientifiques pour travailler à l'élaboration de la femme parfaite, avec reprogrammation mentale, manipulation cellulaire : le spécimen n°9, une très jolie blonde au pouvoir régénérateur mais devenue totalement amnésique et ne désirant plus que satisfaire le premier homme qu'elle suivra, est celle qu'il a élue, même si les chercheurs le mettent en garde contre certaines défaillances.
Brandy Ash est la fille de Skip : elle est entretenue par son père mais, comme activiste pour la libération animale, est écoeurée par ses méthodes d'élevage. Elle a par ailleurs accumulé des preuves accablantes sur la collaboration de son père avec les autorités gouvernementales. Excédée par cette dépendance et ces manoeuvres, elle décide de frapper un grand coup en commettant un attentat filmé par des complices, qui révèleront au grand public ce que l'Etat et son père trafiquent.
Daredevil (à qui Skip avait remis, en rencontrant Matt Murdock lors du crash de son avion, la carte de visite de Brandy) la surprend et s'en mêle : il adhère à la révolte de la jeune femme et veut également stopper les activités de la ferme, tout en comprenant que, judiciairement, c'est une affaire complexe car impliquant le gouvernement, sans compter qu'il désapprouve le recours à un attentat (même s'il sait qu'il n'y aura pas de victimes, DD souligne que le sort des animaux ne sera pas réglé en leur rendant la liberté).
L'opération aboutit à deux conséquences : d'une part, n°9 s'évade et est prise en charge par Brandy (agacée par sa servilité, même si elle n'est pas volontaire) et Daredevil (compatissant mais embarrassé aussi par l'attention qu'elle lui porte et la colère de Brandy) ; et d'autre part, Shotgun, un mercenaire surarmé, est recruté pour à la fois récupérer n°9 et se débarrasser de DD.
Mais Skip Ash a un autre secret : il a fait affaire avec les Inhumains, dont deux membres - Gorgone et Karnak - entreprennent au même moment de descendre sur Terre pour récupérer l'enfant de leur reine Médusa, banni par les autorités car jugé dangereux...

En trois mois, la parution de la série va connaître une accélération puisque paraissent d'Octobre à Décembre 1989 cinq numéros (un en Octobre, deux en Novembre et deux en Décembre). Cet effet se propage aux intrigues en cours puisqu'Ann Nocenti précipite, après plusieurs "done-in-one stories", Daredevil dans un arc narratif plus vaste. A partir du #271 (Genetrix), en fait, la scénariste va disposer des éléments qu'elle va faire interagir et exploiter jusqu'au #282 (même si le #277, dessiné par Rick Leonardi, n'a rien à voir).
L'opération passe par une injection importante de seconds rôles : n°9, Brandy et Skip Ash, Shotgun, les Inhumains Gorgone et Karnak. La scénariste fait feu de tout bois et le rythme des péripéties est effréné, renouant avec la veine feuilletonnesque de la saga Typhoïd Mary, peut-être de manière encore plus intense, en tout cas encore plus originale quand on examine les ingrédients dont elle agrémente son récit.
Dans un premier temps (du #271 au #273), l'histoire se concentre sur Brandy Ash : fille à papa mais militante radicale, c'est un personnage féminin comme Nocenti sait les écrire, un caractère fort, ambigü, qui déclenche une réaction en chaîne d'évènements palpitants, où le lecteur est pris à parti sur un sujet social (la traîte des animaux d'élevage), la position adopté par les personnages impliqués (dépassant les cadres simplistes des bons et des méchants - héros opérant clandestinement contre une organisation légale malgré ses procédés indignes) et un rattachement à des éléments apparemment incongrus (mais qui vont s'intégrer de façon étroite - les Inhumains).
Nocenti mixe tout ça avec une habileté épatante : on part sur cette idée de ferme aux méthodes louches, où humains, bétail, volaille sont les jouets d'apprentis-sorciers ; puis on enchaîne avec l'irruption d'un mercenaire (Shotgun) qui part à la chasse aux alter-mondialistes et héros costumés comme un pseudo-Rambo ; et on "termine" sur une réflexion impertinente à la fois sur le féminisme (n°9 et sa docilité) et le complexe d'Oedipe (Brandy s'interposant entre DD et son père, mais aussi les Inhumains à la recherche d'un enfant répudié par une société extra-terrestre pratiquant l'eugénisme).
La partie concernant les Inhumains est celle qui détone le plus car s'il est bien des personnages qu'on ne s'attendait pas à voir dans une série comme Daredevil, ce sont bien eux. Mais pourtant, tout s'explique assez naturellement : éditorialement d'abord, Ann Nocenti a écrit auparavant le Graphic Novel Inhumans, illustré par Bret Blevins, dont l'intrigue est justement axé sur l'enfant de Flêche Noire et Médusa et son bannissement par le conseil génétique d'Attilan (la cité royale, basée sur la face bleue de la Lune - cf. Fantastic Four #240, Mars 1982, par John Byrne), et historiquement ensuite car les Inhumains sont eux-mêmes de créatures dont la race Kree s'est servis comme de cobayes avant de les abandonner (personnages éminemment "Kirby-esques" par leur nature de peuple caché du reste du monde, d'une grande puissance, et que leur différence écarte des humains) - ce qui en fait des "cousins" de n°9 et autres sujets d'expérimentation de la ferme de Skip Ash.
Pendant un moment, Nocenti brouille les pistes et on est tenté de penser que n°9 est peut-être l'enfant de Flêche Noire et Médusa (et non pas seulement une jeune femme sur laquelle Skip a fait travailler ses scientifiques) : ses pouvoirs auto-cicatrisants, sa psychologie, tout prête à croire qu'elle n'est pas humaine, et comme Gorgone et Karnak surgissent alors qu'elle est au centre du conflit entre Daredevil, Brandy et son père, tout semble aligné pour cette conclusion. Mais la scénariste nous corrige pour mieux préparer la suite, avec cette attelage étrange, atypique, que vont former n°9, les Inhumains, Brandy, et Daredevil.
Le méchant de service, Shotgun, une création originale de Nocenti, souffre d'un certain manque de charisme : si ses actions ne manquent pas d'alimenter les épisodes en séquences spectaculaires, il ne fait jamais de doute que Daredevil en viendra à bout, et que le coeur du problème est ailleurs. Ce n'est pas un adversaire comme Bullet, juste un guignol, un obstacle mineur dans une tapisserie plus vaste, plus ambitieuse, et cela porte finalement la marque de Nocenti, qui ne s'intéresse pas tant à des bagarres entre un héros et un vilain, mais davantage à des cas de conscience, à des suites d'actions qui interrogent les personnages sur leurs relations, leur place dans le monde. 

Ces épisodes sont formidablement mis en images par John Romita Jr et Al Williamson : comme galvanisés par la frénésie qui s'empare de la série, ils produisent des planches qui sont un modèle d'efficacité, de lisibilité, d'élégance. Comme Nocenti se lâche, ils l'imitent et Romita Jr nous gratifie de splash et doubles pages, parfois un peu faciles (comme celle avec Shotgun extatique, ses armes à la main), mais regorgeant de pêche.
Le découpage peut aussi bien rester sommaire (les fameuses planches à trois-quatre vignettes maximum) que plus élaboré, avec des alternances de bandes avec une seule case ou jusqu'à quatre alignées verticalement, ce qui donne du swing aux scènes de dialogues. Les scènes d'action sont de véritables leçons dans leur genre, leur fluidité, leur explosivité sont exemplaires. Parfois, encore, Romita Jr dispose ses plans en se référant à l'art séquentiel "Eisner-ien", un seul cadre entoure trois actions, l'angle de vue ne varie pas mais justement donne un liant incroyable à l'ensemble (comme lorsque DD corrige Skip).
Et puis il y a le traitement réservé aux pages avec les Inhumains sur Attilan : la gestuelle, les expressions sont subtilement captées (le caractère tempétueux de Gorgone, celui plus mesuré de Karnak, la noblesse de Flêche Noire, le chagrin poignante de Médusa), plus les designs fabuleux de Kirby (bien avant que Jae Lee ne les défigure...) - tout ça est merveilleusement beau... Et laisse un regret : que le combo Nocenti-Romita Jr-Williamson ne se soit pas réuni pour réaliser une (mini ou ongoing) série avec ces personnages qu'ils ont su si parfaitement saisir.

Toute la bande va maintenant poursuivre ses aventures, en passant d'abord par un nouveau crochet en relation avec le crossover Acts of Vengeance, et une guest-star de poids : Ultron !
Daredevil #275 : False Man
(Mi-Décembre 1989)

Daredevil #276 : The Hundred Heads of Ultron
(Janvier 1990)


De Décembre 1989 à Février 1990, Marvel publie un nouveau crossover, Acts of Vengeance, écrit par un collège de scénaristes comme John Byrne, Chris Claremont, Mark Gruenwald, Tom De Falco, Gerry Conway, David Michelinie, Peter David... Et dessiné par plusieurs artistes comme Paul Ryan, Sal Buscema, Alex Saviuk, Erik Larsen, Todd McFarlane, Jim Lee...
- Les épisodes-clés se déroulent dans : Avengers Spotlight # 26-29, Avengers (vol.1) # 311-313, Avengers West-Coast # 53-55.
Mais l'histoire impacte pléthore d'autres titres comme : Alpha Flight (vol.1) # 79-80, Amazing Spider-Man (vol.1) # 326-329, Avengers Annual # 19, Captain America (vol.1) # 365-367, Damage Control (vol.2) # 1-4, Daredevil (vol.1) # 275-276, Doctor Strange : Sorcerer Supreme # 11-13, Fantastic Four (vol.1) # 334-336, Incredible Hulk (vol.2) # 363 et 369, Iron-Man (vol.1) # 251-252, Marc Spector : Moon Knight # 8-10, Mutant Misadventures of Cloak and Dagger # 8-10, New Mutants (vol.1) # 84-86, Power Pack (vol.1) # 53, Punisher (vol.2) # 28-29, Punisher War Journal (vol.1) # 12-13, Quasar # 5-7, Spectacular Spider-Man (vol.1) # 158-160, Thor (vol.1) # 411-413, Uncanny X-Men # 256-258, Web of Spider-Man (vol.1) # 59-61 et 64-65, Wolverine (vol.2) # 19-20, X-Factor (vol.1) # 49-50.

- L'argument de cette saga :

une immense conspiration de criminels surhumains prend pour cible les héros des Etats-Unis en général et les Vengeurs en particulier. Loki est à l'origine de ces "Actes de Vengeance" qui se déguise pour ressembler à six génies criminels afin de faire croire à chacun qu'il est l'instigateur de son plan. Des dizaines d’autres malfrats, plus mineurs, souscrivent l'idée étonnamment simple ’échanger les ennemis traditionnels de leurs cibles : ainsi les héros seraient désorientés en étant opposés à des ennemis peu familiers pour eux.

- Dans Daredevil #275-276 :

Le Dr Fatalis réactive le robot Ultron et programme sa 13ème version pour s'en prendre à Daredevil que le Caïd a été impuissant à vaincre. Mais le raisonnement d'Ultron est brouillé par ses différentes personnalités antérieures, le fait qu'il ne sert personne à part lui-même... Et bientôt par sa rencontre avec n°9, la femme parfaite, un concept en soi qui déstabilise celui qui doit tuer les hommes et leurs créations forcèment imparfaites mais est paralysé devant cette créature parfaite... Qui le renvoie à sa propre imperfection.
Tandis que Brandy Ash sont motivés à l'idée d'aider Gorgone et Karnak à retrouver l'enfant de Médusa que n'a plus Skip, Daredevil, prêt à se retirer de cette affaire qui ne le concerne pas, remarque l'absence de n°9, localise Ultron et le défie.
Les deux Inhumains viennent en aide au justicier qui va tenter contre cet adversaire surpuissant de profiter de son trouble pour le vaincre...

Ann Nocenti a prouvé qu'écrire des tie-in à des crossovers, dont le pitch n'allait pas forcèment de soi avec Daredevil et les histoires qu'elle développait au même moment, ne lui posaient pas de problème : au contraire, elle a toujours su en tirer profit pour faire ce qu'elle apprécie, précipiter son héros dans une situation et face à un adversaire si décalés que cela entraînait du suspense et de l'action.
Lorsque le Dr Fatalis (déjà un client sérieux) décide d'utiliser Ultron (un autre gros calibre) pour éliminer Daredevil, on est donc moins étonné de voir apparaître ces deux super-vilains qu'excité à la perspective d'assister à une rencontre inattendue et prometteuse.
Comme Nocenti est maline, elle va se servir d'une carte dans son jeu pour donner à cette intrigue en deux parties (à cette époque, les crossovers touchaient autant, sinon plus, de séries qu'aujourd'hui, mais sans les paralyser aussi longtemps...) un tour imprévu et savoureux. N°9 est donc le joker de la scénariste, celui qui va brouiller la donne et transformer ces tie-in en récit étonnamment philosophique.
Les deux axes de l'intrigue sont la perfection et l'identité :

- la perfection : n°9 est le grain de sable dans la machine, et cette machine est Ultron (et par extension le plan de Fatalis, qui en fait n'apparaît qu'au début et ne va pas se mêler de la bataille). Page 16 du #275, une planche en gaufrier de neuf cases montre une succession de gros plans du visage de n°9, étreinte par Ultron : sur le visage de la jeune femme, plusieurs expressions (étonnement, attente, peur, incompréhension, sourire...) accompagnent la voix-off d'Ultron face au casse-tête qu'elle lui pose, qui entrave sa mission (il se demande s'il faut la tuer - mais en sachant que c'est impossible, il a cru la pulvériser juste avant et a découvert qu'elle guérissait automatiquement - , puis se rappelle que c'est le héros - Daredevil - qu'il doit tuer, se méfie des sentiments humains qui le harcèlent, ces passions qui altèrent sa programmation informatique et font écho à ses voix antérieures). Ultron, en vérité, est comme Typhoïd Mary : il aime n°9 (comme Mary aimait Daredevil) mais doit la tuer (comme Typhoïd devait tuer DD) pour tuer Daredevil. Formidable boucle scénaristique de Nocenti !

- L'identité : depuis le #270, on note que Matt Murdock a disparu de l'image, il ne quitte plus (et ce jusqu'au #282) son costume et son masque de Daredevil. Quand n°9 tente de lui retirer son masque, il l'en empêche en prétextant qu'il doit garder son identité secrète (mais secrète pour qui puisque personne ne connaît Matt Murdock hors de New York ?). En vérité, s'éloigner de Hell's Kitchen, de New York, ne suffit visiblement pas : il faut pour Matt Murdock s'éloigner aussi de lui-même et se réfugier derrière Daredevil, et par là-même du rôle d'avocat pour se consacrer exclusivement à son rôle de justicier.
N°9 représente une autre facette de ce thème de l'identité puisqu'elle ignore qui elle est. Elle n'est qu'un numéro, dont les souvenirs ont été effacés, la mémoire reprogrammée. Sans passé, elle ne se soucie pas non plus de son futur : c'est littéralement une créature du présent. Et son rapport à l'identité se résume à satisfaire l'autre, quel qu'il soit pourvu qu'il lui manifeste de l'affection, de l'attention.
Brandy se cherche aussi : elle balance entre le refus de n'être que la fille d'un père qu'elle méprise mais qu'elle ne se résout pas à quitter complètement ni à le condamner totalement. L'affection qu'ont les hommes (son père, DD, les Inhumains) pour n°9 exacerbe sa jalousie : c'est un comble pour elle que de constater que cette fille-jouet suscite plus de sympathie en étant si servile qu'elle qui affirme ses convictions, agit, pense.
Quant aux Inhumains, Gorgone et Karnak en particulier, ils sont aussi des individus en quête d'identités : ils cherchent un enfant rejeté par leur communauté tout en étant eux-mêmes des enfants abandonnés par leurs créateurs (les Kree), exilés sur la Lune, dont la mission divise leurs régents. Par ailleurs, comme Daredevil, ce sont des hommes constamment costumés et masqués, dont on ignore donc les visages, l'aspect véritable, dont l'identité physique est dissimulée.
Enfin, le robot Ultron n'est au fond qu'un pantin qui cherche à savoir qui il est, et dont la détresse existentielle causera sa perte, une marionnette dont l'échec trouve son origine dans sa confusion identitaire.

La mise en scène de John Romita Jr et Al Williamson est à la (dé)mesure de l'originalité narrative du dyptique : dans un premier temps, les pages se suivent sur un faux rythme, où couve une tension croissante, mais où rien ne se passe vraiment (Ultron célébrant un étrange rituel avec ses têtes sur des pieux, progressant vers sa cible, rencontrant n°9, d'un côté ; Daredevil s'interrogeant sur l'irruption des Inhumains, son prochain départ, les négociations des Ash avec Karnak et Gorgone, de l'autre), puis un cliffhanger dramatique.
Dans le second temps, les deux artistes redéveloppent les motifs apocalyptiques déjà exploités lors des tie-in d'Inferno : ciel en feu, images hallucinées, séquences proches du délire, bagarre absurde (où DD affronte Ultron à la fois sur le terrain psychologique en profitant de son trouble existentiel et à coups de bâton en bois !) jusqu'au final à la fois inquiétant et dérangeant (n°9 se jurant de ranimer Ultron en qui elle semble avoir trouvé une sorte de frère, de miroir, aussi tourmenté, perdu qu'elle). Les planches se sont faits plus spectaculaires, avec des splash, des doubles-pages (l'autel d'Ultron avec ces têtes !), et des chorégraphies à la fois désespérées et gracieuses où DD, Karnak, Gorgone se succèdent pour vaincre le robot.

Deux épisodes annexes encore une fois excellents. La série marque une courte pause (le #277, Of crowns and horns - l'art des titres selon Nocenti ! -, est dessiné par Rick Leonardi et n'a rien à voir avec ce qui s'est et va se passer). Puis la dernière ligne droite littéralement infernale...   
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L'épisode #277, Of Crowns and Horns (Février 1990) est écrit par Ann Nocenti et dessiné par Rick Leonardi, encré par Al Williamson, mais n'a aucun lien avec ce qui a précédé et ce qui suit.
Daredevil #278 : The Deadly Seven
(Mars 1990)

Gorgone et Karnak prennent congé pour continuer à chercher le fils de Médusa et Flêche Noire, n°9 décide les suivre. Mais peu après leur départ, Brandy et Daredevil décident de les suivre pour les aider. En chemin, les deux Inhumains prennent à bord de leur véhicule un auto-stoppeur, dont les allusions sournoises sur la romance entre n°9 et Gorgone agace Karnak. Daredevil et Brandy les retrouvent en train de se battre puis le justicier se lance à la poursuite de l'auto-stoppeur...
En vérité, derrière ces actions puériles mais destructrices se cachent les maneouvres de Blackheart et plus encore de son père, Méphisto, qui apprend à son rejeton que pour être efficace le Mal doit se déguiser et pour s'accomplir il doit éprouver les braves et leur orgueil, leur cupidité...
Daredevil et ses compagnons ne le savent pas encore complètement mais une inéxorable chute les attend - et tout le monde n'en sortira pas indemne...

Ann Nocenti et John Romita Jr débutent à partir de cet épisode la dernière ligne droite de leur collaboration. Cet arc en cinq chapitres va progressivement entraîner la série dans une direction à la fois spectaculaire, étrange, inattendue, dérangeante. Depuis le #266, Méphisto rôde autour de Daredevil qu'il veut tourmenter comme pour prouver sa supériorité maléfique et philosophique : quoi ? Un héros déguisé en diable rouge, prétendant ne pas connaître la peur, imposant sa morale ? Voilà un cobaye à tester (on remarquera que Méphisto agit comme Skip Ash avec n°9 : il s'est choisi un sujet d'expériences, qu'il s'agit moins de vaincre physiquement que de dominer psychologiquement - même si le démon ne désire pas faire de DD son esclave mais, comme le Caïd, lui prouver qu'il se trompe).
La scénariste avait visiblement choisi la direction dans laquelle elle souhaitait aller depuis longtemps, et on mesure mieux à présent ce que l'éloignement géographique de Daredevil signifie : hors de son quartier, de sa ville mais aussi face à des forces occultes, DD est désorienté, donc affaibli, "prenable". Les décors choisis reflètent aussi ce choix : on s'enfonce dans des espaces de plus en plus isolés, hostiles (la météo tourne à l'hiver), les paysages se font sauvages, désolés même. Même s'il est indiqué à un moment qu'on se trouve au Nord de l'Etat de New York, il apparaît qu'on est comme au bout du bout du monde.
L'épisode est découpé en deux parties :

- d'abord, une suite de scènes narre la séparation des Inhumains et n°9 d'avec Daredevil et Brandy tout en étant ponctuée par le dialogue entre Méphisto et Blackheart enx enfers - dialogue où le père enseigne au fils comment corrompre les hommes, choisir ses cibles, porter ses coups. Il est question de faire le mal non pour le mal mais pour se nourrir de la détresse qu'il cause chez les hommes, faire le mal nourrit les malfaisants, souligne leur domination.

- Ensuite, Blackheart ayant pris les traits d'un autostoppeur dépanné par les Inhumains et n°9 commence son oeuvre et sème le trouble. Gorgone et Karnak se déchirent, se battent, n°9 assiste impuissante, sans comprendre, au conflit ; puis Daredevil intervient, non pas en tentant de séparer les deux amis abusés, mais en traquant Blackheart. Un bref mais brutal combat les oppose, déchaînant le héros, qui comprend à la fois que son ennemi (et son père) le harcèle(nt) à nouveau et réussisse à le pousser à bout - une issue dont il devine vite qu'elle signera sa défaite.

A la fin de cet épisode, une mère effrayé par son fils se réfugie dans une église pour demander conseil à un prêtre : moment fugace mais piste importante puisqu'elle nous ramène au fils banni de Médusa et Flêche Noire, dont il devient évident qu'il sera une pièce importante, décisive, pour la suite.
Nocenti dispose ses pions avec adresse, méthodiquement, alors qu'on pouvait auparavant encore avoir l'impression que ce "subplot" du fils maudit ne menait nulle part ou ne serait pas résolue dans la série.
C'est une indication en tout cas sur le fait que tous les acteurs du drame sont en place et vont jouer un rôle, ce sont eux qui forment le Mortel Septuor (traduction choisie pour la vf) de l'épisode : DD, Gorgone et Karnak, Brandy, n°9, Blackheart et Méphisto.

Visuellement, le résultat est très abouti tout en restant prometteur (ce qui augure de très bonnes choses, vu le niveau) : les premières pages sont particulièrement impressionnantes, avec la représentation des enfers, royaume de feu, de fumée, avec des colonnes difformes, des parois, un sol composés d'âmes damnées. La colorisation ajoute à l'ambiance avec des contrastes violents de jaune, rouge, rose, mauve. John Romita Jr découpe ses pages de manière remarquable, notamment en employant toute la largeur de doubles-pages selon trois panneaux : à gauche et à droite, il aligne des bandes d'une case avec les Inhumains, Brandy, n°9, Daredevil ; au centre, il dresse un image sans cadre verticale où Méphisto fait la leçon à Backheart.
Par ailleurs, il se contente de planches sagement composées pour que le lecteur se concentre mieux sur l'atmosphère délétère que va créer Blackheart. Puis, à la fin de l'épisode, lorsque la situation dégénère, il enchaîne des bandes d'une case horizontale, ponctuées par d'autres de deux cases, puis retour à une case, avant de casser le rythme par des pages de deux vignettes horizontales. En déstructurant ainsi le découpage, il lui donne beaucoup d'énergie, en écho à celle que dépense (notamment) Daredevil contre Blackheart, et à l'intérieur de ses images, il joue sur l'espace négatif, supprimant le décor pour souligner la blancheur de la neige environnante (qui aveugle comme l'est DD, au propre comme au figuré).
Al Williamson adapte intelligemment son encrage en insistant sur les hâchures, les striures, qui donnent un aspect élimé aux vêtements, aux arbres, au ciel (toujours traversé de traits, ce qui donne l'impression stressante qu'il va se craqueler, se déchirer), des effets de texture aux matières, et appuie l'énergie des mouvements (c'est comme si Joe Kubert encrait Jack Kirby). C'est vraiment magnifique, un mélange de fin et de brut surprenant mais réussi.

Le ciel est à l'orage, mais c'est la terre sous le pieds des personnages qui va littéralement s'ouvrir... 
Daredevil #279 : Before The Flame
(Avril 1990)

Qui est le Pape ? Ce petit garçon énigmatique, capable (apparemment) de tuer d'un regard un bouc (qu'il voit la bouche et les naseaux exhalant des flammes), paniquant sa mère adoptive, les autres enfants et les adultes du village, est sur le point d'être lynché quand Daredevil, Brandy, n°9, Gorgone et Karnak s'interposent. Sa mère montre à l'équipe le vaisseau lunaire dans lequel elle l'a trouvé : c'est donc le fils de Flêche Noire et Médusa. Auparavant, dans un bar où ils faisaient une pause, le groupe a encore été, à son insu, manipulé par Blackheart, ayant pris les traits d'une serveuse. Le fils de Méphisto commet pourtant une grave erreur en entraînant plus tard les héros et Pape dans les enfers car l'enfant contrarie les plans du maître de l'antimonde...

Cette fois, Ann Nocenti accélère notablement le cours de son histoire en y ajoutant le dernier élément, suggéré à la fin du précédent épisode : les Inhumains trouvent enfin le fils de leurs régents, et la première scène le montrant explique, subtilement mais efficacement, pourquoi l'enfant a été banni d'Attilan par le conseil génétique. Son pouvoir est terrible, et son existence même va jusqu'à alarmer Méphisto - ce qui en dit long sur sa puissance !
(Le) Pape, qui ne doit son nom qu'aux râilleries des autres gosses du coin, est, après Blackheart, le dernier d'une longue liste d'enfants qui signe le run de la scénariste, et comme ses prédécesseurs, ce n'est pas un simple mouflet innocent, mais un être ambigü, à l'origine d'évènements cruciaux, pris dans des jeux d'adultes. Pourtant, comme les autres enfants de Nocenti, il apparaît physiquement inoffensif, touchant même, mais, plus que dans tous les autres récits avant, il ne faut pas se fier aux apparences.
Blackheart, l'autre fils de l'histoire, évolue aussi considérablement : une nouvelle fois, il a tenté les humains, les héros, mais découvert deux choses. D'abord, qu'il est aisé d'irriter les faibles, les vulnérables, et ensuite, conséquemment, que la vision de Méphisto, ses leçons, son angle d'attaque, ne sont pas aussi efficaces que prévu. En vérité, les hommes sont pleins de failles, mais aussi de ressources, dont la plus redoutable est leur volonté : on peut les entamer, mais ce n'est pas parce qu'ils plient qu'ils rompent.
Le doute de Blackheart vis-à-vis de Méphisto et le courroux de Méphisto vis-à-vis de Blackheart (à cause de son doute mais aussi du jeune Pape) vont peser substantiellement dans la suite de l'histoire. Et la chute, au propre et au figuré, de l'épisode, marquent un tournant pour cette suite : ce qui va se passer fait glisser le récit dans le fantastique, la métaphore, presque la légende, la série bascule carrèment dans une nouvelle dimension - peut-être ce qui a été imaginé de plus original et puissant parmi les auteurs marquants du titre.

Graphiquement, John Romita Jr et Al Williamson opérent un choix étonnant mais très malin (c'est le cas de le dire...) : les planches dégagent une simplicité, une sobriété, surprenantes. Il semble que les deux artistes aient opté pour cette approche à la fois pour éviter la surenchère visuelle (quand bien même on a droit à une sidérante splash-page de Méphisto dans son royaume et que l'aspect même du personnage est des plus effrayants - et encore, le pire est à venir...) et pour renforcer l'ambiance anxieuse de l'épisode.
Les planches sont plus garnies qu'à l'habitude : gaufriers de six cases plus parfois une vignette occupant toute une quatrième bande, pages en "échelle" (une case verticale en opposition à d'autres cases plus larges ou plus petites à côté), abondance de gros plans (sur les visages où, en peu d'expressions, JR Jr réussit à communiquer la progression des émotions)...
Tout cela concourt à rendre l'image où la terre s'ouvre littéralement sous les pieds de personnages, les faisant chuter dans les entrailles infernales (à l'exception de la mère adoptive) incroyablement frappante, comme si tout avait retenu visuellement jusqu'à cet instant dramatique. Et à l'horreur de la mère adoptive saisi en gros plan, en contre-plongée, répond la grimace horrible et furieuse de Méphisto : du grand art en matière de storytelling !

Place maintenant à la visite de l'Hadès : frissons (mais pas seulement...) garantis !
Daredevil #280 : Twilight of the Idols
(Mai 1990)

L'enfer n'a pas qu'un visage, c'est ce que vont découvrir Daredevil, n°9, Karnak et Gorgone, Brandy et le Pape, séparés dans cet ordre après avoir chuté dans le royaume de Méphisto. DD doit traverser une tempête de neige puis une ordre de diablotins féroces. N°9 croise l'ange Gabriel (en vérité, le nouveau déguisement de Blackheart) puis Lucy (Lucifer) dans un simulacre de paradis publicitaire. Karnak et Gorgone rencontre une créature allant et venant entre les royaumes, vivant dans un palace aussi luxueux que sans vie. Brandy et le Pape gravissent une montagne sans fin et réveillent un ange indien en chemin. Il s'agit plus se survivre, tenter de comprendre, se repérer... Avant de se réunir et de défier le roi de l'antimonde.

Tout cet arc est construit comme un escalier, chaque marche/épisode conduit les protagonistes dans les tréfonds (de l'âme, de la terre) et maintenant qu'ils y sont, ils doivent s'y frayer un chemin, recouvrer la raison dans un espace qui en est dépourvu.
Ann Nocenti explore de manière plus visuelle que Frank Miller le thème de la descente aux enfers, et de cette manière elle pousse la logique même de Daredevil (le personnage comme la série) à son paroxysme. Ce qui avait été montré de façon grotesque et délirante dans le tie-in du crossover Inferno, puis aperçu dans le #266 (A beer with the Devil), est à présent clairement exposé... Et revêt un aspect polymorphe, adapté en fait à chacun des protagonistes.
DD est d'abord éprouvé physiquement : dans un endroit où ses super-sens et son radar ne lui sont d'aucune utilité, il doit progresser dans un impressionnant enfer blanc, glacial. Il est plus aveugle que jamais, seule sa détermination peut encore le guider.
N°9 a, en comparaison, droit à un traitement plus clément mais trompeur pour sa nature naïve : célèbrée comme une déesse par une nuée de diablotins (sur les tuniques desquelles Nocenti s'est amusée à inscrire les noms de groupe de hard-rock - la musique du diable ! - comme Motley Crüe, Heavy Metal, Anthrax, Run DMC), elle se rend plus ou moins compte de la superficialité de ce décor dont elle serait l'emblême.
Karnak et Gorgone, après s'être une énième fois écharpé sur le moyen de s'en sortir (le premier conseillant la réflexion là où le second privilégie la force brute), font connaissance avec une créature équivoque, dans un milieu fastueux mais désincarné.
Enfin, Brandy et le Pape escaladent une paroi raide et infinie en dissertant sur la réalité de leur situation, la pertinence des croyances.
La scénariste brasse des thèmes incroyablement larges et ambitieux dans le cadre d'un épisode de comic-book de super-héros. Elle entraîne la série dans une mise en scène, une réflexion rares, où il n'est plus question de simples bons et méchants, de réglements de comptes, mais de questionnement sur soi, sur sur ce qui nous entoure, nous forme, nous forge le sens critique, le caractère. On voit que l'auteure a atteint une licence narrative pour oser une écriture pareille (on l'avait entrevue quand elle s'était passée de Daredevil après sa défaite contre le gang de Typhoïd Mary, puis lors des tie-in d'Inferno) : c'est la marque d'une grande confiance à la fois dans ce qu'elle raconte, propose, mais aussi de la part de son éditeur, qui la laisse développer une trame dégagée de figures imposées, de codes familiers. Très fort - et très bien formulé !

John Romita Jr et Al Williamson font eux-aussi feur de tout bois dans ce chapitre : comme disait Alex Toth, "an artist must "plus" the script" - il faut avoir du répondant face au scénario mais plus encore, il faut l'enrichir visuellement.
Les planches se déclinent quasiment comme des tableaux (au sens où on l'entend dans un ballet), chaque séquence a été intelligemment conçu pour être distincte et évocatrice de l'endroit et des émotions traversés par les personnages. Le résultat est à chaque fois très graphique (même quand DD se trouve dans des cases sans décors... Mais lorsqu'arrive la tempête de neige, c'est aussi bluffant : quel rendu superbe !), avec un découpage différent là aussi à chaque fois (petites cases en rafale pour n°9, gaufriers et plans verticaux alternés pour Brandy et le Pape, case-bande ponctuant des paires de vignettes pour Karnak et Gorgone).
Que dire ? Il est là aussi rare de lire des épisodes d'une telle constance dans la qualité graphique, non seulement avec un tandem dessinateur/encreur régulier, mais qui tient surtout le coup chapitre après chapitre, en vous gratifiant de pages à la fois mémorables, inventives et efficaces. C'est aussi tout cela qui rend Romita Jr avec Williamson si extraordinaire.

La suite (et bientôt fin) ne va pas démentir les prouesses de cette équipe.
Daredevil #281 : Heaven is knowing Who You are
(Juin 1990)

Une fois en Enfer, on y sombre ou on en sort (du moins on essaie) : Daredevil, une torche à la main, va tenter de se présenter directement devant Méphisto pour répondre à son défi - mais chaque démon tué pour tailler sa route grossit (en volume et en puissance) son adversaire. N°9 va indirectement montrer à Blackheart (qui se cache toujours sous les traits de Gabriel) qu'on n'est pas toujours ce que les autres veulent. Karnak et Gorgone prennent congé de leur hôtesse pour comprendre où ils sont (et donc pourquoi ils y sont, comment en sortir). Brandy et le Pape, abandonnés par l'ange indien qu'ils ont ranimé, déduisent qu'être meilleur se gagne.

Un aphorisme fameux de Frank Miller dans Born Again ("Un homme sans espoir est un homme sans peur", comprenait le Caïd alors qu'il pensait avoir brisé Matt Murdock en lui ôtant tout) est ici, in fine, reformulé : "Quand l'homme n'est pas brisé, il devient plus fort".
Ann Nocenti, à une étape du dénouement de sa saga en enfer, nuance notablement sa différence : chez Miller, tout est combat, obstination, vengeance/revanche ; quand chez Nocenti, le combat devient vain -pas inutile, pas débouchant sur la défaite, mais au contraire établissant que, parfois, c'est en arrêtant de répondre violemment à la violence qu'on affirme sa force et qu'on contrarie vraiment l'ennemi.
Cette philosophie est énoncée autrement, mais pour le même constat, par le Pape quand il discute avec Brandy au bord d'un cratère d'une beauté terrible : "si tu veux le bien, donne le bien.  Si tu veux quelque chose, donne-le d'abord".
Et pour Karnak et Gorgone, cette sortie de crise est déclarée par ces mots : "on ne défonce pas les portes pour le plaisir d'agir. On essaie de les comprendre pour qu'elles s'ouvrent."
Ces citations ne sont pas écrites par une scénariste qui se regarde écrire, qui fait des mots d'auteur : elles sont les conclusions de personnages qui comprennent que, face à eux-mêmes, leurs faiblesses, leurs échecs, dans un endroit qui les désoriente, face à une menace qui les dépasse, c'est par la raison et non pas la force qu'ils s'en sortiront. Il leur faut avant tout récupérer cette raison dans un milieu qui veut leur la faire perdre pour se sauver, vaincre le démon qui les a piégés.
Nocenti vise haut en voulant élever son comic-book super-héroïque au-delà de ses codes (le bon, le méchant, l'affrontement physique, la victoire, la morale de l'histoire), mais comme elle est astucieuse et audacieuse, elle passe par le verbe, la phrase, le style, qui seuls peuvent démasquer les clichés, les retourner, relancer le récit. Ce n'est en tout cas pas banal, ce spectacle de héros qui arrêtent de lutter physiquement pour gagner, déjouer le plan de leur ennemi et reprendre le contrôle de leur sort.
Par ailleurs, un invité, toujours aussi surprenant, va s'engager dans la partie : le Surfer d'Argent ! Stan Lee et John Byrne avaient fait d'un face-à-face entre l'ex-héraut de Galactus et Méphisto l'argument d'un récit complet, et Ann Nocenti  convoque le personnage à l'évidence en référence à cette histoire. C'est aussi une façon de créer un contraste avec ce qui se passe : Le Surfer erre dans l'espace, donc à l'opposé des profondeurs infernales, mais ses pouvoirs lui permettent de détecter les activités maléfiques. La silhouette argenté, virginale, du personnage tranche aussi de manière symbolique avec les noirceurs et les incandescences sanguines de Méphisto et son royaume : c'est donc, en quelque sorte, l'incarnation suprême du chevalier blanc qui descend dans l'Hadès pour affronter le démon-dragon menaçant les simples mortels innocents (plus quelques Inhumains, guère plus armés...).

A quelques exceptions (les séquences avec n°9 et, dans une mesure moindre, celles avec les Inhumains ou Brandy et le Pape), l'épisode fait la part belle aux grandes images, dans la veine la plus "Kirby-esque" de John Romita Jr : dès la première page (comme à la dernière), Daredevil est représenté dans une pose iconique, le rouge de son costume tranchant avec la blancheur de là où il est, une torche brandie à bout de bras. 
Les décors sont somptueux et offrent encore une fois l'occasion à Al Williamson de réaliser des prouesses pour les finitions et l'encrage : il semble à la fois nettoyer et habiller le dessin de son partenaire. Qu'il s'agisse de représenter un cratère en feu ou le Surfer dans l'espace, de détailler les gravures de la paroi escaladée par Brandy et le Pape, ou de s'inspirer des surréalistes pour le voyage de n°9, le soin apporté aux cases, à la sensation qu'elles doivent produire sur le lecteur, est sensationnel.

Comment tout ça va-t-il se dénouer ? Réponse avec le dernier épisode de cette saga (et de ce run) dantesque.  
Daredevil #282 : Crooked Halos
(Juillet 1990)

C'est la fin du voyage, l'heure de vérité : Daredevil va se présenter devant Méphisto et il reçoit un dernier conseil de Blackheart lui-même, qui déclare à son père que son plan a échoué, que ses méthodes ne fonctionnent plus. Le diable tente plusieurs fois de faire taire sa progéniture en l'écrasant, mais bientôt les héros réunis lui font face et le défient. Il leur rit au nez et tue l'un d'entre eux, mais ce crime est inutile - d'autant plus que le Surfer d'Argent surgit et attaque. Il permet aux prisonniers de remonter à la surface du monde : cette évasion signe leur victoire sur Méphisto. Ils ont réussi à s'échapper de l'enfer.

Deux ans et demi après le début de leur collaboration et après 30 épisodes, la fin de cette saga marque la fin du run d'Ann Nocenti avec John Romita Jr. Le risque après un partenariat dont les fruits ont été si originaux et riches est d'aboutir à un dénouement en-deçà de ce qui a précédé. Mais il n'en est rien (même si on peut néanmoins regretter que cela n'ait pas fait l'objet d'un numéro double, encore plus épique, avec plus de place, et pour frapper un dernier grand coup).
Au terme de l'arc Typhoïd Mary, Ann Nocenti avait choisi de ne pas conclure de façon classique, avec un combat physique, une victoire nette et sans bavures du héros - au contraire, Daredevil finissait défait, son adversaire s'éclipsant comme dans un songe (ou plutôt un cauchemar), et la série allait s'en trouver impacté profondèment au point de l'emmener, elle et son héros, sur des chemins de traverse.
De manière similaire, mais aussi plus baroque, mythologique, cette saga avec Méphisto s'achève non pas avec les poings (même si le Surfer d'Argent s'en mêle) mais avec un discours sur la condition humaine, l'inutilité même de se battre comme des pugilistes ordinaires. Ce ne sont pas des adversaires communs qui s'affrontent mais plutôt des symboles, des formes, presque des états, des abstractions, des concepts. Méphisto avait dit que ce qui lui plaisait avec les héros, c'est qu'ils tombaient de haut. Daredevil triomphe du diable en lui renvoyant cette pensée au visage : en vérité, ce n'est pas une question de bons et de méchants, mais de liberté, de choix. L'arrogance de Méphisto l'a condamné à l'échec : il a voulu faire une démonstration, bloquer ses ennemis dans les cordes. Mais ses ennemis refusent le combat et partent, et comble de l'humiliation, s'en vont en lui pardonnant - ce pardon leur permet de se libérer du diable.
La puissance singulière de ce dénouement éclipse l'issue même des autres intrigues (le fait que Karnak et Gorgone aient retrouvé le fils de Médusa et Flêche Noire, que n°9 accepte d'être enfin seule et indépendante), et d'ailleurs dans le #283, Ann Nocenti expédiera les adieux entre les Inhumains, la "femme parfaite" et DD. On peut estimer que, comme d'autres grands scénaristes face au problème de boucler la boucle efficacement, l'auteure ait été en quelque sorte dépassée, impuissante à conclure à la mesure de ce qu'elle avait développé. Mais il lui sera beaucoup pardonné après nous avoir gratifiés d'épisodes aussi ébouriffants.

John Romita Jr et Al Williamson n'ont levé le pied pour ce dernier round. La représentation de Méphisto est un concentré de leur production ici : créature difforme, devenue obèse après s'être goinfré des souffrances qu'il a infligées, la face entre le serpent et la grenouille, couché sur un lit de corps damnés, il est à la fois grotesque et effrayant, immense ogre écarlate défié par de minuscules héros. Voilà un monstre qu'on n'oublie pas.
La participation du Surfer d'Argent permet d'admirer une autre facette du talent des deux artistes qui parviennent, avec une économie remarquable de traits, la vitesse de l'alien sur sa planche en route pour les enfers, traversant toute la largeur d'une double-planche puis fondant sur le diable, immaculé face à la créature bavant de l'encre.
Romita Jr et Williamson flirtent à plusieurs reprises avec l'art abstrait : JR Jr s'y révèle, comme l'a analysé Bernard Dato (dans Comic Box), comme un dessinateur du mouvement, de l'énergie, de l'esquisse, que Williamson affine, précise, orne. Le résultat est à la fois sommaire et sensible, ébauché et gravé, simple et puissant, d'une intense élégance.
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Dans le courrier des lecteurs du #282, à l'époque, Marvel annonce que John Romita Jr reviendra sur le titre rapidement, mais ce ne sera pas le cas (il retourne dessiner Iron Man). Mark Bagley le remplace brièvement, puis Lee Weeks devient le nouvel artiste régulier de la série, toujours encrée par Al Williamson. Ann Nocenti poursuivra l'aventure jusqu'au #291 avant de s'en aller vers d'autres aventures.

Mais, bon sang, quel run : 30 épisodes de haut vol, à (re)découvrir d'urgence !

mercredi 14 novembre 2012

Critique 361 : DAREDEVIL par ANN NOCENTI, JOHN ROMITA JR et AL WILLIAMSON (1/2)

Tout comme je l'ai fait pour les runs de Brian Michael Bendis et Ed Brubaker, je vous propose de revenir sur un run particulier de la série Daredevil, lorsque la scénariste Ann Nocenti, le dessinateur John Romita Jr et l'encreur Al Williamson étaient aux commandes.
J'y consacrerai deux parties, la première couvrant les épisodes 250 à 267 (avec l'arrivée au dessin de John Romita Jr ; avant, pendant et juste après la saga Typhoïd Mary), la seconde couvrant les épisodes 268 à 282 (jusqu'au départ de JR Jr).
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En préambule, il convient de situer ce run dans le temps. Frank Miller a quitté la série avec le dernier épisode de sa mythique saga Born Again (Renaissance en vf, #227-233), dessinée par David Mazzucchelli, en 1986. L'editor de la série, Ralph Macchio, confie le scénario du #236 à Ann Nocenti et les dessins au vétéran Barry Windsor-Smith en Novembre de la même année.
L'essai est concluant puisqu'en Janvier 1987, elle devient la titulaire du poste du #238 au #245 en Août. Elle collabore avec divers artistes durant cette période : Sal Buscema (#238), Todd McFarlane (#241), Keith Pollard (#242), Chuck Patton (#245) et surtout Louis Williams (#239-240, 243-244).
Ann Nocenti est une scénariste débutante mais elle a été editor auparavant : c'est elle par exemple qui a remplacé Sal Buscema par Bill Sienkiewicz aux dessins des New Mutants écrits par Chris Claremont en 1984 - un choix audacieux pour l'époque quand on considère à quel point le style de l'artiste détonait avec les standards. Mais ce mélange de fraîcheur comme auteur et d'expérience comme editor joue en sa faveur quand elle prend les rênes de Daredevil : comme elle l'expliquera dans une interview au magazine "Comic Box", elle ne se souciait pas de passer après Miller (devenu la référence pour la série) et en même temps elle savait à la fois comment gérer un comic-book mensuel. Surtout, elle avait la confiance totale de Macchio. 
Après un break d'un mois, Nocenti revient au #247. Elle fait alors équipe au dessin avec Keith Giffen puis Rick Leonardi (#248-249) Mais en Janvier 1988, un nouvel élément va changer la série et contribuer à faire entrer son run dans l'histoire de la série : c'est l'arrivée de John Romita Jr.
L'artiste est déjà une vedette de Marvel pour lequel il a dessiné (entre autres) Iron Man, Spider-Man et Uncanny X-Men. Sa régularité est établie et stylistiquement il a atteint le sommet de son art, affranchi de l'influence de son illustre père et pas encore dans la roue de Jack Kirby. Il bénéficie aussi d'un encreur légendaire en la personne d'Al Williamson, qui a derrière lui une expérience de dessinateur classique, formé par Alex Raymond. Ensemble, ils vont produire des planches extraordinaires, qui, elles aussi, se démarquent de l'empreinte de Miller-Janson-Mazzucchelli. Il n'est pas improbable que Williamson ait été plus un finisseur qu'un simple encreur tant sa contribution est remarquable : il "nettoie" le dessin de Romita Jr, lui apporte un soin pour les décors, une finesse dans le trait, un sens des à-plats noirs qu'aucun autre de ses partenaires (à mes yeux du moins) n'accomplira par la suite (sans parler du fait que le dessin de JR Jr perdra aussi en subtilité).
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Ann Nocenti, John Romita Jr et Al Williamson vont collaborer du # 250 à 257, puis du #259 au 263, puis du #265 au 283, soit 32 épisodes, pendant près de trois ans. Williamson reste en place ensuite pour seconder Lee Weeks comme dessinateur.
Romita Jr et Williamson se retrouveront en 1993 pour la mini-série Daredevil : Man Without Fear, écrite par Frank Miller. 
Ann Nocenti, elle, quittera la série en 1991 au #291 : elle demeure donc un des auteurs les plus prolifiques de Daredevil, l'unique femme à avoir écrit le titre. Elle partira en ayant conscience de ne plus avoir de choses intéressantes à dire et aussi pour se diversifier en travaillant pour le cinéma puis comme journaliste, avant de revenir à l'écriture de comics plus tard (aujourd'hui, elle travaille chez DC Comics sur Catwoman). Mais elle est revenue brièvement à Daredevil à l'occasion du #500 (final du run d'Ed Brubaker) en 2009, pour un court récit, 3 Jacks, de 13 pages mis en images par David Aja.   
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Le point sur la situation de Daredevil :

Wilson Fisk, le Caïd, a appris par son réseau d'indics, tenant lui-même l'information de Karen Page, ex-petite amie de Matt Murdock, que ce dernier et Daredevil était un seul et même homme. Il s'est servi de cela pour ruiner la carrière de l'avocat, qui a été radié du barreau, a perdu sa maison, est devenu un clochard.
Désirant s'assurer de la mort de son ennemi, le Caïd a envoyé pour le tuer Nuke, un soldat qui a volontaire pour tester une nouvelle formule du sérum du super-soldat (comme Captain America). Au terme d'un affrontement dévastateur, Daredevil réussit à vaincre Nuke. La révèlation médiatique des liens unissant le tueur au Caïd entraîne des poursuites judicaires contre celui-ci.
Entretemps, Matt Murdock a renoué avec Karen Page. Ils s'occupent maintenant d'un centre d'aide sociale dans le Bronx au sein de laquelle l'avocat aveugle fournit des conseils, laissant à d'autres le soin de plaider car il n'a toujours pas été réintégré... Mais le Caïd persiste à vouloir anéantir Murdock, autant pour se venger que pour lui prouver que son combat pour la justice est vain. 

Daredevil #250 : Boom !
(Janvier 1988)
Daredevil #251 : Save the planet
(Février 1988)
Daredevil #252 : Ground Zero
(Fall of the mutants tie-in, giant-sized issue)
(Mars 1988)

Ces trois premiers épisodes forment une sorte de préambule pour le run d'Ann Nocenti, John Romita Jr et Al Williamson, mais c'est un copieux amuse-bouche avant le plat de résistance que sera l'arc Typhoïd Mary.

Deux forces s'affrontent : d'un côté, l'industrie Kelco, liée à l'armée, elle-même liée à Wilson Fisk le Caïd, responsable de fraude environnementale et de mise en danger de la vie d'autrui (un petit garçon, Tyrone, a ainsi perdu la vue en se baignant dans un lac pollué par les rejets d'une de leurs usines) ; de l'autre, l'association "Planète verte", composée de défenseurs de la nature, dont le responsable, Rolands, vient demander à Matt Murdock son aide pour poursuivre (plus efficacement que cela a été fait jusqu'à présent) la Kelco. Emu par ce qui est arrivé au jeune Tyrone et la colère de son père, Ross, l'avocat en rupture de ban accepte ce job et guide David, un jeune confrère, qui plaidera pour lui.
Mais Daredevil va découvrir deux nouveaux éléments : d'abord, son ancien associé, Franklin "Foggy" Nelson (en couple avec la photographe Glorianna O'Brien, elle-même ancienne maîtresse de Murdock) est un des avocats de la Kelco (mais ignore que le Caïd en est un actionnaire) ; et ensuite, l'armée a chargé le mercenaire Bullet d'intimider les activistes de "Planète verte" en les mêlant à un meurtre qu'il a commis.
La situation va se compliquer à cause d'un évènement extérieur à cette affaire : le mutant Apocalypse et ses quatre cavaliers attaquent New York. La population paniquée croit qu'il s'agit d'une attaque nucléaire des russes. Des voyous drogués et armés menés par Ammo comptent profiter du chaos pour piller la ville. Daredevil, la Veuve Noire et quelques anciens soldats et policiers s'interposent...

Ce qui frappe avec ces trois premiers épisodes (dont le #252 est un numéro double de 40 pages !), c'est leur densité et leur rythme : Ann Nocenti fournit au lecteur une grande quantité d'informations en peu de temps mais avec une clarté d'exposition et un dynamisme narratif extraordinaire. La lutte entre la Kelco et "Planète verte", le procès qui s'annonce, la vie du centre d'aide social animé par Matt et Karen : tout cela est parfaitement exposé et pose une intrigue ambitieuse et passionnante.
Par ailleurs, la scénariste articule déjà son histoire autour de la vengeance du Caïd, le second round en quelque sorte après la saga Born Again de Miller : Wilson Fisk ne veut plus tant tuer Matt Murdock que l'humilier, lui prouver que son combat est vain et donc que sa double vie en tant que Daredevil est vouée à l'échec. Nocenti dépeint le Caïd comme un individu encore puissant, influent, aux relations multiples, et obsédé par Murdock - nous verrons par la suite que la nature-même de son ressentiment se teinte d'une manière plus trouble encore.
Le personnage de Bullet introduit un nouveau vilain dans la galerie d'adversaires de Daredevil - c'est un colosse redoutable, rapide et malin, motivé par le gain, cynique - et c'est un personnage dans un situation original - il est le père, souvent absent à cause des contrats, d'un jeune garçon, Lance, traumatisé par la bombe nuclèaire depuis l'exposé de son instituteur, transformant l'appartement où il vit en abri anti-atomique.
Ce dernier point nous amène à examiner la façon dont Ann Nocenti décrit le décor de la série, auquel elle consacre un soin particulier : New York y est montré comme une mégalopole au bord de l'apocalypse, les rues jonchées de détritus, peuplées de clochards, de junkies, de voyous, de gamins errants, de putes - une masse de gens désespérés, dont les pensées sont souvent dévoilées de manière inquiétante (un passager du métro cachant un flingue et rêvant de s'en servir pour tuer des inconnus au hasard). L'effet est saisissant.

Et cela nous conduit à parler de l'aspect graphique : depuis ses épisodes de Spider-Man, John Romita Jr n'a plus rien à prouver pour ce qui est de représenter à la fois les héros de la rue, acrobates et batailleurs, et leur environnement urbain. Avec l'aide d'Al Williamson, connu pour être un dessinateur-encreur minitieux, l'artiste réalise des planches à la fois énergiques, notamment lors des scènes d'action découpées comme des ballets gracieux et violents (superbe baston entre Daredevil et Bullet puis Ammo), et composées avec intelligence (des cases à la fois fournies en détail et aérées quand il le faut).
La contribution de Williamson est notable quand il s'agit de dessiner en détail les intérieurs et extérieurs, les véhicules, les vêtements et accessoires : il est un véritable finisseur qui permet à Romita Jr de se concentrer sur les enchaînements, les personnages, les impacts. Il alterne à-plats noirs et traits fins pour figurer les volumes et le brouillard permanent dans lequel semble noyé New York (seule la tour du Caïd surplombe la cité pris dans ce fog).
JR Jr est formidablement bon pour camper en quelques coups de crayons une silhouette inoubliable : son DD est un voltigeur élégant, le Caïd est un géant obèse, Bullet une figure noire épurée qui dégage une brutalité vigoureuse, et les enfants qui traversent ces épisodes (Lance, Cain) sont également très réussis (moins réalistes que crédibles - bien plus que ce que fait l'artiste aujourd'hui avec Kick-Ass par exemple). 

Bien entendu, il y a quelques bémols : la colorisation de Christie "Max Scheele a vieilli (surtout que l'impression de l'époque était vraiment lamentable), les coupes de certains vêtements civils et les coiffures trahissent leur époque, l'épisode tie-in au crossover Fall of the mutants oblige le récit à incorporer des éléments un peu encombrants...
Mais ce n'est pas grand'chose car Nocenti impose des idées originales, atypiques, avec un regard journalistique (les allusions à la guerre froide, la menace nuclèaire, l'écologie) acéré.
Après ces trois premiers chapitres, le trio Nocenti-Romita Jr-Williamson va s'engager dans une saga mouvementée et mémorable de 10 épisodes qui va considérablement marquer le héros, bousculer le lecteur et rediriger la série.
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Daredevil #253 : Merry Christmas, Kingpin
(Avril 1988)

C'est Noël et Daredevil veille sur Hell's Kitchen : deux gredins, les Wildboys, sèment le désordre dans le quartier en pillant des boutiques et en effrayant les passants. Le justicier va se charger d'eux tout en observant les réactions d'un jeune garçon, amateur de skate-board, Eightball, fasciné par ces voyous...

Cet épisode annonce l'arc Typhoïd Mary (#254-257, #259-263) : on y voit le Caïd réfléchissant au moyen définitif d'humilier Matt Murdock en lui prouvant que seule la loi du plus fort prévaut dans ce monde. Ann Nocenti met en scène Wilson Fisk dans deux situations contrastées : d'abord, dans sa salle de musculation où, agaçé par une mouche, excédé par l'échec d'une affaire (il veut faire construire l'immeuble le plus haut tour de New York, "celui qui fera de l'ombre aux autres"), il s'emporte et détruit tout (y compris son coach) avant de comprendre qu'on ne peut pas tuer un insecte ainsi (la métaphore est limpide : le Caïd comprend qu'il faut être également plus subtil pour détruire Murdock) ; et ensuite seul dans son bureau, assis au bout d'une immense table, dans le noir, ressassant le nom de son ennemi, comme un mantra, comme possédé (l'effet est simple mais saisissant).
Par ailleurs, comme on a pu le remarquer dans les trois épisodes précédents, Nocenti est attaché aux personnages d'enfants : elle ne les écrit pas comme de petits êtres innocents, mais plutôt comme des individus attirés par le mal, tentés par des individus défiant l'autorité (comme Cain) ou perdus au milieu d'adultes (comme Tyrone, qui va revenir dans les épisodes suivants). Ici, on fait connaissance avec Eightball, un jeune skateur ébahi par les actes des Wildboys mais surveillé par Daredevil. Il malmène également la jeune Darla, qui pratique le même sport que lui, dont il est visiblement épris mais à laquelle il cache ses sentiments par honte.
Daredevil/Murdock figure comme l'ange gardien de son quartier, partagé en son rôle de gardien costumé et de responsable du centre d'aide social, pour lequel il prépare les fêtes de fin d'année (on ne peut évidemment pas s'empêcher de faire le parallèle entre la scène où il arrive avec le sapin puis celle où il distribue des cadeaux - incongrus - et le 7ème épisode de la série désormais écrite par Mark Waid, où dans les deux cas, personne n'est dupe que Murdock est Daredevil).
Les Wildboys, enfin, sont les méchants (pas bien terribles en apparence) de cet épisode, mais ils referont parler d'eux dans l'arc Typhoïd Mary.

Les planches de John Romita Jr sont d'une efficacité redoutable et dégagent en même temps une bonne humeur contagieuse, avec Daredevil souriant, sûr de lui, bondissant. Quand il règle leur compte aux Wildboys, ses gestes sont précis, économes, sa silhouette gracieuse et menaçante à la fois. Et Al Williamson sait parfaitement appuyer les effets du dessinateur en soulignant les éléments les plus importants : on voit bien que l'encreur sait guider l'oeil du lecteur sur les points forts de chaque planche. Son trait fin met en valeur le découpage très nerveux, avec des motifs récurrents (des planches contruites en échelle avec une case verticale sur la gauche et des vignettes horizontales sur la droite ; ou d'autres avec une première bande pleine suivi d'une deuxième avec trois cases et une troisième à nouveau horizontale).
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Avec cet épisode commence l'arc narratif Typhoid Mary (#254-257, Avril-Août 1988, puis #259-263, Octobre 1988-Février 1989).
Daredevil #254 : Typhoid !
(Mai 1988)

Daredevil #255 : Temptation
(Juin 1988)

Daredevil #256 : Blindspots
(Juillet 1988)

Les trois premiers épisodes de l'arc Typhoïd Mary plongent tout de suite le lecteur dans le vif du sujet : des personnages rapidement et fortement caractérisés, une méchante originale, des séquences qui s'enchaînent et mettent Daredevil dans une situation très compliquée, et en arrière-plan le procés de la Kelco qui va être mettre le feu aux poudres.

Qui est donc Typhoïd Mary ? Elle surgit dans Hell's Kitchen de manière spectaculaire en s'en prenant au business du Caïd qui, après s'être renseigné à son sujet, découvre qu'elle est l'arme parfaite pour dévaster Matt Murdock. Pour Wilson Fisk, Daredevil ne peut être vaincu physiquement ou mentalement (il a trop de ressources pour cela comme l'a prouvé l'arc Born Again), par contre sentimentalement, son couple avec Karen Page est certainement son talon d'Achille, et Typhoïd peut défier Daredevil tandis que son autre personnalité, la douce Mary, peut séduire Murdock.
Pour atteindre l'avocat, Mary va passer par Tyrone, qui est rééduqué après avoir perdu la vue : elle se fait passer pour une amie, qui connaît le monde des aveugles, et se fait douce avec l'enfant alors que Matt tente en vain de lui inculquer ce que lui avait appris son mentor, Stick (une méthode plus dure).
Pendan ce temps, le procès contre la Kelco approche et Glorianna O'Brienn, la petite amie de Foggy Nelson, se demande si elle doit utiliser des photos compromettantes (d'une déchetterie non réglementaire) contre la compagnie et donc contre son amant.
Pour plaider à sa place, Matt s'appuie sur David, un jeune avocat brillant et ambitieux, qu'il assiste et conseille depuis le début de l'affaire. Ensemble, ils élaborent leur axe de défense (prouver l'immoralité de la Kelco et émouvoir le jury plutôt que de discuter les points de détails juridiques).
Matt est de plus en plus troublé par Mary et succombe à son charme, trompant Karen sans oser lui avouer : l'homme sans peur a peur de ses sentiments, le plan du Caïd fonctionne déjà sur ce plan. Daredevil, lui, est également dérouté par Typhoïd dont les pouvoirs télékinésiques le mettent en difficulté et dont l'objectif précis lui échappe (elle le défie, fait des allusions à sa situation sentimentale, renonce à le tuer quand elle en a l'occasion).
D'ailleurs, Typhoïd trouble également le Caïd, à la fois satisfait de son efficacité et jaloux des hommes qu'elle approche. Pour s'assurer un verdict favorable à la Kelco, Wilson Fisk lui demande de soudoyer et menacer un juré. Mais cette tactique lui vaut un revers cinglant : Daredevil réussit à retourner la situation et Foggy Nelson, découvrant les liens entre le Caïd et la Kelco lâche l'affaire...

Ces trois épisodes sont passionnants : tout d'abord, le personnage de Typhoïd Mary est fascinant. Comme l'a expliqué Ann Nocenti, elle l'a créée parce qu'elle en avait assez du traitement réservé aux femmes dans les comics (soit des potiches amoureuses du héros, soit des héroïnes tragiques) : elle a donc inventé une méchante particulièrement atypique, schizophrène sévère, aussi expéditive quand elle bascule du côté sombre qu'envoûtante quand elle est en civil. On comprend sans mal que Matt Murdock s'éprenne d'une femme belle, douce et compatissante comme Mary : c'est une créature parfaite pour égarer l'avocat rigide, volontiers moralisateur, qu'il campe (et qui irrite Glorianna O'Brienn quand il vient faire la leçon à son ex-associé, Foggy Nelson). Typhoïd est une vilaine complexe dont Nocenti tire le meilleur malgré des ficelles un peu grossières (les origines de ses pouvoirs sont floues - on peut supposer qu'elle est mutante - et son dédoublement de personnalité est aussi subtil que celui d'Aurora dans Alpha Flight de John Byrne, sans parler de son look improbable, très 80's - et que corrigera radicalement Alex Maleev lors de son run avec Brian Bendis) : elle n'a peur de rien... Sinon d'elle-même, craignant régulièrement que Mary la douce prenne le dessus sur sa nature belliqueuse ; elle est provocante, violente, sadique - bref, elle est flippante !
Le fait même que le méchant soit une femme altère considérablement la donne de la série, et quand Daredevil combat Typhoid, les coups échangés bousculent aussi le lecteur qui jubile devant le combat du bien et du mal mais qui est aussi dérangé par le fait qu'un homme frappe une femme. De la même manière, le fan ressent comme une trahison le fait que Matt trompe si rapidement Karen dans les bras de Mary : cela tend à prouver que son amour pour Karen est bien fragile et que Murdock est bien faible - du coup il y a aussi une certaine satisfaction à ensuite le voir en baver quand Typhoid le malmène. C'est diabolique.
La place qu'occupe le duel entre DD et TM est telle que, très vite, le "supporting cast" de la série passe un peu à la trappe, et c'est peut-être le seul reproche qu'on adressera à Nocenti : il n'y a plus de place pour le reste avec deux adversaires pareils. Elle en a certainement conscience puisqu'elle le met en scène à travers Tyrone, livré à lui-même dès que Matt et Mary se retrouvent et s'étreignent en se croyant seuls au monde, ne pensant pas que l'enfant a remarqué leur rapprochement. Mais il n'en reste pas moins que Karen et plus encore Foggy et Glorianna ou le complice black de Typhoid s'effacent progressivement (et pour certains disparaître des épisodes suivants). La partie se concentre vraiment nettement sur DD, Typhoïd Mary et le Caïd.

Graphiquement, ces épisodes sont aussi fantastiques : John Romita Jr a un sens quasiment inégalable de la mise en scène quand il faut dessiner les combats en corps-à-corps - il l'avait prouvé lors de ses premiers épisodes de Spider-Man. Mais le Tisseur est un acrobate hors du commun, un artiste peut se laisser à des exagérations avec lui. Daredevil, c'est une toute autre affaire : il est certes plus performant que la moyenne, mais son "fighting style" est moins défini, ce n'est pas Iron Fist (le maître des arts martiaux), Captain America (le super-soldat) ou La Chose (le monstre de puissance). C'est, presque comme Batman, un bagarreur économe de ses gestes, dont les pugilats possèdent néanmoins une chorégraphie (nombreux sont les artistes à avoir insisté sur cet aspect, comme Gene Colan ou, mieux encore, Frank Miller). Et cela, JR Jr l'a capté à merveille.
Quand il affronte Typhoïd Mary, la violence le dispute à la grâce, la joute à la danse. Romita Jr met cela en scène avec des enchaînements de cases simples mais remarquablement fluides, comme une frise qu'on déroulerait. Cela ne saute pas tout de suite aux yeux car on est pris dans le mouvement, mais, comme l'a détaillé Bernard Dato dans un article consacré au dessinateur dans "Comic Box", Romita Jr, au sommet de sa forme, comme ici, c'est un sentiment de légèreté, de souplesse incomparables, aussi bien en ce qui concernent les attitudes des combattants que dans le découpage.
Al Williamson est aussi parfaitement complèmentaire de Romita Jr pour cela : ancien disciple d'Alex Raymond (auquel Toth reprochait, avec son franc-parler légendaire, de dessiner des personnages trop poseurs, trop beaux pour être vrais), il est sur la même longueur d'ondes que l'artiste quand il faut animer Daredevil, n'hésitant pas à effacer le décor sur certaines vignettes pour que le lecteur se concentre sur l'action, ou, au contraire, à le détailler pour jouer sur l'espace (comme lorsque Typhoïd fond sur son ennemi et se roule avec lui dans une arrière-cour, ou lors d'une poursuite dans les égoûts).
Quand il s'agit de représenter les personnages en civil, la patte de Williamson est aussi identifiable sur le dessin de Romita Jr : il suffit de voir comment avec peu de traits un vêtement est tracé, tombe élégamment, comment en quelques lignes il trace une chevelure (d'un noir de jais quand Mary est à l'image). La rudesse de Romita Jr est équilibrée par la délicatesse de l'encrage de Williamson : c'est un mix étonnant et superbe.

L'épisode suivant, qui est comme une ponctuation dans cette saga, va encore mieux illustrer ce brio visuel et narratif.  
Daredevil #257 : The bully
(Août 1988)

Frank Castle enquête sur une série de meurtres dont les victimes ont succombé à l'absorption d'aspirine mélangée à du cyanure. Il descend plusieurs dealers pour remonter jusqu'au responsable, un certain Alfred Coppersmith. Mais Daredevil suit aussi sa piste et surprend le Punisher au moment où il va exécuter l'assassin (cherchant en vérité à se venger après son licenciement).
De leur côté, le Caïd et Typhoïd font le point sur leur association, et Wilson Fisk ne cache plus son attirance pour la tueuse qu'il semble vouloir posséder autant pour la dominer que pour ne pas laisser Murdock en profiter seul...

Deux particularités signent cette épisode :

- d'abord, à la même époque, dansle #10 de la série Punisher écrite par Mike Baron, on y trouve les mêmes scènes mais racontées du point de vue du vigilant ;

-et ensuite (surtout), en 2012, Greg Rucka a fait directement référence à ce #257 de Daredevil et son contrepoint dans son propre run sur le Punisher (précisèment dans l'épisode 8, dessiné par Michael Lark).

Daredevil #257 : DD vs Punisher, par Nocenti-Romita Jr-Williamson (1988)... 
... Punisher #8 : la même scène (un flash-back) par Rucka-Lark-Gaudiano (2011).

Le Punisher et Daredevil (comme DD et Spider-Man, entre autres) se sont souvent croisés au cours de leurs carrières et ont une relation à part. Frank Castle est devenu un justicier après l'exécution par la pègre de sa famille, cela l'a traumatisé définitivement et l'a conduit à prendre les armes, à traquer les criminels et à les éliminer. C'est un anti-héros, aux méthodes radicales, un héros avec des méthodes de méchant, qu'on ne saurait excuser malgré ses origines, mais c'est aussi un type droit, loyal avec ses amis, admiratif des héros corrects (comme Captain America, soldat lui aussi). Son extrémisme l'empêche d'être intégré à la communauté super-héroïque ordinaire.
Daredevil aurait pu devenir comme Frank Castle - et d'ailleurs, quand Miller écrira ses origines "définitives" dans Daredevil : Man without Fear, il révèlera que le jeune Murdock en vengeant son père tua accidentellement une fille - , il n'a pas hésité à aimer une tueuse comme Elektra, et son attitude est depuis toujours équivoque (appliquant la loi comme avocat, faisant régner le justice comme héros).
Ann Nocenti fait un choix osé et déroutant avec cet épisode : il se situe au coeur de l'arc Typhoïd Mary, sans prévenir, et on peut d'abord craindre qu'il parasite la lecture. Pourtant, au contraire, c'est un épisode charnière dans la mesure où Murdock/DD est en pleine confusion à cause de son ennemie (il est déjà infidèle, a peur du trouble que cela lui cause et en même temps éprouve de la colère envers lui-même de céder à la tentation, surtout qu'il ignore que le Caïd le manipule).
C'est donc avec colère qu'il réagit face au Punisher quand il va devoir l'affronter, colère face à ses méthodes (il veut tuer Coppersmith, DD veut le faire juger), mais aussi avec frustration (il s'agit en fait moins de sauver, et défendre ensuite devant une cour, un meurtrier, que de se défouler en se mesurant au Punisher). Leur bagarre est âpre et disputée, et Coppersmith y assiste, fasciné, espérant sans doute qu'ils s'entretueront pour leur échapper. L'issue que propose Nocenti est intéressante : le Punisher, au fond, veut la justice comme Daredevil et Daredevil doit convaincre le Punisher que justice sera faîte, sans pour autant tuer Coppersmith.
Une dualité similaire est mise en scène dans les séquences entre le Caïd et Typhoïd (dont l'une avec Mary), mais qui se joue sur un autre plan, érotique celui-ci. Néanmoins, il est aussi question de pouvoir, de domination, de vaincre l'autre. Et Wilson Fisk n'est à l'évidence plus tout à fait maître de lui-même avec sa tueuse : il doute un peu que Typhoïd domine Mary, mais lui ne domine plus son attirance pour Typhoïd. Il veut "briser le coeur de Murdock, pas son corps" et cela passe aussi par possèder le corps de Typhoïd Mary. Nocenti écrit cela de manière très suggestive, et découpe son script de façon à ce qu'il y ait un écho immédiat : après que le Caïd embrasse Typhoïd dans une case, la suivante montre Mary embrasser Matt (puis l'étreindre, hors champ mais explicitement, avec des cierges qui s'enflamment, dans une église).

Visuellement, le duel entre Daredevil et le Punisher est le point d'orgue de cet épisode, encore une fois superbement dessiné et encré. Nocenti laissait à John Romita Jr carte blanche pour composer ce genre de séquences car elle n'était pas inspirée pour les transcrire. Le résultat est donc encore plus spectaculaire quand on découvre à quel point, avec quelle intelligence et quelle force, JR Jr met cela en scène : pendant six pages, il nous gratifie d'une bagarre d'anthologie, où on sent vraiment l'impact de chaque coup de poing, la vitesse de chaque coup de pied, l'âpreté des échanges, le caractère exceptionnel et en même temps réaliste des deux opposants. Tout comme Coppersmith, on assiste, subjugué et inquiet, à ce match.
Dans ces six pages, il y a deux morceaux de bravoure : une bande qui occupe toute la largeur de deux pages illustrant littéralement et sans effet superflu le fait que DD a "des yeux derrière la tête" en assènant un coup de pied au Punisher dans son dos. L'image est superbe, et Michael Lark lui rendra un non moins bel hommage dans Punisher #8 de Greg Rucka. L'autre pépite survient à la fin de la baston quand le Punisher raisonné par Daredevil est dans la ligne de mire de Coppersmith, qui a ramassé le pistolet du justicier et menace les deux héros. DD neutralise le meurtrier en lui balançant une moitié de sa canne. Ces deux cases sont illustrées en caméra subjective, du point de vue de Coppersmith. Une fois KO, une large case noire clôt la séquence.
Simple mais impeccable.

Un (quasi) "one-shot" aussi prenant que parfaitement exécuté.   
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L'épisode #258, I heard the jungle breathe, (Septembre 1988) est un épisode écrit par Fabian Nicieza et dessiné par Ron Lim, sans rapport avec l'arc en cours).
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Daredevil #259 : The children are watching you
(Octobre 1988)
Daredevil #260 : Vital signs
(Giant-sized issue)
(Novembre 1988)

Butch, un jeune skateur, est témoin d'un traffic d'enfants et avertit Matt Murdock pour que Daredevil intervienne. Avec la complicité de Karen Page, qui se fait passer pour une cliente, le justicier affronte les malfrats à l'origine de cet ignoble commerce.
Cependant, Typhoïd est pressée par le Caïd de régler son compte à Daredevil et elle entreprend alors de recruter pour l'aider quelques-uns de ses adversaires récents : Bullet, les Wildboys, Ammo et Bushwacker sont pressés d'en découdre.
Ils vont frapper successivement et très brutalement leur ennemi commun, le laissant pour mort, en profitant de la présence de DD aux environs d'une manifestation entre écologistes pacifiques et patriotes célébrant l'Independance Day...

Ces deux épisodes (dont le #260 est un numéro double de 40 pages !) conduisent au climax de l'arc Typhoïd Mary. Dans un premier temps, Ann Nocenti, toujours à l'affût dans ses histoires de sujets sociétaux (ici, la pédophilie et le marché de la pornographie), en profite pour réunir le couple formé par Matt et Karen, qui prend une part très active à l'enquête et la résolution du problème. Encore une fois, c'est un adolescent qui sert de déclencheur à l'intrigue, encore une fois, il fait du skate-board : il semble bien pour la scénariste que ce soit un moyen de contrebalancer la gravité du récit avec la légéreté de ce sport et l'insouciance de l'enfance - le procédé est systématique, certes, mais fonctionne très bien.
Mais dès le #259, on sent que la tempête est sur le point d'éclater et d'emporter Daredevil car Typhoïd prépare un assaut terrible contre le justicier : c'est l'occasion pour Nocenti de convoquer des personnages qu'elle a elle-même créés depuis le début de son run (dans le cas précis de Bushwacker, avant l'arrivée de Romita Jr sur le titre), avec Ammo, les Wildboys et Bullet. Tous y voient une occasion de se venger (même si Bullet accepte aussi de participer contre de l'argent) et de ne pas faire de quartier. Néanmoins, Typhoïd se réserve le privilège d'achever son adversaire.
Le dénouement du #260 est terrible : après avoir été littéralement essoré, victime d'hallucinations (il se bat même contre le fantôme de son père, "Battlin'" Jack Murdock, venant lui reprocher d'être devenu un justicier masqué, d'avoir abusé de sa confiance en ne se consacrant pas qu'à ses études et la pratique de son métier d'avocat), le visage tuméfié, le corps partiellement brûlé (par Bushwacker), jeté d'un pont, Daredevil gît dans les herbes, peut-être mort - en tout cas sévèrement amoché, brisé.
Ceux qui ont lu les runs de Miller (avec Janson et Mazzucchelli), Bendis, Brubaker et Diggle, et pensent que ces auteurs avaient fait subir le pire à DD en seront pour leurs frais : Ann Nocenti les dépasse tous en brutalité, en sauvagerie, dans ce tabassage ahurissant. Et ce n'est pas simplement pour un coup d'éclat, pour se distinguer, mais bien pour bouleverser le personnage et la série, car cela aura des répercussions durables et profondes : il y a vraiment un "avant" et un "après" ce double-épisode, intitulé Vital Signs (Descente aux enfers, en vf).

Graphiquement, John Romita Jr et Al Williamson produisent un boulot magnifique sur ces deux "issues" : dans un premier temps, on appréciera particulièrement le découpage très élégant produit par les deux artistes, avec à nouveau un usage judicieux de cases verticales qui bordent des plans horizontaux (une planche, superbe, montre DD devout sur la corniche de l'immeuble où, à l'intérieur d'un appartement, visible dans le même plan, Karen négocie avec les trafiquants)..
Puis l'épisode-double est un exercice de style démontrant une nouvelle fois la virtuosité de JR Jr pour mettre en images les combats. A cet égard, c'est vraiment son grand moment, un des sommets de son run sur la série : on ressent l'intensité de la bagarre, la déroute de Daredevil, l'acharnement de ses adversaires, l'inéluctabilité du sort du héros.
Williamson accomplit aussi des prodiges pour soigner les décors et maximiser les effets les plus spectaculaires (comme lorsque Bushwacker fait sauter une baudruche gonflée géante sur laquelle a atterrie DD). L'usage des onomatopées souligne encore le souffle des évènements, et l'on se dit que cette astuce, quand elle est bien exploitée, est un vrai plus, pas seulement un gadget réservé à la bd humoristique (d'ailleurs, dans le Daredevil de Mark Waid, on retrouve à nouveau ce procédé pour figurer plus nettement comment le héros grâce à ses sens hyper-développés appréhende son environnement, notamment dans un contexte hostile).

Vous aurez remarqué l'apparition de la Torche des 4 Fantastiques, qui décide de ne pas aider DD lors du combat. Hé bien, Johnny Storm est l'invité-surprise du prochain épisode !  
Daredevil #261 : Meltdown !
(Décembre 1988)

Matt Murdock/Daredevil a disparu, laissé pour mort sous un pont par Typhoïd. Sans son protecteur, Hell's Kitchen et plus particulièrement le centre d'aide sociale sont livrés à eux-mêmes. Johnny Storm, la Torche des Quatre Fantastiques, qui avait remarqué sans intervenir la bataille entre DD et ses ennemis (Bullet, Bushwacker, Ammo, les Wildboys) recrutés par Typhoïd, vient prêter main-forte à Karen Page et encourager les habitants du quartier à rechercher leur héros. Mais entre ses maladresses et le manque de coopération locale, sa présence n'arrange rien.
Pendant ce temps, le Caïd reproche à Typhoïd d'avoir (sans doute) tuer Daredevil alors que sa mission était de le briser. Pourtant Wilson Fisk ne peut réprimer son désir pour la tueuse : à sa manière, il est devenu aussi aveugle que son ennemi. Mais quand Mary revient se manifester, elle se rend là où son alter ego a abandonné DD. Pour le sauver ? Ou se tuer à son tour, accablée par ce qu'elle a commis ?

Isoler cet épisode n'est pas qu'une manière de signaler la présence étonnante de la Torche dans la série, même si c'est effectivement un personnage qu'on ne s'attend vraiment pas à voir dans les aventures du diable rouge. Ann Nocenti ne nous fait pas croire qu'il est là pour longtemps, et son intervention n'est pas clairement justifiée : est-il revenu dans Hell's Kitchen par culpabilité puisqu'il avait vu DD se battre sans l'aider ? Ou pour fanfaronner, comme il en a l'habitude ? En tout cas, son essai n'est pas un franc succès (il met le feu à un barre après avoir défié les gros bras du coin et échoué à mobiliser les habitants à entreprendre des recherches pour retrouver Daredevil). Mais cet échec permet de mesurer l'importance et l'efficacité de Daredevil justement, ce "quelque chose de spécial".
La Torche et son pouvoir sur le feu font aussi échos à la canicule qui s'est abattue sur la ville, et qui permet de situer l'action dans le temps - DD s'est fait tabasser le 4 Juillet, cet épisode doit se situer peu après, toujours en été. Et la fièvre ne va cesser de gagner la série, dans des proportions démoniaques...
Nocenti ose aussi se priver de son héros pendant un épisode entier pour bien montrer qu'il ne s'est pas remis de l'agression organisée dont il a été la cible. Ce faisant, elle en souligne l'impact, alors que les super-héros se rétablisse généralement rapidement (au moins physiquement). Mais on verra par la suite (et pour longtemps) que ce fameux combat du #260 laissera des séquelles profondes pour le justicier et la série entière. En fait, la scénariste semble adresser une mise en garde au lecteur en lui suggérant que ce qui vient de se passer n'est pas qu'une énième péripétie, un simple rebondissement, mais bien un séisme qui tout bousculer, et finalement la brutalité de l'attaque contre DD n'a pas été qu'une spectaculaire baston mais à la fois la fin d'un acte et le début d'un nouveau.
L'autre point, tout aussi fascinant, concerne la relation entre le Caïd et Typhoïd, qui révèle que la méchante manipule aussi son commanditaire, même s'il tente de résister par la force. Leurs rapports sont explicitement sexuels, violents, passionnés. A sa façon, Nocenti écrit, comme Alfred Hitchcock, les scènes d'action comme des scènes d'amour et les scènes d'amour comme des scènes d'action. 24 ans après, ces séquences restent très audacieuses.

Pour John Romita Jr, c'est l'occasion de dessiner des planches très "Miller-iennes", avec une abondance de cases horizontales occupant une bande et parfois se succèdant sur une page entière. La caméra ne bouge pas mais à l'intérieur de ce cadre, qu'il maîtrise parfaitement, se tenant toujours à la bonne distance de ses personnages, le mouvement s'amplifie (voir la scène de bagarre entre la Torche et Baby Elmo ou les gifles du Caïd à Typhoïd).
Al Williamson, avec un trait fin et des noirs profonds en contraste, met magnifiquement en valeur le dessin simple et puissant de son partenaire, bénéficiant aussi des couleurs de Greg Wright.
Daredevil #262 : I found me in a gloomy mood, a stray...
(Inferno tie-in)
(Janvier 1989)

Pour la deuxième fois, après le #252, la série est impactée par un crossover, et cela durant trois épisodes consécutifs : il s'agit d'associer Daredevil à la saga Inferno, écrite par Chris Claremont et Louise Simonson. Cette histoire a été publiée dans un colossal album (plus de 600 pages !) collectant les #33 à 40 et l'Annual #4 de X-Factor, les #239 à 243 de Uncanny X-men, les #71 à 73 de New Mutants, les #1 à 4 de la mini-série X-Terminators (plus quelques pages de chapitres précédents pour situer les faits). 
En voici un rapide résumé :

Les démons des Limbes ont décidé de se venger d'Illyana Rasputin/magik (la soeur de Colossus, membre des New Mutants) en envahissant le monde, et plus particulièrement New York (Hell's Kitchen n'est donc pas épargné).
Pour cela, ils se sont alliés avec plusieurs humains, comme Cameron Hodge, traître infiltrée au sein de X-Factor, dont l'affrontement avec Angel va ouvrir les hostilités. Leur autre complice est Madelyne Pryor, épouse de Scott Summers, qui l'a quittée après le retour de Jean Grey.
Les démons sont incapables au début de se manifester physiqyement dans notre dimension, mais peuvent par contre posséder des objets. Des ascenseurs, métros, voitures, etc, s'animent progressivement et sément le chaos, châtiant les pécheurs pour commencer puis attaquant tout le monde ensuite. Le monde devient donc complètement fou...

C'est dans cet environnement hostile que Karen Page, Butch et Darla (les deux ados skateurs), et leur escorte, la Veuve Noire, tentent de se déplacer dans New York. Parallèlement, Mary est sur le point de se suicider en se jetant du pont où Typhoïd a jeté Daredevil - le même Daredevil qui, entre la vie et la mort, est rappelé à l'ordre par la vision de son mentor Stick, lui commandant de se rétablir...

Ann Nocenti accomplit encore et toujours un remarquable travail même quand elle doit composer avec le crossover Inferno : mieux même, ce défi semble la galvaniser et elle se lâche dans des séquences incroyables.
La traversée de Karen, la Veuve Noire et de Butch et Darla, décrit de manière concrète la folie démoniaque qui se déchaîne sur New York, une ville qui se dérègle complètement, où les gargouilles manquent d'écraser les passants comme si elles s'animaient, où des actions aussi banales que prendre le métro ou monter dans un ascenseur devenaient des pièges mortels. En s'attachant à des faits ordinaires comme ceux-ci, la scénariste évoque avec force la dégénérescence de l'environnement urbain, mais aussi en général - et de fait creuse un thème présent depuis le #250 avec la peur du nucléaire, les préoccupations écologiques. Il est clair que cette apocalypse fantastique est le véhicule de messages politiques que Nocenti traite depuis un bout de temps.
L'autre temps fort de ce #262 est la séquence où Daredevil entre la vie et la mort, gisant depuis des jours dans les herbes folles sous le pont d'où l'a jeté Typhoïd, est sur le point de se laisser mourir avant que la vision de son senseï Stick ne le hante et ne le tance vertement pour qu'il se resaisisse, guérisse... Alors même qu'un aspirateur possédé par les forces démoniaques ne tente de l'étrangler ! L'aspect surréaliste de cette scène, qui s'étire sur plusieurs pages, est elle-aussi un tour de force, testant aussi bien le héros que le lecteur dans une suite d'images hallucinées.

Et pour ce qui est d'images hallucinées, John Romita Jr et Al Williamson se lâchent complètement justement pour être à la hauteur de l'ambiance du script. La séquence précitée permet aux deux artistes de produire des planches flirtant avec l'abstrait, avec une colorisation vive de jaunes éclatants, avec juste quelques traits acérés, agressifs, en traduisant parfaitement l'enjeu. Daredevil est sûr le point de céder, puis est rappelé à l'ordre par Stick, puis se reprend mais doit combattre cet aspirateur fou.
On vibre vraiment pour le héros, on frissonne, et ces sensations sont jubilatoires dans le format corseté des comics super-héroïques où le personnage principal, on en est convaincu, va toujours s'en sortir... Sauf que là, on savoure le doute qu'engendre ces moments. DD a-t-il encore les ressources mentales, physiques pour surmonter cela ? Et la dernière case de la dernière page, où Typhoïd Mary comprend que DD n'est pas mort (pas encore) nous laisse pantelant, encore angoissé.

Quel régal, sadique certes, mais plein de promesses pour la suite ! La fin de l'arc arrive et le suspense est entier.
Daredevil #263 : In bitterness not far from death
(Inferno tie-in)
(Février 1989)

Mary (ou Typhoïd, toujours en embuscade) a finalement conduit Daredevil à l'hôpital. Karen Page le veille mais découvre alors qu'il l'a trompé. Tout s'écroule pour elle, comme New York qui est envahi par les démons. Le Caïd est aussi confronté à ces créatures des lîmbes, tout aussi désorienté - à cause de Typhoïd qui l'a manipulé, de Daredevil qu'elle a choisi de sauver, de la situation toute entière qui le dépasse.

Pour clore sa saga (même si elle va encore prendre le temps de boucler la boucle en s'attardant sur ses conséquences), Ann Nocenti biaise très habilement, au risque d'ailleurs de frustrer ceux qui pouvaient attendre un dénouement plus classique, avec un énième combat entre le héros et la méchante.
C'est qu'il s'agit moins en vérité de proclamer un vainqueur que de confirmer la brisure du héros, et comme en écho la fin d'un cycle qui impacte son ennemi, acharné à sa perte (celle de Daredevil comme la sienne propre) et ce motif - selon lequel le Caïd et DD ne peuvent gagner l'un contre l'autre sans chuter au même moment - s'inscrit à la fois dans la thématique "Miller-ienne" et se retrouvera chez Bendis puis Brubaker.
Brisé, Daredevil l'est effectivement, sans aucun doute, physiquement cassé, recouvert de bandages pour le signifier, mais aussi mentalement, affectivement (en prononçant le prénom de Mary devant Karen, sans savoir qu'elle l'entend, il détruit leur couple), psychologiquement (son affrontement avec le dragon dans les profondeurs du métro pose la question : est-ce un délire ? Rêve-t-il toute cette séquence depuis son lit d'hôpital ? Le fait que Butch le retrouve à la fin semble indiquer que non, mais entre le fait qu'il ait quitté l'hôpital et celui qu'il est allongé dans la rue, subsiste un doute sur ce qui s'est produit entre ces deux moments).
Typhoïd comme Mary se volatilisent de manière presqu'aussi irrélle dans cet épisode : la première est vue trinquant avec un démon puis défiant une dernière fois le Caïd, la seconde ne fait qu'apparâitre au début quand elle révèle à Karen que Matt l'a trompée avec elle. Cette créature quitte la scène de manière aussi étrange qu'elle y est montée (souvenez-vous du #254 et de cette splash-page où elle surgissait de nulle part).
Pas de duel final donc entre DD et TM, de réglement de comptes classiques : Ann Nocenti détourne les codes du genre pour proposer une issue plus étrange, trouble, troublante, où le héros ne gagne même pas. Epatant !

Graphiquement, John Romita Jr mais surtout Al Williamson, dont l'encrage est prodigieux ici, sont déchaînés. Comme dans l'épisode précédent, le coeur de ce chapitre constitue un morceau de bravoure quasi-expérimental, quand il montre DD descendant métaphoriquement dans les entrailles du métro/de l'enfer, et se battre contre le dragon dans une débauche pyrotechnique, où on finit par ne plus savoir où on est, ce qui se passe vraiment, avec un tel déséquilibre entre le justicier éclopé et la créature monstrueuse, gigantesque, informe qui dévore des humains comme des grappes de raisin.
Plus de vingt après, ces images, leur enchaînement, ont conservé toute leur énergie baroque, totalement délirante pour un comic-book mainstream. 
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L'épisode #264 (Mars 1989) est un one-shot, Baby Boom, écrit par Ann Nocenti et dessiné par Steve Ditko, sans rapport avec l'histoire en cours.
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Daredevil #265 : We again beheld the stars
(Inferno tie-in)
(Avril 1989)

Daredevil quitte l'hôpital en piteux état et s'engouffre dans le métro pour aller défier le dragon géant qui semble les mener. Il sort victorieux, miraculeusement, de cet affrontement, puis sillone ensuite les rues de la ville pour y régler leur compte aux démons qu'il croise.
Bientôt, le monde semble redevenir normal. Butch et Darla retrouvent DD dont le retour encourage les passants à nettoyer la ville. Il peut aller déguster une bière dans un bar...
Daredevil #266 : A beer with the Devil
(Mai 1989)

C'est Noël et les New-Yorkais se préparent aux festivités de fin d'année. Un couple d'amoureux passe devant un bar en plaignant ceux qui s'y trouvent, des êtres seuls, malheureux, abandonnés, ou affreux. A l'intérieur de cet établissement, Daredevil sirote une bière lorsqu'il est abordé par une femme. Ils discutent ensemble mais la conversation prend une tournure de plus en plus trouble, ce qui met la puce à l'oreille du justicier : son interlocutrice n'est pas qui elle semble être - c'est Méphisto en personne qui vient le tourmenter, en semant autour d'eux, parmi la clientèle, le désordre et la mort (deux frères s'entretuent). Pour le héros déguisé en diable et la créature démoniaque, la rencontre est un affrontement plus moral que physique...

Plusieurs mois se sont visiblement écoulés depuis le #265 puisqu'on en est en hiver alors que le story-arc Typhoïd Mary s'est achevé au #263 en été. Mais Daredevil porte toujours les stigmates de ses dernières batailles comme en témoigne les bandages à son visage.
Cette ellipse produit un effet étrange, déconcertant, sur le lecteur : rétrospectivement, on se rend compte que le dénouement de l'histoire avec Typhoïd Mary a été en quelque sorte emporté dans la folie des épisodes annexés au crossover Inferno. Mais pour Ann Nocenti, il semble évident que l'enjeu du récit n'était pas de déterminer qui avait gagné ou perdu (DD a perdu, Typhoïd s'est volatisée, le Caïd a renoncé), mais bien de faire table rase, et cette Bière avec le Diable est l'avant-dernière étape avant la fin de l'acte Un du run de Nocenti-Romita Jr-Williamson. Toute la galerie des seconds rôles a été emporté dans la tourmente : Karen Page, Butch, Darla, la Veuve Noire, Foggy Nelson, Glorianna O'Brienn... La scénariste a balayé radicalement tous ces éléments en même temps qu'elle a saccagé la vie de Matt Murdock/Daredevil. Encore une fois, on est stupéfait par l'audace d'une telle narration qui déboussole autant le héros que le lecteur.

L'autre particularité de ce chapitre tient à ce qu'il a été co-écrit par John Romita Jr. Nocenti laissait beaucoup de liberté à son dessinateur, notamment pour les scènes d'action, et même si c'est étonnant de le voir co-signer le scénario ici, ce n'est donc pas complètement incongru, même si c'est exceptionnel.
En tout cas, le résultat est... Hallucinant. Il était logique d'organiser la rencontre entre Méphisto et Daredevil, qui se déguise en diable, qui plus est après les épreuves récentes (même aussi plus anciennes) qu'il a traversées. La tension monte inéluctablement dans le long dialogue entre le justicier et le démon ayant pris l'apparence d'une femme, dialogue en parallèle duquel on assiste à des saynètes dans le bar, et plus spécialement à la dispute entre deux frères dont l'un tuera l'autre dans un accès de colère. Puis l'épisode bascule dans le fantastique baroque, comme l'aboutissement des chapitres précédents liés au crossover Inferno, et se conclut comme une fable où Méphisto ricane en déclarant que ce qu'il "aime dans les héros, c'est qu'ils tombent de haut". C'est, littéralement, ce qui vient d'arriver à DD : une longue, douloureuse et inéxorable chute (une parmi de nombreuses autres dans sa carrière).
Ce harcèlement diabolique touchera d'autres héros, notamment le Silver Surfer (qui finira par croiser, plus tard dans le run de Nocenti et Romita Jr, la route de Daredevil)...

Visuellement, là aussi, c'est une suite de planches ahurissantes, culminant avec une splash de Méphisto empoignant DD. L'apparence que Romita Jr donne au démon est aussi étrange qu'effrayante, Al Williamson l'encre en usant de traits qui donne à sa peau la texture d'une écorce hérissée saisissante, et la palette de couleurs employée (même mal imprimée), avec des dégradés de rouge, carmin, rose, marron, jaune, violet, ajoutent à la force de la représentation.

Plus qu'une étape encore, et une page entière de la vie de Daredevil va se tourner, la série empruntant ensuite une trajectoire tout à fait extra-ordinaire...  
Daredevil #267 : Cremains
(Juin 1989)

Daredevil (Matt Murdock ne quitte plus son masque et son costume, se cachant encore davantage avec un chapeau et un manteau qui le font ressembler au Shadow) contemple le paysage désolé de la ville après les évènements d'Inferno, le ciel noir est encore chargé de la menace. Il redescend dans la rue pour aller se confesser dans l'église où sa mère, Maggie, sert. Au prêtre, il avoue tout : comment il a ruiné sa vie conjugale, comment il a trahi ses amis, abusé de sa force, songé à tuer, renoncé à croire en la justice...
Puis il se rend chez Bullet après avoir évité à son fils, Lance, de se faire corriger par d'autres gamins. Les deux hommes se battent avant que le mercenaire comprenne sa méprise, lorsque le garçon lui explique que le justicier l'a aidé. En vérité, ils n'ont rien contre l'autre : pour Bullet, DD n'était qu'un contrat ; pour DD, Bullet n'a été qu'un détail dans sa déchéance.
Daredevil regagne le centre d'aide sociale, en ruines, et y brûle tout ce qui reste de sa vie : ses livres, ce qu'il avait offert à Karen. S'il le pouvait, il s'immolerait aussi pour ses fautes.
L'étape suivante est la gare où il prend un aller-simple pour Albany, le plus loin où il peut aller avec l'argent qui lui reste. Il quitte New York... Mais très vite, le voyage sera perturbé par un accident, l'entraînant dans une direction inattendue.

Ainsi s'achève le premier acte du run d'Ann Nocenti avec John Romita Jr et Al Williamson. Eloigner, pour on ne sait combien de temps et quelle distance, Daredevil de New York n'est pas un gadget scénaristique, c'est une page qui se tourne et va enclencher un nouveau cycle pour la série et son héros.
Avant cela, en effectuant plusieurs stations, toutes chargées en symboles (sur la foi, la vie, l'adversité), Nocenti détaille comment son personnage largue les amarres,solde ses comptes, résolu (ou résigné, c'est selon) à tout plaquer puisqu'il ne peut plus réparer, récupérer. L'église, le centre d'aide sociale, la visite et la "réconciliation" avec Bullet, et autant d'étapes. Le procédé est simple, comme souvent avec l'auteure, mais efficace, éloquent. Lorsque Matt se paie un aller-simple à la gare, le lecteur sait qu'il s'en va, sinon pour de bon, en tout cas pour un long moment, et pas pour revenir dans quelques épisodes. Ce n'est pas qu'un prétexte pour dépayser le personnage et le fan, mais bien pour rediriger conséquemment la série - et cela produira des épisodes extrèmement originaux, décalés, revivifiants, sans doute ce qu'il a été proposé de plus inattendu avec Daredevil (plus encore que la récente relance de Mark Waid, qui a pourtant réussi à se démarquer de l'héritage "Miller-ien" !).

La paire Romita Jr-Williamson est encore une fois impeccable. J'aime particulièrement les premières pages de cet épisode avec le look "Shadow-esque" de DD, incroyablement graphique. Et puis, bien entendu, il y a la bagarre entre Daredevil et Bullet : se déroulant dans l'appartement "bunkérisé" de Lance, elle est pourtant d'une fluidité exceptionnelle, avec des enchaînements dans le découpage prouvant une énième fois le talent unique de JR Jr pour ce genre de mise en scène.
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Dans un second article, je traiterai des épisodes 268 à 282 de la série, toujours écrits par Ann Nocenti et dessinés par John Romita Jr et Al Williamson, jusqu'au départ du premier.
Pour vous procurer les épisodes déjà abordés, les amateurs de vo seront frustrés : un tpb, difficilement trouvable, Daredevil Legends vol. 04 : Typhoïd Mary, collecte les épisodes 254-257 et 259-263. Mais les vf-istes trouveront les épisodes 250-252 dans le Récit Complet Marvel n°22 et 253-263 et 264-267 dans la collection de revues Daredevil Version Intégrale n°1 à 8, publiés par Semic de 1988 à 1990, qu'on peut, comme je l'ai fait, acquérir en occasion sur des sites de vente en ligne.