Voici la seconde partie de cette rétrospective du run de la scénariste Ann Nocenti avec le dessinateur John Romita Jr et l'encreur Al Williamson sur la série Daredevil, couvrant les épisodes #268-276 (Juillet 1989-Janvier 1990) et #278-282 (Mars 1990-Juillet 1990). L'épisode #277 a été dessiné par Rick Leonardi, mais ne présente aucun lien avec les précédents et les suivants.
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Les épisodes dont je vais parler se situent tout de suite après la saga Typhoïd Mary, les tie-in au crossover Inferno, et le départ de Matt Murdock/Daredevil de New York. Il vient de rencontrer Méphisto lors d'une soirée mémorable dans un bar puis s'est "réconcilié" avec le mercenaire Bullet, mais son couple avec Karen Page a sombré. Il prend donc un aller-simple pour Albany, mais en route saute du train pour secourir le pilote d'un avion qui s'est crashé : l'homme est sauf et lui promet du travail dans sa ferme, mais notre héros a découvert que l'aviateur transportait de la drogue.
Loin de la ville, de son quartier, de ses repéres, où le hasard va-t-il le mener ?
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Daredevil #268 : Golden Rut
(Juillet 89)
Matt Murdock a quitté New York et pris un aller-simple pour Albany. Mais son voyage en train est rapidement interrompu lorsque des passagers sont témoins du crash d'un petit avion. Matt quitte son wagon en marche et porte secours au pilote mais découvre qu'il transporte avec lui de la drogue. Néanmoins, il décide de ne pas s'en mêler et reçoit même de l'homme une carte de visite s'il cherche du travail dans le coin.
On retrouve le héros dans une bourgade où il s'arrête et s'installe dans un "bed & breakfast". Rapidement, il détecte une affaire louche à laquelle est mêlé le mari de son hôtesse, Raymo, qui assiste son frère aîné, Hank, un usurier. Mais Raymo cherche à s'en sortir et Daredevil va l'y aider à son insu...
Ann Nocenti démarre le second acte de son run avec John Romita Jr et Al Williamson avec cette histoire qui confirme que Daredevil a quitté New York. Le personnage est encore miné par les évènements qui l'ont conduit à s'éloigner (ses affrontements avec le Caïd, Typhoïd Mary, la déchéance de son couple avec Karen Page) et il semble résolu à ne plus s'impliquer dans les affaires des autres, même si ses super-sens l'empêchent de ne pas remarquer quand quelque chose cloche autour de lui. C'est ainsi qu'il intervient en faveur de Raymo et sa femme, sans toutefois qu'ils s'en doutent.
Le personnage de Raymo n'est pas un méchant mais un homme ordinaire tiraillé entre la fidélité à son frère aîné, Hank, et la promesse qu'il fait à sa femme, Sally, de changer de vie. Il est hanté par le souvenir de son chien, Winnie, blessée et à qui on a dû couper une patte. Lui-même s'identifie à cet animal pour qui se couper de son frère est une amputation, mais un mal nécessaire.
Ann Nocenti résume le dilemme de cet homme avec des scènes oniriques saisissantes et poignantes, mais aussi des moments intimes du couple, fugaces, où le malaise de Raymo et le souci que se fait Sally sont palpables.
L'art du dialogue dont fait preuve l'auteure est admirable d'efficacité :
- quand Matt Murdock arrive au "bed & breakfast", il dit à Sally qu'il la suit à l'étage en suivant sa voix - et c'est l'ouïe hyper-developpée du héros qui lui indique la fatigue de cette femme, les problèmes de son couple, puis ensuite, en écoutant un échange entre les deux frères, la nature toxique (la toxicité des rapports humains, on l'a vue, est au coeur des récits de Nocenti) de leur relation ;
- puis, avant que Daredevil ne s'en prenne (d'une manière sinistre, inquiètante) à Hank, on peut lire une pensée éloquente de Sally déplorant que les gens soient "dans le noir" (allusion à la cécité mais aussi aux ténébres du mal), "torturés, seuls et paralysés".
La simplicité du vocabulaire rend impeccablement compte de la souffrance des individus mis en scène : de façon similaire, donc, quand DD intimide Hank, il fait plusieurs allusions renvoyant au sort du chien de Raymo. Il apprend incidemment que Hank est un lointain intermédiaire pour le Caïd, signe que Daredevil ne s'est pas encore assez éloigné de ses bases.
Sur un argument banal, Nocenti prouve qu'elle peut encore produire un épisode à la fois sobre et intense - le début de l'odyssée de Daredevil sur les routes.
John Romita Jr et Al Williamson forment désormais un tandem parfaitement rodé et leur travail est magnifique. Les scènes oniriques sont aussi très fortes pour cela, avec une colorisation vive, agressive, des compositions cousines de ce qu'ont fait aussi bien Will Eisner (magnifique page où le petit Raymo comprend ce qui va arriver à Winnie, dans le plus pur style de l'art séquentiel) que Bill Sienkewiecz (les trois premières planches, glaçantes).
Le découpage est sage, mais c'est aussi parce qu'il n'est nul besoin de compliquer, d'en rajouter. Les deux artistes ont choisi de coller au script, privilégiant les ambiances. Il y a une espèce de sécheresse, d'aridité, dans ces plans où chaque image est bien pesée, vise un effet précis et l'atteint.
Un "petit" épisode drôlement efficace donc.
Daredevil #269 : Lone Stranger
(Août 1989)
La Freedom Force est une équipe de mauvais mutants repentis, aux ordres du gouvernement, et chargés de recenser tous les mutants dans le pays. Ils ont mené la vie dure aux X-Men et compte dans leurs rangs Mystique, Destinée, Spirale, le Colosse/Blob et Pyro. Ces deux derniers sont téléportés dans un patelin pour y capturer une gamine dont ils ne savent rien des pouvoirs mais dont ils ont la photo. Leur arrivée est remarquée et effraie la population, impuissante, malgré le shérif et quelques hommes, à les faire repartir. Matt Murdock arrive dans le coin et comprend vite la situation. Il entreprend de sauver la fille que cherche les deux mutants tout en les corrigeant.
"Vous deux ! Cette ville est trop petite pour nous trois." Cette réplique, page 17, synthétise l'épisode et le genre dans lequel il s'inscrit : Ann Nocenti signe ici un pur western, avec en lieu et place des cowboys et des bandits, Daredevil et le duo Pyro-Blob, s'affrontant pour les beaux yeux d'une demoiselle en détresse (la mutante Amanda).
Tous les clichés du genre y sont savoureusement respectés : les deux méchants sont cruels, brutaux, dangereux, mais aussi crétins (ce qui les perdra) ; le héros est (littéralement) un "étranger solitaire", surgissant de nulle part, rétablissant sinon la loi en tout cas l'ordre et (surtout) la justice, au terme d'une lutte inégale, disputée et valeureuse, en faisant preuve aussi bien de malice que de bravoure. Comme pour souligner cela, Matt Murdock apparaît coiffé (comme dand l'épisode précédent) d'un chapeau (un feutre au lieu d'un stetson certes) digne d'un pistolero, il est aussi ombrageux et courageux que les desperados des films de Sergio Leone, Corbucci et Clint Eastwood, et une fois sa tâche accomplie, il repart comme il est venu.
La bagarre opposant DD à Pyro et Blob (dont la silhouette massive évoque évidemment le Caïd) est jubilatoire. On ne donne pas cher de la peau du justicier qui doit exercer tous ses talents d'acrobate et son intelligence tactique pour résister. Mais Nocenti rend le spectacle épatant, démontrant son inventivité et sa souplesse pour mixer les codes super-héroïques à ceux plus anciens du western, dont elle respecte scrupuleusement la dramaturgie.
Dans ce registre, laissant beaucoup de place à l'action, les talents de scénographe de John Romita Jr sont éprouvés et le dessinateur livre des planches superbes, d'une fluidité fabuleuse. C'est convenu mais tant pis, répétons-le : JR Jr est un exceptionnel artiste pour orchestrer les combats, pour enchaîner les plans, choisir la bonne taille de chaque case, disposer les vignettes de chaque planche en variant les effets tout en leur conservant de la logique. Le flux de lecture est un modèle du genre avec lui.
Al Williamson accompagne le mouvement avec son soin coûtumier, et son apport est encore une fois notable pour tout ce qui concerne les arrière-plans : le décor de ce bled perdu est d'une justesse confondante, sans qu'il ait jamais besoin de forcer sur les détails.
Un "one-shot" jouissif.
Daredevil #270 : Blackheart
(Septembre 1989)
Dans un coin de campagne perdu, sur une colline, depuis plusieurs siècles, circule une rumeur concernant des disparitions d'enfants et de jeunes gens qui aboutirait à l'apparition d'une force maléfique : deux amoureux, dont le garçon cherche à effrayer la fille, vont en avoir le coeur net quand, devant eux, surgit Blackheart - le fils de Méphisto... Non loin de là, Daredevil s'exerce à quelques acrobaties sur les installations d'installations foraines abandonnées : le justicier a, semble-t-il, récupérer physiquement et moralement depuis son départ de New York. Mais le repos est de courte durée car Blackheart, justement, l'attaque. Peter Parker, qui passait par là, remarque la bagarre et Spider-Man vient prêter main forte à Tête à Cornes...
C'est un "one-shot" qui n'en est pas vraiment un : Ann Nocenti pose en vérité les bases d'une future saga, qui conduira à la fin de son run en compagnie de John Romita Jr. La présence de Méphisto rappelle évidemment la conclusion du premier acte, et notamment l'épisode #266 (A beer with the Devil), on fait connaissance ici avec son fils, une créature co-créée par Nocenti et Romita Jr, étrange, puissante et inquiétante. Resurgissant parmi les vivants à la faveur d'une malédiction, ses motivations sont radicales : il veut tuer comme pour satisfaire son appétit maléfique, mais son père lui apprend à la fois à le respecter (quand il fait mine de s'en prendre à lui) et ruser (pour accomplir sa sinistre tâche).
Ce personnage mutique, à l'aspect primaire, Ann Nocenti parvient à lui donner une curieuse innocence : Blackheart est en fait l'ultime avatar de l'enfant qui traverse ses scénarios, et comme nous l'avons déjà remarqué, l'enfant chez la scénariste est une figure équivoque, tiraillé entre la tentation du mal et son refoulement, qui cherche à tester les adultes (un modèle paternel) pour décider quelle voie il empruntera finalement. Cette version incarnée par Blackheart semble naturellement mauvaise, frustre, et son référent représente le mal absolu, il n'a aucune chance de basculer du bon côté ; pourtant avec son visage informe (et même refaçonné par son père, impassible), il émane de lui quelque chose de presque tendre.
Il n'y a aucun doute que Nocenti jette ce nouveau vilain dans les pattes de DD juste au moment où celui-ci a repris du poil de la bête : c'est une manière de le garder en alerte, sur la brêche. C'est aussi une manière, bien fréquente désormais pour la scénariste, de lui opposer un adversaire bien plus puissant et d'éprouver l'intelligence de la parade que trouvera le justicier pour le neutraliser - on verra qu'il veut le tuer, mais Spider-Man l'en empêchera, comprenant que c'est justement ce que souhaite Blackheart (et cela renvoie alors à la nature de la créature qui préférerait peut-être effectivement en finir que d'avoir à tuer pour subsister).
La présence du Tisseur semble un peu forcée dans cette affaire : il passe juste au bon endroit au bon moment et aide providentiellement DD. Néanmoins, Daredevil et Spider-Man forment toujours un tandem efficace, ils n'ont pas toujours été amis mais le sont devenus, ils connaissent leurs identités secrètes, et l'existence ne les a pas épargnés (décés de proches, acquisitions de pouvoirs accidentellement, galerie de vilains voués à leur perte, et même transfert d'adversaires puisqu'avant d'être obsédé par DD, le Caïd fut un ennemi acharné du Tisseur).
Quoi qu'il en soit, il convient de retenir cet épisode pour la suite car Blackheart et Méphisto reviendront tourmenter Daredevil...
Graphiquement, John Romita Jr et Al Williamson ne cessent d'exceller : cela fait maintenant 18 épisodes qu'ils collaborent ensemble et les deux hommes se connaissent parfaitement comme ils maîtrisent parfaitement leur sujet. Nocenti leur livre des scripts à leur mesure.
Il est notable que JR Jr a atteint sa pleine puissance, que sa scénariste veille à lui laisser de la place pour s'exprimer, quand on examine ses découpages : de superbes pleines pages, avec un encrage extraordinaire, ponctuent les épisodes, et les planches sont, par ailleurs, aérées par une moyenne de cases très basse (trois, quatre, rarement plus) - sans doute peut-on estimer que c'est à partir de cette époque que l'influence de Jack Kirby commence à se manifester chez Romita Jr, plus que jamais tourné vers le mouvement, l'énergie, la simplicité. La force évocatrice des ses images, le dynamisme de ses enchaînements, vont de pair avec cette épure du découpage. Mais chaque case est parfaitement composée, Williamson se chargeant de doser les effets pour valoriser le dessin, avec un trait fin et des à-plats noirs très contrastés, que la colorisation (vive sans être criarde) souligne.
La suite va déployer un arc narratif étonnant.
Daredevil #271 : Genetrix
(Octobre 1989)
Daredevil #272 : Liberation
(Novembre 1989)
Daredevil #273 : The Billion Dollar Ashtray
(Mi-Novembre 1989)
Daredevil #274 : Bombs and Lemonade
(Décembre 1989)
Skip Ash, l'aviateur trafiquant de drogue (rencontré à la fin du #267 : Cremains), dirige une ferme expérimentale, dont les activités génétiques sont couvertes par l'armée : l'élevage en batterie, la transformation de volaille et de bétail, ne sont que la partie la plus ordinaire de cette orgnaisation. L'homme emploie aussi plusieurs scientifiques pour travailler à l'élaboration de la femme parfaite, avec reprogrammation mentale, manipulation cellulaire : le spécimen n°9, une très jolie blonde au pouvoir régénérateur mais devenue totalement amnésique et ne désirant plus que satisfaire le premier homme qu'elle suivra, est celle qu'il a élue, même si les chercheurs le mettent en garde contre certaines défaillances.
Brandy Ash est la fille de Skip : elle est entretenue par son père mais, comme activiste pour la libération animale, est écoeurée par ses méthodes d'élevage. Elle a par ailleurs accumulé des preuves accablantes sur la collaboration de son père avec les autorités gouvernementales. Excédée par cette dépendance et ces manoeuvres, elle décide de frapper un grand coup en commettant un attentat filmé par des complices, qui révèleront au grand public ce que l'Etat et son père trafiquent.
Daredevil (à qui Skip avait remis, en rencontrant Matt Murdock lors du crash de son avion, la carte de visite de Brandy) la surprend et s'en mêle : il adhère à la révolte de la jeune femme et veut également stopper les activités de la ferme, tout en comprenant que, judiciairement, c'est une affaire complexe car impliquant le gouvernement, sans compter qu'il désapprouve le recours à un attentat (même s'il sait qu'il n'y aura pas de victimes, DD souligne que le sort des animaux ne sera pas réglé en leur rendant la liberté).
L'opération aboutit à deux conséquences : d'une part, n°9 s'évade et est prise en charge par Brandy (agacée par sa servilité, même si elle n'est pas volontaire) et Daredevil (compatissant mais embarrassé aussi par l'attention qu'elle lui porte et la colère de Brandy) ; et d'autre part, Shotgun, un mercenaire surarmé, est recruté pour à la fois récupérer n°9 et se débarrasser de DD.
Mais Skip Ash a un autre secret : il a fait affaire avec les Inhumains, dont deux membres - Gorgone et Karnak - entreprennent au même moment de descendre sur Terre pour récupérer l'enfant de leur reine Médusa, banni par les autorités car jugé dangereux...
En trois mois, la parution de la série va connaître une accélération puisque paraissent d'Octobre à Décembre 1989 cinq numéros (un en Octobre, deux en Novembre et deux en Décembre). Cet effet se propage aux intrigues en cours puisqu'Ann Nocenti précipite, après plusieurs "done-in-one stories", Daredevil dans un arc narratif plus vaste. A partir du #271 (Genetrix), en fait, la scénariste va disposer des éléments qu'elle va faire interagir et exploiter jusqu'au #282 (même si le #277, dessiné par Rick Leonardi, n'a rien à voir).
L'opération passe par une injection importante de seconds rôles : n°9, Brandy et Skip Ash, Shotgun, les Inhumains Gorgone et Karnak. La scénariste fait feu de tout bois et le rythme des péripéties est effréné, renouant avec la veine feuilletonnesque de la saga Typhoïd Mary, peut-être de manière encore plus intense, en tout cas encore plus originale quand on examine les ingrédients dont elle agrémente son récit.
Dans un premier temps (du #271 au #273), l'histoire se concentre sur Brandy Ash : fille à papa mais militante radicale, c'est un personnage féminin comme Nocenti sait les écrire, un caractère fort, ambigü, qui déclenche une réaction en chaîne d'évènements palpitants, où le lecteur est pris à parti sur un sujet social (la traîte des animaux d'élevage), la position adopté par les personnages impliqués (dépassant les cadres simplistes des bons et des méchants - héros opérant clandestinement contre une organisation légale malgré ses procédés indignes) et un rattachement à des éléments apparemment incongrus (mais qui vont s'intégrer de façon étroite - les Inhumains).
Nocenti mixe tout ça avec une habileté épatante : on part sur cette idée de ferme aux méthodes louches, où humains, bétail, volaille sont les jouets d'apprentis-sorciers ; puis on enchaîne avec l'irruption d'un mercenaire (Shotgun) qui part à la chasse aux alter-mondialistes et héros costumés comme un pseudo-Rambo ; et on "termine" sur une réflexion impertinente à la fois sur le féminisme (n°9 et sa docilité) et le complexe d'Oedipe (Brandy s'interposant entre DD et son père, mais aussi les Inhumains à la recherche d'un enfant répudié par une société extra-terrestre pratiquant l'eugénisme).
La partie concernant les Inhumains est celle qui détone le plus car s'il est bien des personnages qu'on ne s'attendait pas à voir dans une série comme Daredevil, ce sont bien eux. Mais pourtant, tout s'explique assez naturellement : éditorialement d'abord, Ann Nocenti a écrit auparavant le Graphic Novel Inhumans, illustré par Bret Blevins, dont l'intrigue est justement axé sur l'enfant de Flêche Noire et Médusa et son bannissement par le conseil génétique d'Attilan (la cité royale, basée sur la face bleue de la Lune - cf. Fantastic Four #240, Mars 1982, par John Byrne), et historiquement ensuite car les Inhumains sont eux-mêmes de créatures dont la race Kree s'est servis comme de cobayes avant de les abandonner (personnages éminemment "Kirby-esques" par leur nature de peuple caché du reste du monde, d'une grande puissance, et que leur différence écarte des humains) - ce qui en fait des "cousins" de n°9 et autres sujets d'expérimentation de la ferme de Skip Ash.
Pendant un moment, Nocenti brouille les pistes et on est tenté de penser que n°9 est peut-être l'enfant de Flêche Noire et Médusa (et non pas seulement une jeune femme sur laquelle Skip a fait travailler ses scientifiques) : ses pouvoirs auto-cicatrisants, sa psychologie, tout prête à croire qu'elle n'est pas humaine, et comme Gorgone et Karnak surgissent alors qu'elle est au centre du conflit entre Daredevil, Brandy et son père, tout semble aligné pour cette conclusion. Mais la scénariste nous corrige pour mieux préparer la suite, avec cette attelage étrange, atypique, que vont former n°9, les Inhumains, Brandy, et Daredevil.
Le méchant de service, Shotgun, une création originale de Nocenti, souffre d'un certain manque de charisme : si ses actions ne manquent pas d'alimenter les épisodes en séquences spectaculaires, il ne fait jamais de doute que Daredevil en viendra à bout, et que le coeur du problème est ailleurs. Ce n'est pas un adversaire comme Bullet, juste un guignol, un obstacle mineur dans une tapisserie plus vaste, plus ambitieuse, et cela porte finalement la marque de Nocenti, qui ne s'intéresse pas tant à des bagarres entre un héros et un vilain, mais davantage à des cas de conscience, à des suites d'actions qui interrogent les personnages sur leurs relations, leur place dans le monde.
Ces épisodes sont formidablement mis en images par John Romita Jr et Al Williamson : comme galvanisés par la frénésie qui s'empare de la série, ils produisent des planches qui sont un modèle d'efficacité, de lisibilité, d'élégance. Comme Nocenti se lâche, ils l'imitent et Romita Jr nous gratifie de splash et doubles pages, parfois un peu faciles (comme celle avec Shotgun extatique, ses armes à la main), mais regorgeant de pêche.
Le découpage peut aussi bien rester sommaire (les fameuses planches à trois-quatre vignettes maximum) que plus élaboré, avec des alternances de bandes avec une seule case ou jusqu'à quatre alignées verticalement, ce qui donne du swing aux scènes de dialogues. Les scènes d'action sont de véritables leçons dans leur genre, leur fluidité, leur explosivité sont exemplaires. Parfois, encore, Romita Jr dispose ses plans en se référant à l'art séquentiel "Eisner-ien", un seul cadre entoure trois actions, l'angle de vue ne varie pas mais justement donne un liant incroyable à l'ensemble (comme lorsque DD corrige Skip).
Et puis il y a le traitement réservé aux pages avec les Inhumains sur Attilan : la gestuelle, les expressions sont subtilement captées (le caractère tempétueux de Gorgone, celui plus mesuré de Karnak, la noblesse de Flêche Noire, le chagrin poignante de Médusa), plus les designs fabuleux de Kirby (bien avant que Jae Lee ne les défigure...) - tout ça est merveilleusement beau... Et laisse un regret : que le combo Nocenti-Romita Jr-Williamson ne se soit pas réuni pour réaliser une (mini ou ongoing) série avec ces personnages qu'ils ont su si parfaitement saisir.
Toute la bande va maintenant poursuivre ses aventures, en passant d'abord par un nouveau crochet en relation avec le crossover Acts of Vengeance, et une guest-star de poids : Ultron !
Daredevil #275 : False Man
(Mi-Décembre 1989)
Daredevil #276 : The Hundred Heads of Ultron
(Janvier 1990)
De Décembre 1989 à Février 1990, Marvel publie un nouveau crossover, Acts of Vengeance, écrit par un collège de scénaristes comme John Byrne, Chris Claremont, Mark Gruenwald, Tom De Falco, Gerry Conway, David Michelinie, Peter David... Et dessiné par plusieurs artistes comme Paul Ryan, Sal Buscema, Alex Saviuk, Erik Larsen, Todd McFarlane, Jim Lee...
- Les épisodes-clés se déroulent dans : Avengers Spotlight # 26-29, Avengers (vol.1) # 311-313, Avengers West-Coast # 53-55.
Mais l'histoire impacte pléthore d'autres titres comme : Alpha Flight (vol.1) # 79-80, Amazing Spider-Man (vol.1) # 326-329, Avengers Annual # 19, Captain America (vol.1) # 365-367, Damage Control (vol.2) # 1-4, Daredevil (vol.1) # 275-276, Doctor Strange : Sorcerer Supreme # 11-13, Fantastic Four (vol.1) # 334-336, Incredible Hulk (vol.2) # 363 et 369, Iron-Man (vol.1) # 251-252, Marc Spector : Moon Knight # 8-10, Mutant Misadventures of Cloak and Dagger # 8-10, New Mutants (vol.1) # 84-86, Power Pack (vol.1) # 53, Punisher (vol.2) # 28-29, Punisher War Journal (vol.1) # 12-13, Quasar # 5-7, Spectacular Spider-Man (vol.1) # 158-160, Thor (vol.1) # 411-413, Uncanny X-Men # 256-258, Web of Spider-Man (vol.1) # 59-61 et 64-65, Wolverine (vol.2) # 19-20, X-Factor (vol.1) # 49-50.
- L'argument de cette saga :
une immense conspiration de criminels surhumains prend pour cible les héros des Etats-Unis en général et les Vengeurs en particulier. Loki est à l'origine de ces "Actes de Vengeance" qui se déguise pour ressembler à six génies criminels afin de faire croire à chacun qu'il est l'instigateur de son plan. Des dizaines d’autres malfrats, plus mineurs, souscrivent l'idée étonnamment simple ’échanger les ennemis traditionnels de leurs cibles : ainsi les héros seraient désorientés en étant opposés à des ennemis peu familiers pour eux.
- Dans Daredevil #275-276 :
Le Dr Fatalis réactive le robot Ultron et programme sa 13ème version pour s'en prendre à Daredevil que le Caïd a été impuissant à vaincre. Mais le raisonnement d'Ultron est brouillé par ses différentes personnalités antérieures, le fait qu'il ne sert personne à part lui-même... Et bientôt par sa rencontre avec n°9, la femme parfaite, un concept en soi qui déstabilise celui qui doit tuer les hommes et leurs créations forcèment imparfaites mais est paralysé devant cette créature parfaite... Qui le renvoie à sa propre imperfection.
Tandis que Brandy Ash sont motivés à l'idée d'aider Gorgone et Karnak à retrouver l'enfant de Médusa que n'a plus Skip, Daredevil, prêt à se retirer de cette affaire qui ne le concerne pas, remarque l'absence de n°9, localise Ultron et le défie.
Les deux Inhumains viennent en aide au justicier qui va tenter contre cet adversaire surpuissant de profiter de son trouble pour le vaincre...
Ann Nocenti a prouvé qu'écrire des tie-in à des crossovers, dont le pitch n'allait pas forcèment de soi avec Daredevil et les histoires qu'elle développait au même moment, ne lui posaient pas de problème : au contraire, elle a toujours su en tirer profit pour faire ce qu'elle apprécie, précipiter son héros dans une situation et face à un adversaire si décalés que cela entraînait du suspense et de l'action.
Lorsque le Dr Fatalis (déjà un client sérieux) décide d'utiliser Ultron (un autre gros calibre) pour éliminer Daredevil, on est donc moins étonné de voir apparaître ces deux super-vilains qu'excité à la perspective d'assister à une rencontre inattendue et prometteuse.
Comme Nocenti est maline, elle va se servir d'une carte dans son jeu pour donner à cette intrigue en deux parties (à cette époque, les crossovers touchaient autant, sinon plus, de séries qu'aujourd'hui, mais sans les paralyser aussi longtemps...) un tour imprévu et savoureux. N°9 est donc le joker de la scénariste, celui qui va brouiller la donne et transformer ces tie-in en récit étonnamment philosophique.
Les deux axes de l'intrigue sont la perfection et l'identité :
- la perfection : n°9 est le grain de sable dans la machine, et cette machine est Ultron (et par extension le plan de Fatalis, qui en fait n'apparaît qu'au début et ne va pas se mêler de la bataille). Page 16 du #275, une planche en gaufrier de neuf cases montre une succession de gros plans du visage de n°9, étreinte par Ultron : sur le visage de la jeune femme, plusieurs expressions (étonnement, attente, peur, incompréhension, sourire...) accompagnent la voix-off d'Ultron face au casse-tête qu'elle lui pose, qui entrave sa mission (il se demande s'il faut la tuer - mais en sachant que c'est impossible, il a cru la pulvériser juste avant et a découvert qu'elle guérissait automatiquement - , puis se rappelle que c'est le héros - Daredevil - qu'il doit tuer, se méfie des sentiments humains qui le harcèlent, ces passions qui altèrent sa programmation informatique et font écho à ses voix antérieures). Ultron, en vérité, est comme Typhoïd Mary : il aime n°9 (comme Mary aimait Daredevil) mais doit la tuer (comme Typhoïd devait tuer DD) pour tuer Daredevil. Formidable boucle scénaristique de Nocenti !
- L'identité : depuis le #270, on note que Matt Murdock a disparu de l'image, il ne quitte plus (et ce jusqu'au #282) son costume et son masque de Daredevil. Quand n°9 tente de lui retirer son masque, il l'en empêche en prétextant qu'il doit garder son identité secrète (mais secrète pour qui puisque personne ne connaît Matt Murdock hors de New York ?). En vérité, s'éloigner de Hell's Kitchen, de New York, ne suffit visiblement pas : il faut pour Matt Murdock s'éloigner aussi de lui-même et se réfugier derrière Daredevil, et par là-même du rôle d'avocat pour se consacrer exclusivement à son rôle de justicier.
N°9 représente une autre facette de ce thème de l'identité puisqu'elle ignore qui elle est. Elle n'est qu'un numéro, dont les souvenirs ont été effacés, la mémoire reprogrammée. Sans passé, elle ne se soucie pas non plus de son futur : c'est littéralement une créature du présent. Et son rapport à l'identité se résume à satisfaire l'autre, quel qu'il soit pourvu qu'il lui manifeste de l'affection, de l'attention.
Brandy se cherche aussi : elle balance entre le refus de n'être que la fille d'un père qu'elle méprise mais qu'elle ne se résout pas à quitter complètement ni à le condamner totalement. L'affection qu'ont les hommes (son père, DD, les Inhumains) pour n°9 exacerbe sa jalousie : c'est un comble pour elle que de constater que cette fille-jouet suscite plus de sympathie en étant si servile qu'elle qui affirme ses convictions, agit, pense.
Quant aux Inhumains, Gorgone et Karnak en particulier, ils sont aussi des individus en quête d'identités : ils cherchent un enfant rejeté par leur communauté tout en étant eux-mêmes des enfants abandonnés par leurs créateurs (les Kree), exilés sur la Lune, dont la mission divise leurs régents. Par ailleurs, comme Daredevil, ce sont des hommes constamment costumés et masqués, dont on ignore donc les visages, l'aspect véritable, dont l'identité physique est dissimulée.
Enfin, le robot Ultron n'est au fond qu'un pantin qui cherche à savoir qui il est, et dont la détresse existentielle causera sa perte, une marionnette dont l'échec trouve son origine dans sa confusion identitaire.
- la perfection : n°9 est le grain de sable dans la machine, et cette machine est Ultron (et par extension le plan de Fatalis, qui en fait n'apparaît qu'au début et ne va pas se mêler de la bataille). Page 16 du #275, une planche en gaufrier de neuf cases montre une succession de gros plans du visage de n°9, étreinte par Ultron : sur le visage de la jeune femme, plusieurs expressions (étonnement, attente, peur, incompréhension, sourire...) accompagnent la voix-off d'Ultron face au casse-tête qu'elle lui pose, qui entrave sa mission (il se demande s'il faut la tuer - mais en sachant que c'est impossible, il a cru la pulvériser juste avant et a découvert qu'elle guérissait automatiquement - , puis se rappelle que c'est le héros - Daredevil - qu'il doit tuer, se méfie des sentiments humains qui le harcèlent, ces passions qui altèrent sa programmation informatique et font écho à ses voix antérieures). Ultron, en vérité, est comme Typhoïd Mary : il aime n°9 (comme Mary aimait Daredevil) mais doit la tuer (comme Typhoïd devait tuer DD) pour tuer Daredevil. Formidable boucle scénaristique de Nocenti !
- L'identité : depuis le #270, on note que Matt Murdock a disparu de l'image, il ne quitte plus (et ce jusqu'au #282) son costume et son masque de Daredevil. Quand n°9 tente de lui retirer son masque, il l'en empêche en prétextant qu'il doit garder son identité secrète (mais secrète pour qui puisque personne ne connaît Matt Murdock hors de New York ?). En vérité, s'éloigner de Hell's Kitchen, de New York, ne suffit visiblement pas : il faut pour Matt Murdock s'éloigner aussi de lui-même et se réfugier derrière Daredevil, et par là-même du rôle d'avocat pour se consacrer exclusivement à son rôle de justicier.
N°9 représente une autre facette de ce thème de l'identité puisqu'elle ignore qui elle est. Elle n'est qu'un numéro, dont les souvenirs ont été effacés, la mémoire reprogrammée. Sans passé, elle ne se soucie pas non plus de son futur : c'est littéralement une créature du présent. Et son rapport à l'identité se résume à satisfaire l'autre, quel qu'il soit pourvu qu'il lui manifeste de l'affection, de l'attention.
Brandy se cherche aussi : elle balance entre le refus de n'être que la fille d'un père qu'elle méprise mais qu'elle ne se résout pas à quitter complètement ni à le condamner totalement. L'affection qu'ont les hommes (son père, DD, les Inhumains) pour n°9 exacerbe sa jalousie : c'est un comble pour elle que de constater que cette fille-jouet suscite plus de sympathie en étant si servile qu'elle qui affirme ses convictions, agit, pense.
Quant aux Inhumains, Gorgone et Karnak en particulier, ils sont aussi des individus en quête d'identités : ils cherchent un enfant rejeté par leur communauté tout en étant eux-mêmes des enfants abandonnés par leurs créateurs (les Kree), exilés sur la Lune, dont la mission divise leurs régents. Par ailleurs, comme Daredevil, ce sont des hommes constamment costumés et masqués, dont on ignore donc les visages, l'aspect véritable, dont l'identité physique est dissimulée.
Enfin, le robot Ultron n'est au fond qu'un pantin qui cherche à savoir qui il est, et dont la détresse existentielle causera sa perte, une marionnette dont l'échec trouve son origine dans sa confusion identitaire.
La mise en scène de John Romita Jr et Al Williamson est à la (dé)mesure de l'originalité narrative du dyptique : dans un premier temps, les pages se suivent sur un faux rythme, où couve une tension croissante, mais où rien ne se passe vraiment (Ultron célébrant un étrange rituel avec ses têtes sur des pieux, progressant vers sa cible, rencontrant n°9, d'un côté ; Daredevil s'interrogeant sur l'irruption des Inhumains, son prochain départ, les négociations des Ash avec Karnak et Gorgone, de l'autre), puis un cliffhanger dramatique.
Dans le second temps, les deux artistes redéveloppent les motifs apocalyptiques déjà exploités lors des tie-in d'Inferno : ciel en feu, images hallucinées, séquences proches du délire, bagarre absurde (où DD affronte Ultron à la fois sur le terrain psychologique en profitant de son trouble existentiel et à coups de bâton en bois !) jusqu'au final à la fois inquiétant et dérangeant (n°9 se jurant de ranimer Ultron en qui elle semble avoir trouvé une sorte de frère, de miroir, aussi tourmenté, perdu qu'elle). Les planches se sont faits plus spectaculaires, avec des splash, des doubles-pages (l'autel d'Ultron avec ces têtes !), et des chorégraphies à la fois désespérées et gracieuses où DD, Karnak, Gorgone se succèdent pour vaincre le robot.
Deux épisodes annexes encore une fois excellents. La série marque une courte pause (le #277, Of crowns and horns - l'art des titres selon Nocenti ! -, est dessiné par Rick Leonardi et n'a rien à voir avec ce qui s'est et va se passer). Puis la dernière ligne droite littéralement infernale...
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L'épisode #277, Of Crowns and Horns (Février 1990) est écrit par Ann Nocenti et dessiné par Rick Leonardi, encré par Al Williamson, mais n'a aucun lien avec ce qui a précédé et ce qui suit.
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Daredevil #278 : The Deadly Seven
(Mars 1990)
Gorgone et Karnak prennent congé pour continuer à chercher le fils de Médusa et Flêche Noire, n°9 décide les suivre. Mais peu après leur départ, Brandy et Daredevil décident de les suivre pour les aider. En chemin, les deux Inhumains prennent à bord de leur véhicule un auto-stoppeur, dont les allusions sournoises sur la romance entre n°9 et Gorgone agace Karnak. Daredevil et Brandy les retrouvent en train de se battre puis le justicier se lance à la poursuite de l'auto-stoppeur...
En vérité, derrière ces actions puériles mais destructrices se cachent les maneouvres de Blackheart et plus encore de son père, Méphisto, qui apprend à son rejeton que pour être efficace le Mal doit se déguiser et pour s'accomplir il doit éprouver les braves et leur orgueil, leur cupidité...
Daredevil et ses compagnons ne le savent pas encore complètement mais une inéxorable chute les attend - et tout le monde n'en sortira pas indemne...
Ann Nocenti et John Romita Jr débutent à partir de cet épisode la dernière ligne droite de leur collaboration. Cet arc en cinq chapitres va progressivement entraîner la série dans une direction à la fois spectaculaire, étrange, inattendue, dérangeante. Depuis le #266, Méphisto rôde autour de Daredevil qu'il veut tourmenter comme pour prouver sa supériorité maléfique et philosophique : quoi ? Un héros déguisé en diable rouge, prétendant ne pas connaître la peur, imposant sa morale ? Voilà un cobaye à tester (on remarquera que Méphisto agit comme Skip Ash avec n°9 : il s'est choisi un sujet d'expériences, qu'il s'agit moins de vaincre physiquement que de dominer psychologiquement - même si le démon ne désire pas faire de DD son esclave mais, comme le Caïd, lui prouver qu'il se trompe).
La scénariste avait visiblement choisi la direction dans laquelle elle souhaitait aller depuis longtemps, et on mesure mieux à présent ce que l'éloignement géographique de Daredevil signifie : hors de son quartier, de sa ville mais aussi face à des forces occultes, DD est désorienté, donc affaibli, "prenable". Les décors choisis reflètent aussi ce choix : on s'enfonce dans des espaces de plus en plus isolés, hostiles (la météo tourne à l'hiver), les paysages se font sauvages, désolés même. Même s'il est indiqué à un moment qu'on se trouve au Nord de l'Etat de New York, il apparaît qu'on est comme au bout du bout du monde.
L'épisode est découpé en deux parties :
- d'abord, une suite de scènes narre la séparation des Inhumains et n°9 d'avec Daredevil et Brandy tout en étant ponctuée par le dialogue entre Méphisto et Blackheart enx enfers - dialogue où le père enseigne au fils comment corrompre les hommes, choisir ses cibles, porter ses coups. Il est question de faire le mal non pour le mal mais pour se nourrir de la détresse qu'il cause chez les hommes, faire le mal nourrit les malfaisants, souligne leur domination.
- Ensuite, Blackheart ayant pris les traits d'un autostoppeur dépanné par les Inhumains et n°9 commence son oeuvre et sème le trouble. Gorgone et Karnak se déchirent, se battent, n°9 assiste impuissante, sans comprendre, au conflit ; puis Daredevil intervient, non pas en tentant de séparer les deux amis abusés, mais en traquant Blackheart. Un bref mais brutal combat les oppose, déchaînant le héros, qui comprend à la fois que son ennemi (et son père) le harcèle(nt) à nouveau et réussisse à le pousser à bout - une issue dont il devine vite qu'elle signera sa défaite.
A la fin de cet épisode, une mère effrayé par son fils se réfugie dans une église pour demander conseil à un prêtre : moment fugace mais piste importante puisqu'elle nous ramène au fils banni de Médusa et Flêche Noire, dont il devient évident qu'il sera une pièce importante, décisive, pour la suite.
Nocenti dispose ses pions avec adresse, méthodiquement, alors qu'on pouvait auparavant encore avoir l'impression que ce "subplot" du fils maudit ne menait nulle part ou ne serait pas résolue dans la série.
C'est une indication en tout cas sur le fait que tous les acteurs du drame sont en place et vont jouer un rôle, ce sont eux qui forment le Mortel Septuor (traduction choisie pour la vf) de l'épisode : DD, Gorgone et Karnak, Brandy, n°9, Blackheart et Méphisto.
Visuellement, le résultat est très abouti tout en restant prometteur (ce qui augure de très bonnes choses, vu le niveau) : les premières pages sont particulièrement impressionnantes, avec la représentation des enfers, royaume de feu, de fumée, avec des colonnes difformes, des parois, un sol composés d'âmes damnées. La colorisation ajoute à l'ambiance avec des contrastes violents de jaune, rouge, rose, mauve. John Romita Jr découpe ses pages de manière remarquable, notamment en employant toute la largeur de doubles-pages selon trois panneaux : à gauche et à droite, il aligne des bandes d'une case avec les Inhumains, Brandy, n°9, Daredevil ; au centre, il dresse un image sans cadre verticale où Méphisto fait la leçon à Backheart.
Par ailleurs, il se contente de planches sagement composées pour que le lecteur se concentre mieux sur l'atmosphère délétère que va créer Blackheart. Puis, à la fin de l'épisode, lorsque la situation dégénère, il enchaîne des bandes d'une case horizontale, ponctuées par d'autres de deux cases, puis retour à une case, avant de casser le rythme par des pages de deux vignettes horizontales. En déstructurant ainsi le découpage, il lui donne beaucoup d'énergie, en écho à celle que dépense (notamment) Daredevil contre Blackheart, et à l'intérieur de ses images, il joue sur l'espace négatif, supprimant le décor pour souligner la blancheur de la neige environnante (qui aveugle comme l'est DD, au propre comme au figuré).
Al Williamson adapte intelligemment son encrage en insistant sur les hâchures, les striures, qui donnent un aspect élimé aux vêtements, aux arbres, au ciel (toujours traversé de traits, ce qui donne l'impression stressante qu'il va se craqueler, se déchirer), des effets de texture aux matières, et appuie l'énergie des mouvements (c'est comme si Joe Kubert encrait Jack Kirby). C'est vraiment magnifique, un mélange de fin et de brut surprenant mais réussi.
Le ciel est à l'orage, mais c'est la terre sous le pieds des personnages qui va littéralement s'ouvrir...
Daredevil #279 : Before The Flame
(Avril 1990)
Qui est le Pape ? Ce petit garçon énigmatique, capable (apparemment) de tuer d'un regard un bouc (qu'il voit la bouche et les naseaux exhalant des flammes), paniquant sa mère adoptive, les autres enfants et les adultes du village, est sur le point d'être lynché quand Daredevil, Brandy, n°9, Gorgone et Karnak s'interposent. Sa mère montre à l'équipe le vaisseau lunaire dans lequel elle l'a trouvé : c'est donc le fils de Flêche Noire et Médusa. Auparavant, dans un bar où ils faisaient une pause, le groupe a encore été, à son insu, manipulé par Blackheart, ayant pris les traits d'une serveuse. Le fils de Méphisto commet pourtant une grave erreur en entraînant plus tard les héros et Pape dans les enfers car l'enfant contrarie les plans du maître de l'antimonde...
Cette fois, Ann Nocenti accélère notablement le cours de son histoire en y ajoutant le dernier élément, suggéré à la fin du précédent épisode : les Inhumains trouvent enfin le fils de leurs régents, et la première scène le montrant explique, subtilement mais efficacement, pourquoi l'enfant a été banni d'Attilan par le conseil génétique. Son pouvoir est terrible, et son existence même va jusqu'à alarmer Méphisto - ce qui en dit long sur sa puissance !
(Le) Pape, qui ne doit son nom qu'aux râilleries des autres gosses du coin, est, après Blackheart, le dernier d'une longue liste d'enfants qui signe le run de la scénariste, et comme ses prédécesseurs, ce n'est pas un simple mouflet innocent, mais un être ambigü, à l'origine d'évènements cruciaux, pris dans des jeux d'adultes. Pourtant, comme les autres enfants de Nocenti, il apparaît physiquement inoffensif, touchant même, mais, plus que dans tous les autres récits avant, il ne faut pas se fier aux apparences.
Blackheart, l'autre fils de l'histoire, évolue aussi considérablement : une nouvelle fois, il a tenté les humains, les héros, mais découvert deux choses. D'abord, qu'il est aisé d'irriter les faibles, les vulnérables, et ensuite, conséquemment, que la vision de Méphisto, ses leçons, son angle d'attaque, ne sont pas aussi efficaces que prévu. En vérité, les hommes sont pleins de failles, mais aussi de ressources, dont la plus redoutable est leur volonté : on peut les entamer, mais ce n'est pas parce qu'ils plient qu'ils rompent.
Le doute de Blackheart vis-à-vis de Méphisto et le courroux de Méphisto vis-à-vis de Blackheart (à cause de son doute mais aussi du jeune Pape) vont peser substantiellement dans la suite de l'histoire. Et la chute, au propre et au figuré, de l'épisode, marquent un tournant pour cette suite : ce qui va se passer fait glisser le récit dans le fantastique, la métaphore, presque la légende, la série bascule carrèment dans une nouvelle dimension - peut-être ce qui a été imaginé de plus original et puissant parmi les auteurs marquants du titre.
Graphiquement, John Romita Jr et Al Williamson opérent un choix étonnant mais très malin (c'est le cas de le dire...) : les planches dégagent une simplicité, une sobriété, surprenantes. Il semble que les deux artistes aient opté pour cette approche à la fois pour éviter la surenchère visuelle (quand bien même on a droit à une sidérante splash-page de Méphisto dans son royaume et que l'aspect même du personnage est des plus effrayants - et encore, le pire est à venir...) et pour renforcer l'ambiance anxieuse de l'épisode.
Les planches sont plus garnies qu'à l'habitude : gaufriers de six cases plus parfois une vignette occupant toute une quatrième bande, pages en "échelle" (une case verticale en opposition à d'autres cases plus larges ou plus petites à côté), abondance de gros plans (sur les visages où, en peu d'expressions, JR Jr réussit à communiquer la progression des émotions)...
Tout cela concourt à rendre l'image où la terre s'ouvre littéralement sous les pieds de personnages, les faisant chuter dans les entrailles infernales (à l'exception de la mère adoptive) incroyablement frappante, comme si tout avait retenu visuellement jusqu'à cet instant dramatique. Et à l'horreur de la mère adoptive saisi en gros plan, en contre-plongée, répond la grimace horrible et furieuse de Méphisto : du grand art en matière de storytelling !
Place maintenant à la visite de l'Hadès : frissons (mais pas seulement...) garantis !
Cette fois, Ann Nocenti accélère notablement le cours de son histoire en y ajoutant le dernier élément, suggéré à la fin du précédent épisode : les Inhumains trouvent enfin le fils de leurs régents, et la première scène le montrant explique, subtilement mais efficacement, pourquoi l'enfant a été banni d'Attilan par le conseil génétique. Son pouvoir est terrible, et son existence même va jusqu'à alarmer Méphisto - ce qui en dit long sur sa puissance !
(Le) Pape, qui ne doit son nom qu'aux râilleries des autres gosses du coin, est, après Blackheart, le dernier d'une longue liste d'enfants qui signe le run de la scénariste, et comme ses prédécesseurs, ce n'est pas un simple mouflet innocent, mais un être ambigü, à l'origine d'évènements cruciaux, pris dans des jeux d'adultes. Pourtant, comme les autres enfants de Nocenti, il apparaît physiquement inoffensif, touchant même, mais, plus que dans tous les autres récits avant, il ne faut pas se fier aux apparences.
Blackheart, l'autre fils de l'histoire, évolue aussi considérablement : une nouvelle fois, il a tenté les humains, les héros, mais découvert deux choses. D'abord, qu'il est aisé d'irriter les faibles, les vulnérables, et ensuite, conséquemment, que la vision de Méphisto, ses leçons, son angle d'attaque, ne sont pas aussi efficaces que prévu. En vérité, les hommes sont pleins de failles, mais aussi de ressources, dont la plus redoutable est leur volonté : on peut les entamer, mais ce n'est pas parce qu'ils plient qu'ils rompent.
Le doute de Blackheart vis-à-vis de Méphisto et le courroux de Méphisto vis-à-vis de Blackheart (à cause de son doute mais aussi du jeune Pape) vont peser substantiellement dans la suite de l'histoire. Et la chute, au propre et au figuré, de l'épisode, marquent un tournant pour cette suite : ce qui va se passer fait glisser le récit dans le fantastique, la métaphore, presque la légende, la série bascule carrèment dans une nouvelle dimension - peut-être ce qui a été imaginé de plus original et puissant parmi les auteurs marquants du titre.
Graphiquement, John Romita Jr et Al Williamson opérent un choix étonnant mais très malin (c'est le cas de le dire...) : les planches dégagent une simplicité, une sobriété, surprenantes. Il semble que les deux artistes aient opté pour cette approche à la fois pour éviter la surenchère visuelle (quand bien même on a droit à une sidérante splash-page de Méphisto dans son royaume et que l'aspect même du personnage est des plus effrayants - et encore, le pire est à venir...) et pour renforcer l'ambiance anxieuse de l'épisode.
Les planches sont plus garnies qu'à l'habitude : gaufriers de six cases plus parfois une vignette occupant toute une quatrième bande, pages en "échelle" (une case verticale en opposition à d'autres cases plus larges ou plus petites à côté), abondance de gros plans (sur les visages où, en peu d'expressions, JR Jr réussit à communiquer la progression des émotions)...
Tout cela concourt à rendre l'image où la terre s'ouvre littéralement sous les pieds de personnages, les faisant chuter dans les entrailles infernales (à l'exception de la mère adoptive) incroyablement frappante, comme si tout avait retenu visuellement jusqu'à cet instant dramatique. Et à l'horreur de la mère adoptive saisi en gros plan, en contre-plongée, répond la grimace horrible et furieuse de Méphisto : du grand art en matière de storytelling !
Place maintenant à la visite de l'Hadès : frissons (mais pas seulement...) garantis !
Daredevil #280 : Twilight of the Idols
(Mai 1990)
L'enfer n'a pas qu'un visage, c'est ce que vont découvrir Daredevil, n°9, Karnak et Gorgone, Brandy et le Pape, séparés dans cet ordre après avoir chuté dans le royaume de Méphisto. DD doit traverser une tempête de neige puis une ordre de diablotins féroces. N°9 croise l'ange Gabriel (en vérité, le nouveau déguisement de Blackheart) puis Lucy (Lucifer) dans un simulacre de paradis publicitaire. Karnak et Gorgone rencontre une créature allant et venant entre les royaumes, vivant dans un palace aussi luxueux que sans vie. Brandy et le Pape gravissent une montagne sans fin et réveillent un ange indien en chemin. Il s'agit plus se survivre, tenter de comprendre, se repérer... Avant de se réunir et de défier le roi de l'antimonde.
Tout cet arc est construit comme un escalier, chaque marche/épisode conduit les protagonistes dans les tréfonds (de l'âme, de la terre) et maintenant qu'ils y sont, ils doivent s'y frayer un chemin, recouvrer la raison dans un espace qui en est dépourvu.
Ann Nocenti explore de manière plus visuelle que Frank Miller le thème de la descente aux enfers, et de cette manière elle pousse la logique même de Daredevil (le personnage comme la série) à son paroxysme. Ce qui avait été montré de façon grotesque et délirante dans le tie-in du crossover Inferno, puis aperçu dans le #266 (A beer with the Devil), est à présent clairement exposé... Et revêt un aspect polymorphe, adapté en fait à chacun des protagonistes.
DD est d'abord éprouvé physiquement : dans un endroit où ses super-sens et son radar ne lui sont d'aucune utilité, il doit progresser dans un impressionnant enfer blanc, glacial. Il est plus aveugle que jamais, seule sa détermination peut encore le guider.
N°9 a, en comparaison, droit à un traitement plus clément mais trompeur pour sa nature naïve : célèbrée comme une déesse par une nuée de diablotins (sur les tuniques desquelles Nocenti s'est amusée à inscrire les noms de groupe de hard-rock - la musique du diable ! - comme Motley Crüe, Heavy Metal, Anthrax, Run DMC), elle se rend plus ou moins compte de la superficialité de ce décor dont elle serait l'emblême.
Karnak et Gorgone, après s'être une énième fois écharpé sur le moyen de s'en sortir (le premier conseillant la réflexion là où le second privilégie la force brute), font connaissance avec une créature équivoque, dans un milieu fastueux mais désincarné.
Enfin, Brandy et le Pape escaladent une paroi raide et infinie en dissertant sur la réalité de leur situation, la pertinence des croyances.
La scénariste brasse des thèmes incroyablement larges et ambitieux dans le cadre d'un épisode de comic-book de super-héros. Elle entraîne la série dans une mise en scène, une réflexion rares, où il n'est plus question de simples bons et méchants, de réglements de comptes, mais de questionnement sur soi, sur sur ce qui nous entoure, nous forme, nous forge le sens critique, le caractère. On voit que l'auteure a atteint une licence narrative pour oser une écriture pareille (on l'avait entrevue quand elle s'était passée de Daredevil après sa défaite contre le gang de Typhoïd Mary, puis lors des tie-in d'Inferno) : c'est la marque d'une grande confiance à la fois dans ce qu'elle raconte, propose, mais aussi de la part de son éditeur, qui la laisse développer une trame dégagée de figures imposées, de codes familiers. Très fort - et très bien formulé !
John Romita Jr et Al Williamson font eux-aussi feur de tout bois dans ce chapitre : comme disait Alex Toth, "an artist must "plus" the script" - il faut avoir du répondant face au scénario mais plus encore, il faut l'enrichir visuellement.
Les planches se déclinent quasiment comme des tableaux (au sens où on l'entend dans un ballet), chaque séquence a été intelligemment conçu pour être distincte et évocatrice de l'endroit et des émotions traversés par les personnages. Le résultat est à chaque fois très graphique (même quand DD se trouve dans des cases sans décors... Mais lorsqu'arrive la tempête de neige, c'est aussi bluffant : quel rendu superbe !), avec un découpage différent là aussi à chaque fois (petites cases en rafale pour n°9, gaufriers et plans verticaux alternés pour Brandy et le Pape, case-bande ponctuant des paires de vignettes pour Karnak et Gorgone).
Que dire ? Il est là aussi rare de lire des épisodes d'une telle constance dans la qualité graphique, non seulement avec un tandem dessinateur/encreur régulier, mais qui tient surtout le coup chapitre après chapitre, en vous gratifiant de pages à la fois mémorables, inventives et efficaces. C'est aussi tout cela qui rend Romita Jr avec Williamson si extraordinaire.
La suite (et bientôt fin) ne va pas démentir les prouesses de cette équipe.
Daredevil #281 : Heaven is knowing Who You are
(Juin 1990)
Une fois en Enfer, on y sombre ou on en sort (du moins on essaie) : Daredevil, une torche à la main, va tenter de se présenter directement devant Méphisto pour répondre à son défi - mais chaque démon tué pour tailler sa route grossit (en volume et en puissance) son adversaire. N°9 va indirectement montrer à Blackheart (qui se cache toujours sous les traits de Gabriel) qu'on n'est pas toujours ce que les autres veulent. Karnak et Gorgone prennent congé de leur hôtesse pour comprendre où ils sont (et donc pourquoi ils y sont, comment en sortir). Brandy et le Pape, abandonnés par l'ange indien qu'ils ont ranimé, déduisent qu'être meilleur se gagne.
Un aphorisme fameux de Frank Miller dans Born Again ("Un homme sans espoir est un homme sans peur", comprenait le Caïd alors qu'il pensait avoir brisé Matt Murdock en lui ôtant tout) est ici, in fine, reformulé : "Quand l'homme n'est pas brisé, il devient plus fort".
Ann Nocenti, à une étape du dénouement de sa saga en enfer, nuance notablement sa différence : chez Miller, tout est combat, obstination, vengeance/revanche ; quand chez Nocenti, le combat devient vain -pas inutile, pas débouchant sur la défaite, mais au contraire établissant que, parfois, c'est en arrêtant de répondre violemment à la violence qu'on affirme sa force et qu'on contrarie vraiment l'ennemi.
Cette philosophie est énoncée autrement, mais pour le même constat, par le Pape quand il discute avec Brandy au bord d'un cratère d'une beauté terrible : "si tu veux le bien, donne le bien. Si tu veux quelque chose, donne-le d'abord".
Et pour Karnak et Gorgone, cette sortie de crise est déclarée par ces mots : "on ne défonce pas les portes pour le plaisir d'agir. On essaie de les comprendre pour qu'elles s'ouvrent."
Ces citations ne sont pas écrites par une scénariste qui se regarde écrire, qui fait des mots d'auteur : elles sont les conclusions de personnages qui comprennent que, face à eux-mêmes, leurs faiblesses, leurs échecs, dans un endroit qui les désoriente, face à une menace qui les dépasse, c'est par la raison et non pas la force qu'ils s'en sortiront. Il leur faut avant tout récupérer cette raison dans un milieu qui veut leur la faire perdre pour se sauver, vaincre le démon qui les a piégés.
Nocenti vise haut en voulant élever son comic-book super-héroïque au-delà de ses codes (le bon, le méchant, l'affrontement physique, la victoire, la morale de l'histoire), mais comme elle est astucieuse et audacieuse, elle passe par le verbe, la phrase, le style, qui seuls peuvent démasquer les clichés, les retourner, relancer le récit. Ce n'est en tout cas pas banal, ce spectacle de héros qui arrêtent de lutter physiquement pour gagner, déjouer le plan de leur ennemi et reprendre le contrôle de leur sort.
Par ailleurs, un invité, toujours aussi surprenant, va s'engager dans la partie : le Surfer d'Argent ! Stan Lee et John Byrne avaient fait d'un face-à-face entre l'ex-héraut de Galactus et Méphisto l'argument d'un récit complet, et Ann Nocenti convoque le personnage à l'évidence en référence à cette histoire. C'est aussi une façon de créer un contraste avec ce qui se passe : Le Surfer erre dans l'espace, donc à l'opposé des profondeurs infernales, mais ses pouvoirs lui permettent de détecter les activités maléfiques. La silhouette argenté, virginale, du personnage tranche aussi de manière symbolique avec les noirceurs et les incandescences sanguines de Méphisto et son royaume : c'est donc, en quelque sorte, l'incarnation suprême du chevalier blanc qui descend dans l'Hadès pour affronter le démon-dragon menaçant les simples mortels innocents (plus quelques Inhumains, guère plus armés...).
A quelques exceptions (les séquences avec n°9 et, dans une mesure moindre, celles avec les Inhumains ou Brandy et le Pape), l'épisode fait la part belle aux grandes images, dans la veine la plus "Kirby-esque" de John Romita Jr : dès la première page (comme à la dernière), Daredevil est représenté dans une pose iconique, le rouge de son costume tranchant avec la blancheur de là où il est, une torche brandie à bout de bras.
Les décors sont somptueux et offrent encore une fois l'occasion à Al Williamson de réaliser des prouesses pour les finitions et l'encrage : il semble à la fois nettoyer et habiller le dessin de son partenaire. Qu'il s'agisse de représenter un cratère en feu ou le Surfer dans l'espace, de détailler les gravures de la paroi escaladée par Brandy et le Pape, ou de s'inspirer des surréalistes pour le voyage de n°9, le soin apporté aux cases, à la sensation qu'elles doivent produire sur le lecteur, est sensationnel.
Comment tout ça va-t-il se dénouer ? Réponse avec le dernier épisode de cette saga (et de ce run) dantesque.
Daredevil #282 : Crooked Halos
(Juillet 1990)
C'est la fin du voyage, l'heure de vérité : Daredevil va se présenter devant Méphisto et il reçoit un dernier conseil de Blackheart lui-même, qui déclare à son père que son plan a échoué, que ses méthodes ne fonctionnent plus. Le diable tente plusieurs fois de faire taire sa progéniture en l'écrasant, mais bientôt les héros réunis lui font face et le défient. Il leur rit au nez et tue l'un d'entre eux, mais ce crime est inutile - d'autant plus que le Surfer d'Argent surgit et attaque. Il permet aux prisonniers de remonter à la surface du monde : cette évasion signe leur victoire sur Méphisto. Ils ont réussi à s'échapper de l'enfer.
Deux ans et demi après le début de leur collaboration et après 30 épisodes, la fin de cette saga marque la fin du run d'Ann Nocenti avec John Romita Jr. Le risque après un partenariat dont les fruits ont été si originaux et riches est d'aboutir à un dénouement en-deçà de ce qui a précédé. Mais il n'en est rien (même si on peut néanmoins regretter que cela n'ait pas fait l'objet d'un numéro double, encore plus épique, avec plus de place, et pour frapper un dernier grand coup).
Au terme de l'arc Typhoïd Mary, Ann Nocenti avait choisi de ne pas conclure de façon classique, avec un combat physique, une victoire nette et sans bavures du héros - au contraire, Daredevil finissait défait, son adversaire s'éclipsant comme dans un songe (ou plutôt un cauchemar), et la série allait s'en trouver impacté profondèment au point de l'emmener, elle et son héros, sur des chemins de traverse.
De manière similaire, mais aussi plus baroque, mythologique, cette saga avec Méphisto s'achève non pas avec les poings (même si le Surfer d'Argent s'en mêle) mais avec un discours sur la condition humaine, l'inutilité même de se battre comme des pugilistes ordinaires. Ce ne sont pas des adversaires communs qui s'affrontent mais plutôt des symboles, des formes, presque des états, des abstractions, des concepts. Méphisto avait dit que ce qui lui plaisait avec les héros, c'est qu'ils tombaient de haut. Daredevil triomphe du diable en lui renvoyant cette pensée au visage : en vérité, ce n'est pas une question de bons et de méchants, mais de liberté, de choix. L'arrogance de Méphisto l'a condamné à l'échec : il a voulu faire une démonstration, bloquer ses ennemis dans les cordes. Mais ses ennemis refusent le combat et partent, et comble de l'humiliation, s'en vont en lui pardonnant - ce pardon leur permet de se libérer du diable.
La puissance singulière de ce dénouement éclipse l'issue même des autres intrigues (le fait que Karnak et Gorgone aient retrouvé le fils de Médusa et Flêche Noire, que n°9 accepte d'être enfin seule et indépendante), et d'ailleurs dans le #283, Ann Nocenti expédiera les adieux entre les Inhumains, la "femme parfaite" et DD. On peut estimer que, comme d'autres grands scénaristes face au problème de boucler la boucle efficacement, l'auteure ait été en quelque sorte dépassée, impuissante à conclure à la mesure de ce qu'elle avait développé. Mais il lui sera beaucoup pardonné après nous avoir gratifiés d'épisodes aussi ébouriffants.
John Romita Jr et Al Williamson n'ont levé le pied pour ce dernier round. La représentation de Méphisto est un concentré de leur production ici : créature difforme, devenue obèse après s'être goinfré des souffrances qu'il a infligées, la face entre le serpent et la grenouille, couché sur un lit de corps damnés, il est à la fois grotesque et effrayant, immense ogre écarlate défié par de minuscules héros. Voilà un monstre qu'on n'oublie pas.
La participation du Surfer d'Argent permet d'admirer une autre facette du talent des deux artistes qui parviennent, avec une économie remarquable de traits, la vitesse de l'alien sur sa planche en route pour les enfers, traversant toute la largeur d'une double-planche puis fondant sur le diable, immaculé face à la créature bavant de l'encre.
Romita Jr et Williamson flirtent à plusieurs reprises avec l'art abstrait : JR Jr s'y révèle, comme l'a analysé Bernard Dato (dans Comic Box), comme un dessinateur du mouvement, de l'énergie, de l'esquisse, que Williamson affine, précise, orne. Le résultat est à la fois sommaire et sensible, ébauché et gravé, simple et puissant, d'une intense élégance.
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Dans le courrier des lecteurs du #282, à l'époque, Marvel annonce que John Romita Jr reviendra sur le titre rapidement, mais ce ne sera pas le cas (il retourne dessiner Iron Man). Mark Bagley le remplace brièvement, puis Lee Weeks devient le nouvel artiste régulier de la série, toujours encrée par Al Williamson. Ann Nocenti poursuivra l'aventure jusqu'au #291 avant de s'en aller vers d'autres aventures.
Mais, bon sang, quel run : 30 épisodes de haut vol, à (re)découvrir d'urgence !
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