samedi 31 mai 2014

Critique 458 : LE CAHIER BLEU / APRES LA PLUIE, de André Juillard

 La couverture du recueil des deux albums.


LE CAHIER BLEU est un récit complet écrit et dessiné par André Juillard, publié en 1994 par Casterman.
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Louise Lemoine est une jeune et jolie québecoise qui travaille au musée de paléontologie de Paris. Un matin, après avoir s'être douchée, elle traverse son appartement nue et remarque par la fenêtre de son séjour sans rideaux qu'une rame de métro est à l'arrêt. Le temps de préparer son petit-déjeuner, le véhicule est reparti.
Cette situation va provoquer la rencontre de la jeune femme avec deux hommes qui l'ont aperçue ce matin-là depuis le métro : le premier s'appelle Armand Laborie, c'est un séducteur qu'elle quittera après une brève liaison ; le second s'appelle Victor Sanchez, qui a eu un véritable coup de foudre pour elle et consignera dans un cahier bleu comment il a entrepris de l'aborder et de s'en faire aimer.
Mais quand Louise reçoit le cahier bleu et découvre les secrets de Victor, elle ne veut plus le revoir. Le prétendant finit par apprendre comment son journal intime est parvenu à celle qu'il aime. Un drame s'ensuit qui va bouleverser la vie de ces trois personnages...

André Juillard surprit tout le monde quand il réalisa ce récit complet, sorti en 1994 : ce dessinateur, spécialisé dans la bande dessinée historique avec des séries comme Masquerouge et sa suite, Les 7 Vies de l'Epervier (toutes deux écrites par Patrick Cothias), livrait une histoire contemporaine à la narration élaborée. 

Le dispositif adopté pour raconter cette romance contrariée est inspiré par la narration parallèle et donne à lire le récit selon trois points de vue différents et successifs, permettant ainsi de susciter le suspense et de dévoiler les éléments de l'intrigue progressivement.
Dans un premier temps, Juillard s'intéresse directement au personnage-moteur de l'histoire, Louise : il en dresse un portrait sensible et subtil, lui conférant un vrai caractère, à la fois séduisant et affirmé. C'est une jeune femme expatriée mais libre, qu'on découvre (littéralement) d'abord totalement nue chez elle, mais avec un tempérament volontaire, tenant tête aux hommes qui veulent la charmer. Pourtant, en montrant son héroïne dévêtue, Juillard évite le cliché de la belle plante irrésistible, dont la vision va accrocher le regard du lecteur et de ses soupirants de fiction : c'est en fait un symbole - celui d'une jeune femme dont le corps est visible mais dont l'âme va être mise à nue, dont les sentiments vont être déshabillés.
Ensuite, le lecteur est instruit sur la nature du cahier bleu, qui donne son titre à l'album, et l'identité de son auteur : Victor est un homme qui est lui aussi, littéralement, victime d'un coup de foudre. Il le paiera très cher, en se confessant par l'écrit, et quand ses confessions seront découvertes par Louise. Pourtant, là encore, Juillard choisit d'user du symbole en en faisant un homme trahi, dont l'âme est aussi mise à nu (avec une remarquable séquence finale pour ce deuxième acte qui voit à nouveau Louise, nue physiquement et défaite, chez elle).
Enfin, le troisième et dernier chapitre est narré d'un point de vue non incarné puisqu'on assiste aux conséquences de la situation développée dans les précédents segments. Un drame s'est produit, dont on apprend la nature à la toute fin, qui scelle en quelque sorte l'affaire sentimentale en prenant la direction d'un simili-polar. Juillard est moins subtil dans cette ultime partie en usant d'un rebondissement un peu artificiel pour dénouer un drame déjà poignant mais qui présente l'inconvénient de sortir du registre intimiste et romantique. C'est un peu dommage, et d'ailleurs, dans la (fausse) suite qu'il donnera au Cahier Bleu, Après La Pluie, il se ravisera en réunissant deux de ses protagonistes, dont on pensait qu'ils étaient définitivement séparés.
Cette réserve mise à part, c'est un récit qui est très efficace, rondement mené, surtout par un artiste qui signait là son premier script et qui s'aventurait hors de sa zone de confort. Les personnages sont attachants, avec une psychologie finement travaillée, le déroulement de l'action et la narration sont très maîtrisés, les ambiances bien exprimées. Le chapitrage (15, 21 et 20 pages) témoigne d'un souci évident dans l'équilibrage de l'histoire.

Visuellement, André Juillard est une référence du dessin classique dans la bande dessinée franco-belge moderne. Son trait est issu du courant de la ligne claire (un tracé égal, peu d'ombres traitées en à-plats noirs) et du réalisme académique (tout cela légitime aussi qu'il reprendra quelques années plus tard les illustrations de Blake et Mortimer, d'après Edgar Jacobs, sur des scénarios de Yves Sente). 
Ses connaissances de l'anatomie et de l'architecture, toutes deux issues de documentations et de travaux préliminaires très poussés (il consacrera même un ouvrage entier, portant le nom de Louise, à ses dessins préparatoires et dérivés de son héroïne), assurent au lecteur la garantie d'un livre excellemment mis en images.
Si ce qu'il raconte ne nécessite pas de ses personnages une expressivité extraordinaires ni un dynamisme fou, Juillard compense en donnant à chacun un physique, des attitudes, une façon de s'habiller, bien précis. Son découpage est aussi très sobre mais avec une attention spéciale pour varier au maximum la valeur des plans, ce qui permet de situer les personnages dans l'espace, au coeur de décors (intérieurs et extérieurs) produits avec un souci du détail admirable.
Des repérages très minutieux ont été effectués à l'évidence pour donner à voir les déplacements des protagonistes dans Paris, dont les rues, ruelles, bâtiments, sont dessinés de manière confondante. 
C'est vraiment très beau, l'oeuvre d'un artiste totalement maître de sa discipline (et pour l'avoir vu deux fois à l'oeuvre en séance de dédicaces, je peux affirmer que Juillard dessine avec une facilité prodigieuse).

Cette belle expérience, très aboutie, sera prolongée dans un deuxième album, Après la pluie, qui n'est cependant pas une suite mais un spin-off, encore meilleur.
Stay tuned, folks !
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APRES LA PLUIE est un récit complet écrit et dessiné par André Juillard, publié en 1998 par Casterman.
Bien que l'histoire emploie des personnages déjà présents dans Le Cahier Bleu, il n'est pas nécessaire d'avoir lu ce précédent livre pour comprendre celui-ci.
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Abel Mias découvre dans la vitrine d'une galerie, lors du vernissage d'une exposition de photos, le portrait de son meilleur ami, dont il est sans nouvelles depuis quinze mois, avec une femme qu'ils ont tous deux aimée. Abordant le photographe, il collecte quelques renseignements sur l'endroit et le moment où a été pris le cliché.
Il confie ensuite à sa compagne, Eve, les origines de son amitié avec Tristan, l'homme de la photo (qu'il a achetée), et comment ils firent connaissance de Clara, qui figure aussi sur le cliché.
En revoyant Louise, la fiancée du photographe, Abel en apprend un peu plus et décide de partir en Italie, dans la région de Florence, pour mener des recherches. Il va découvrir le funeste sort réservé à Tristan et Clara, puis de retour à Paris, est traqué par des tueurs liés à l'affaire.

Quatre ans après Le Cahier Bleu, André Juillard, fort du succès critique (l'album lui a valu le prix du meilleur album au festival d'Angoulême, les louanges de la presse et un bel accueil du public), sort Après la pluie, qui sera abusivement présenté comme une suite de la première histoire. En vérité, s'il y figure à nouveau des personnages comme Louise Lemoine et Victor Sanchez, ceux-ci n'apparaissent que très peu, dans la première moitié du récit, et ne sont pas les héros ou même des proches du protagoniste. On remarquera d'ailleurs que l'auteur a réuni les amants qu'il avait, apparemment, définitivement séparés au terme de son précédent ouvrage, comme s'il s'était rendu compte de son erreur (commise pour donner une direction plus mélodramatique).

Juillard a opté cette fois pour une narration linéaire (à l'exception d'un flashback au début, pour un total de 7 pages sur 52) et il s'inscrit dans une veine plus inspirée par le polar (même si le personnage principal n'est pas un flic, mais parce qu'il mène une enquête). De ce strict point de vue, le mélange entre l'histoire d'amitié d'Abel et Tristan et les investigations d'Abel est plus fluide que dans Le Cahier Bleu où la dernière partie policière paraissait maladroite.
Mais l'enquête du héros n'est finalement qu'un prétexte car le lecteur devine rapidement qu'il est arrivé un malheur à Tristan et Clara : Juillard nous entraîne vers ce point tragique sans chercher à ruser et quand le constat de présente, il est réglé dans une séquence très sobre et poignante, mais qui va aussi relancer le récit dans un second acte.
La quinzaine de pages qui clôt le livre est alors un véritable suspense avec ses coups de théâtre en bonne et due forme, révélant pourquoi Tristan et Clara ont été éliminés mais aussi la vérité concernant Eve, la compagne d'Abel. Juillard croit alors bon de préciser les combines du responsable alors que c'est inutile (ça n'ajoute rien à l'intrigue et les explications sont d'ailleurs assez maladroites, inutilement bavarde dans un récit qui tirait parti de ses silences). Du coup, la fin apparaît un peu empotée, comme si l'auteur ne savait plus trop comment boucler son affaire.
Comme pour Le Cahier Bleu, Juillard mène son projet avec maîtrise mais croit, à tort, bon de lui greffer des éléments superflus, comme s'il manquait soudainement de confiance, doutait que ce qu'il raconte suffise. Tout ça n'empêche pas une lecture très agréable, et par ailleurs, en s'appuyant sur de longues séquences quasi-muettes, Après la pluie dégage une atmosphère prenante, à la fois mélancolique et tendue. Les personnages sont bien caractérisés, d'une manière originale parfois (ainsi on en apprend beaucoup sur Abel via son mobilier : son appartement aux murs remplis de photos et dessins, à l'intérieur garni de sculptures, en dit long sur son besoin de se souvenir à travers des objets).

Visuellement, c'est encore une fois une magnifique bande dessinée. Quand on lit ces planches, on ne peut que regretter que Juillard n'ait pas consacré plus de temps dans sa carrière à représenter notre époque (même si c'est un exceptionnel artiste pour les récits historiques) car il est excellent pour reproduire les décors contemporains et animer (même si son style n'est pas, à proprement parler, d'un grand dynamisme : il est surtout très bon pour mettre en scène, composer, en plaçant les personnages et les objets dans l'espace, en variant habilement et discrètement les angles de vue) des personnages ordinaires.
La colorisation, effectuée par l'artiste lui-même, témoigne aussi d'une sensualité et d'une sensibilité superbes, avec une palette nuancée et privilégiant les teintes chaudes : ainsi une étreinte impromptue entre Abel et Eve ou les pérégrinations d'Abel en Italie sont autant d'occasions pour livrer des pages où le classicisme du trait de Juillard est mis en valeur par des bruns, beiges, bleus très délicats.
On peut déplorer là encore que depuis ce technicien aguerri consacre la majeure partie de son temps à dessiner des albums sans intérêt de Blake et Mortimer en s'efforçant d'abord de respecter les canons esthétiques de Jacobs, alors qu'il aurait pu poursuivre dans la voie tracée par Le Cahier Bleu et Après la pluie et s'affirmer comme scénariste et conserver un style graphique personnel.

Les deux albums ont été depuis réédités en un seul volume (avec en prime de belles pages bonus), mais restent disponibles séparément. 20 et 16 ans après leur parution, ils restent en tout cas des oeuvres à part dans la bibliographie de Juillard.   

jeudi 29 mai 2014

Critique 457 : BLACKSAD, TOME 4 - L'ENFER, LE SILENCE, de Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido


BLACKSAD : L'ENFER, LE SILENCE est le 4ème tome de la série écrit par Juan Diaz Canales et dessiné par Juanjo Guarnido, publié en 2010 par Dupuis.
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A la Nouvelle-Orléans, John Blacksad est mis en relation, grâce à son ami "Week" le reporter, avec Faust Lachapelle, directeur d'une maison d'arrêt. Celui-ci est très malade et à la recherche d'un de ses anciens "pensionnaires", Sebastian "Little Hand" Fletcher, un jazzman toxicomane qui a disparu, laissant sa femme enceinte sans nouvelles. Lachapelle a produit plusieurs musiciens comme lui pour les réinsérer et il craint que ce pianiste prodigieux ne soit retombé dans ses travers.
Blacksad accepte l'affaire mais il sait déjà que la tâche ne sera pas aisée : un autre enquêteur n'a pas supporté d'être écarté de l'affaire, le fils de Lachapelle est prêt à le rétribuer pour qu'il abandonne à son tour, personne n'est disposé à parler pour éviter d'être inquiété par la police dans une affaire de drogue...
La vérité, Blacksad la découvrira dans le passé commun de tous ces protagonistes, au coeur du carnaval de la ville et d'une vieille histoire de remède frelaté qui a ravagé un village voisin de la capitale du jazz...

Cinq années séparent la publication de ce tome 4 du précédent, et il semble évident à la lecture qu'une crise d'inspiration a touché les auteurs, crise non réglée car l'histoire est la plus décevante de toutes celles de la série et car même la partie graphique, malgré quelques morceaux de bravoure, n'atteint pas les sommets antérieurs.

Pourtant, Juan Diaz Canales a puisé dans le riche folklore du jazz et de ses musiciens maudits, après avoir lu le recueil de photographies de William Claxton légendé par J.E. Berendt, Jazzlife (édité chez Taschen - magnifique ouvrage mais pas à la portée de toutes les bourses). Un terreau fertile pour un polar, avec pour cadre New Orleans et son carnaval, ses clubs, ses quartiers métissés, le vaudou, etc.
Malgré tout cela, ça ne prend pas, ou pas aussi bien que les fois d'avant : l'intrigue échoue à vraiment accrocher le lecteur, d'ailleurs Blacksad mène son enquête sans la détermination qu'on lui connaît, faute d'être personnellement impliqué (comme ce fut le cas avec l'assassinat de son premier amour dans le tome 1, la ségrégation raciale dans le tome 2, ou ses retrouvailles avec son vieux professeur dans le tome 3). Ici, il évolue dans un milieu avec lequel il n'a pas d'attaches, sinon le goût du jazz, mais il n'a aucune relation avec celui qui l'emploie, qu'il cherche ou qu'il affronte.
La révélation tardive de la vérité sur son affaire est également maladroite : trop longue, elle peine à émouvoir. Dès le début, en fait, on a le sentiment, comme le héros, que tout est déjà joué, que ça se terminera mal, et que le pire ne pourra être évité. Les seconds rôles n'ont rien de sympathique ou d'attachant, ce sont au mieux de malheureux condamnés d'avance, au pire des complices d'une entreprise sinistre, mais le véritable coupable (un charlatan connu sous le nom de Dr Dupree) est déjà, depuis longtemps, hors du coup. Il n'y a plus personne à faire arrêter, et il est trop tard pour ceux qui devraient être sauvés.
Même s'il reforme le tandem Blacksad-Weekly, Diaz Canales ne parvient pas non plus à l'exploiter aussi bien que dans Artic-Nation (tome 2), d'ailleurs les deux limiers sont souvent séparés pour ratisser plus largement un secteur qui ne leur est pas familier. Sans cesse, à l'image de ce casting, on a le sentiment que le scénario raconte une histoire qui ne prend pas faute de liant, d'accroche. 
Enfin, le scénariste abuse de clichés : toute l'imagerie liée au jazz, à la ville, au genre même, est convoquée sans imagination, tout comme les noms lourdement symboliques attachés à certains personnages (les Lachapelle, dont le père se prénomme Faust et le fils Thomas). 

Visuellement aussi, ce tome est en deçà de ce qu'on était habitué à voir sous les pinceaux de Juanjo Guarnido. Il est délicat et certainement sévère d'abaisser la note d'un artiste aussi exceptionnel car, même moins inspiré, il produit toujours des images et des pages sublimes (comme le repas entre Blacksad et Thomas Lachapelle sous les arbres, avec des jeux d'ombrages incroyablement subtils, ou cette pleine page prodigieuse, page 34, avec le carnaval, véritable déluge multicolore).
Mais, ça et là, on remarque des finitions moins abouties sur les personnages, des décors moins ouvragés, des enchaînements de plans moins inventifs, qui témoignent de difficultés à maintenir le dynamisme, l'expressivité, la reconstitution au niveau admirable des autres épisodes de la série.
Guarnido peut être encore capable de surprendre avec des choix d'animaux (comme l'hippopotame pour le détective Ted Leeman), mais son génie de la couleur prend aussi sérieusement le pas sur son art de narrateur et de portraitiste animalier, aboutissant à des planches flamboyantes et impressionnantes mais qui révèle des facilités après un examen attentif.

Blacksad reste toujours une bande dessinée étonnante, mais la baisse de régime enregistrée sur cet album rend aussi ses fans plus exigeants : quand on a produit une série en mettant la barre si haut auparavant, les auteurs ont une pression à la mesure de l'attente des fans et c'est un immense défi à relever à chaque fois.   

mardi 27 mai 2014

Critique 456 : SPIROU ET FANTASIO, TOME 46 - MACHINE QUI RÊVE, de Tome et Janry


SPIROU ET FANTASIO : MACHINE QUI RÊVE est le 46ème tome de la série, écrit par Tome et dessiné par Janry, publié en 1998 par Dupuis.
C'est le dernier album réalisé par cette équipe artistique.
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Alors qu'il part en vacances au soleil, Fantasio reçoit un coup de fil de Seccotine sollicitant son aide sur un reportage, mais il lui promet l'aide de Spirou. En retrouvant son amie, le héros en apprend sur l'enquête qu'elle mène sur un laboratoire pharmaceutique qui mène de mystérieuses recherches. Spirou accepte d'infiltrer l'endroit en se proposant comme cobaye.
Mais une fois dans la place, une responsable lui conseille discrètement de fuir au plus vite. La curiosité du rouquin est la plus forte et il découvre alors un pièce secrète... Quand il reprend connaissance, il est complètement désorienté et traqué de toutes parts - par des hommes armés chez lui, par la police qui le considère comme un fugitif dangereux. Même Seccotine le trahit. Et Fantasio est injoignable.
Spirou décide de jouer son va-tout en retournant au labo, dans la gueule du loup. La vérité qui l'y attend va bouleverser son existence...

Trois ans après Luna Fatale, Tome et Janry livrent ce qui sera leur ultime épisode de la série et vont surprendre tout le monde, aussi bien les fans de leur run que ceux de la série avec une aventure à nulle autre pareille : Machine qui rêve sera - reste - l'album le plus étonnant des aventures de Spirou et Fantasio. Un coup de poker incroyable, imprévisible, incompris et sans suite. Une tentative radicale de faire évoluer le titre qui ne sera pas admise par la critique, les lecteurs, l'éditeur.

Le premier choc est esthétique : Janry y modifie sensiblement son style pour aller dans un registre semi-réaliste, et le coloriste Stéphane De Becker traite la majorité des pages avec une palette réduite de couleurs souvent froides (dominée par le le bleu) ou crépusculaires (des tons marron, ocre, orange, sienne, sépia). Ces deux éléments indiquent qu'on n'est pas dans une histoire légère, ce ne sera pas une aventure de plus pour rire au fil de péripéties spectaculaires, mais un récit cauchemardesque, à l'ambiance étrange, inquiétante, oppressante - jusqu'à la dernière page, très troublante.
En optant pour une représentation hors des sentiers battus des personnages, Janry souligne aussi plus fortement leur caractérisation : Spirou apparaît comme un jeune homme et non plus comme un ado ou post-ado (encore moins un gamin), Fantasio avec sa calvitie habituelle semble un peu plus âgé que lui mais en définitive leur différence d'âge semble moins marquée qu'à l'ordinaire (même si Spirou et Fantasio n'ont jamais été aussi distincts sur ce plan que Tintin et le capitaine Haddock par exemple, plutôt plus proches d'Astérix et Obélix). Seccotine est montrée en mini-jupe, très féminine, sexuée, séduisante. Spip est quasiment absent, en tout cas il n'intervient jamais dans l'histoire de manière déterminante et il est donc ramené visuellement à un écureuil domestique et muet relativement réaliste en proportions.
Toutes les planches sont aussi découpées sur fond noir, signalant là aussi qu'on n'est pas dans un divertissement mais un récit de genre, dramatique. Ce fond noir permet en outre de détacher les décors de leurs traits habituels : parfois ils sont très détaillés (comme le bâtiment vu de l'extérieur du labo), parfois il sont à peine suggérés, comme estompés par une brume persistante ou se fondant dans la nuit faiblement fendue par les lumières de phares, réverbères ou autres lampes et sources de lumière. L'effet est saisissant, comme si le Franquin des Idées Noires avait appliqué son style dépressif pour une aventure du groom - d'ailleurs, l'aspect vestimentaire est aussi important car Spirou est habillé le plus souvent d'un costume-cravate sépia-marron dans l'histoire.
On peut encore aujourd'hui imaginer la stupeur des lecteurs en voyant ces pages à l'époque : cette Machine qui rêve a conservé un look transgressif, si différent, comme personne n'a osé le reproduire depuis (y compris dans des albums hors série, comme dans la collection "Une aventure de Spirou et Fantasio par..."). Quelques détails datent la réalisation de l'album, comme l'usage de téléphones mobiles au design démodé (et désignés comme des "mobilophones") ou du poste de télé chez Spirou (qui est un modèle standard de 98), mais l'ambition graphique ne tenait pas tant dans le pari d'un Spirou futuriste que plongé dans un cadre brouillé, d'habitude familier et rassurant et devenu bizarre et menaçant.

Tout cela a contribué à faire de ce tome une sorte de récit à part, paraissant avoir été occulté par les auteurs suivants, alors qu'il est pourtant numéroté comme un épisode régulier et donc s'inscrivant dans la continuité officielle de la série.

Le scénario a aussi défrisé parce qu'il n'est donc jamais drôle mais aussi parce qu'il est complexe. Des questions graves comme les expérimentations scientifiques, pharmaceutiques en particulier, illégales y sont abordés sans ironie et ayant des conséquences dramatiques. L'absence du savant en chef de la série, le Comte de Champignac, pour une intrigue en relation pourtant directe avec le thème principal démontre la volonté de Tome d'écarter tout élément un tant soit peu pittoresque, qui aurait suggéré une distanciation humoristique. Pas de méchant classique (et "raccord" avec l'argument) comme Zorglub non plus.
Machine qui rêve s'inscrit dans ce que j'ai appelé le "cycle de l'identité" du run de Tome et Janry, c'est l'album qui pousse le plus loin le curseur dans cette réflexion sur qui est Spirou, au point de jouer avec les noms de personnages. Ainsi Seccotine insiste pour qu'on ne l'appelle plus ainsi mais par le prénom de Sophie, et il est mentionné dans le dialogue entre Spirou et Fantasio au début de l'histoire qu'ils s'adressent ainsi l'un à l'autre comme s'il ne s'agissait pas non plus de leurs vrais noms - la dernière page s'achève d'ailleurs par une question de Sophie/Seccotine au héros pour savoir quel est son prénom. Débaptiser ainsi des figures aussi iconiques ou en tout cas suggérer qu'on ne les connaît que par des pseudonymes est très osé et déroutant - mais logique dans la trame d'un tel récit où il s'agit de savoir qui est qui et pourquoi il faut s'interroger là-dessus.
Le livre poursuit aussi une ligne narrative abordée dans Luna Fatale en sexualisant Spirou (quoique toujours de manière sage). Cette fois, on a droit à un baiser entre Seccotine et le héros - c'est elle qui le lui donne, et cela a son importance puisqu'elle le fait après être revenu sur le statut de célibataire endurci de Spirou, et aussi parce que, au terme de l'aventure, elle choisira de partir accompagnée de telle manière qu'il est évident qu'elle cherche davantage que donner une nouvelle chance à celui qui la suit qu'à entamer une relation avec lui. 
Et puis on peut aussi réfléchir au fait que cet épisode est en vérité bien plus une aventure de Spirou, seul, qu'avec Fantasio (qui n'apparaît qu'au tout début et à la toute fin, et sans impacter davantage l'histoire que Spip) : livré à lui-même, Spirou fait preuve de la combativité qu'on lui connaît mais cédera aussi à un moment à la panique, au découragement, risquant plusieurs fois d'être tué et n'y échappant que miraculeusement (même s'il sera blessé). 
L'intrigue proprement dite est conduite avec une maîtrise certaine de la part de Tome : sa volonté manifeste de désorienter autant son héros que ses lecteurs, traduite par des ellipses brutales, une tonalité inquiétante, des dialogues minimalistes (pour ce qu'ils contiennent d'informations mais aussi dans la contribution à la caractérisation) au point d'avoir des planches muettes à plusieurs reprises, est brillamment concrétisée. 
Mais c'est au risque de produire un récit où il faut accepter de ne pas en savoir plus que le héros et même une fois arrivé au dénouement de rester avec des opacités, des interrogations sans réponses, des personnages redirigés. La complexité du dispositif choisi par Tome est parfois peut-être trop radicale, à la mesure de l'établissement d'une histoire pareille à laquelle personne n'était préparé. L'auteur, en cas de retour positif, aurait-il poursuivi dans cette veine, inventant un Spirou plus sombre, adulte, aux aventures plus étranges, impactant du même coup ses relations avec les autres personnages et conquérant un nouveau public (ou au moins un public disposé à le suivre sur cette voie) ? On ne le saura jamais, mais ç'aurait été intéressant à lire (plus que que ce qu'ont fait depuis Morvan, Yann et Vehlmann), quitte à ce que Tome continue ses expériences dans une série parallèle.

La fin du run de Tome et Janry se matérialise donc par un album incomparable, comme si Spirou traversait un film de David Lynch ou un roman de Philip K. Dick. Cette tentative de bouleverser profondément la série et son héros reste un expérience intense, puissante, troublante, et parce qu'elle n'a été tentée qu'une fois, elle restera mémorable. Finalement, ce qu'ont essayé les auteurs n'était-il pas moins de choquer les lecteurs que de tester la capacité d'une icône à être métamorphosée ? Si oui, la morale de l'histoire interroge le fan comme l'amateur de bd sur son conservatisme et un personnage sur la possibilité d'évoluer au-delà de la sensibilité de ceux qui l'animent. 

lundi 26 mai 2014

LUMIERE SUR... HERVAL

 Herval
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Le dessinateur de Tiffany et La Contessa dit ne pas être 
un grand connaisseur des super-héros. N'empêche, il est très doué
pour croquer quelques-unes de leurs représentantes...  
 Black Widow
 Catwoman
 Danger Girl
 Elektra
 Emma Frost
 Gwen Stacy
 Jean Grey/Phoenix
 Poison Ivy
 Power Girl
*
L'artiste est aussi un cinéphile qui réussit de jolis hommages aux classiques américains :
 Ava Gardner in Les Tueurs
Grace Kelly in Mogambo
 Gene Tierney in Shangaï Gesture
*
Tiffany d'Arc était inspiré d'Audrey Hepburn :
 
 *
La Contessa :

Critique 455 : SPIROU ET FANTASIO, TOME 45 - LUNA FATALE, de Tome et Janry


SPIROU ET FANTASIO : LUNA FATALE est le 45ème tome de la série, écrit par Tome et dessiné par Janry, publié en 1995 par Dupuis.
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(Illustrations issues du dossier de presse de l'album, par Janry.)

A New York, les gangs des quartiers de Little Italy et de Chinatown se livrent une guerre sans merci, et les chinois ont, semble-t-il, trouvé une arme redoutable : un filtre d'amour qui rend fou d'amour les mafieux et les pousse à s'entretuer pour une même femme, l'envoûtante Soupir-de-Jade.
Vito "la déveine" Cortizone a alors une idée : utiliser sa jolie fille, Luna, pour kidnapper un célibataire qui sera capable à la fois de résister au sort des chinois et de leur voler ce filtre. Qui sera assez fort pour cette mission ? Spirou !
Mais comment le convaincre d'aider Vito ? En enlevant aussi Fantasio !

Pour leur avant-dernier album, Tome et Janry persistent et signent en explorant une nouvelle facette rarement exploité de Spirou pour définir son identité : sa sexualité. En effet, que savons-nous réellement du personnage sur ce plan ? Il n'est pas question de suggérer une relation ambigüe avec Fantasio - ce sont deux amis - , mais sinon c'est un "vieux garçon", un célibataire auquel on n'a jamais connu d'amoureuse (en tout cas dans sa série officielle, puisque Emile Bravo dans Le Journal d'un Ingénu, plus tard, imaginera un amour de jeunesse entre une soubrette et le groom lors de la seconde guerre mondiale.). A la rigueur, on peut penser qu'il n'est pas indifférent au charme de Seccotine (d'ailleurs Morvan et Yann mettront en scène un baiser entre eux dans Aux Sources du Z, tome 50), mais les chamailleries de la reporter du "Moustique" avec Fantasio inciteraient presque davantage à croire que l'attirance se joue entre ces deux-là plutôt qu'envers la jolie blonde et l'héroïque rouquin.  

Donc, placer Spirou non seulement en face d'un danger classique (les triades chinoises, la mafia italienne, la menace de mort contre Fantasio) mais aussi d'une fille offrait à Tome la possibilité de creuser cet aspect. Tout comme dans Le Rayon Noir, le scénariste aborde frontalement le sujet mais sans lourdeur : Spirou rencontre une première fois Luna Cortizone en la dépannant (d'une crevaison de pneu), elle l'embrasse tendrement pour le remercier sur une joue, il rougit, mais devant retrouver Fantasio, il s'éclipse.
Une fois avec Fantasio, Spirou découvre l'exposition de photos de son ami, organisée au profit d'une bonne oeuvre : tous les clichés sont des nues artistiques (mais sensuelles). Le héros assiste au vernissage sans faire de manières, vannant même son acolyte. 
Puis les voilà en boîte de nuit avec trois ravissantes créatures, dont l'une drague franchement Spirou et l'entraîne à l'extérieur pour l'embrasser. Mais c'est un piège monté par Luna.
Déplacés à New York, Spirou et Fantasio apprennent le plan de Vito "la déveine", avec ses ingrédients soulignant la ligne sexuée de l'intrigue : le filtre d'amour, Soupir-de-Jade, et Luna qui viendra lui prêter main-forte (contre l'avis de son père). Pour savoir si elle peut lui faire confiance, la jeune femme obtient du héros qu'il l'embrasse... Et il ne se défile pas. La scène est très bien amenée et suggestive (Spirou n'est visiblement pas insensible à cette brunette, même s'il la trouve un peu trop nerveuse avec un flingue).
L'astuce imaginée par Tome pour permettre aux mafieux de résister au filtre d'amour est aussi éloquente (des lunettes fumées, un symbole malicieux pour signifier qu'on ne verrait bien, selon l'expression célèbre de Saint-Exupéry, qu'avec le coeur). Tandis que Vito sera appréhendé par la police (aux mains des Irlandais de New York, prêts désormais à en découdre avec les chinois), Luna réussira à filer, non sans avoir salué une dernière fois notre héros (là encore, ostensiblement heureux pour la belle).

Hélas ! Tome n'aura pas le loisir de réutiliser Luna et donc d'approfondir l'idée d'une relation sentimentale avec Spirou, et les successeurs du scénariste n'ont plus fait appel à ce personnage ni aux possibilités qu'elle offrait. Mais l'expérience était intéressante, bien conduite, témoignait de la volonté affirmée de l'auteur de dépasser les conventions de la série - tout en respectant ses autres codes (l'histoire se déploie comme une course-poursuite très spectaculaire, riche en action, en suspense, et ce qu'il faut d'humour - surtout présent via des calembours, une des spécialités de Tome).

Graphiquement, la bande dessinée quand elle évolue dans le registre "jeunesse", avec un dessin non réaliste et une direction mi-aventure, mi-comique, a toujours des difficultés à représenter le beau sexe. Janry (qui a pour lui d'avoir réussi à bien traiter Seccotine dans Aventure en Australie, tome 34) est parvenu à créer une vraie jolie fille avec Luna, sans sombrer dans la caricature (ce n'est pas une bimbo aux formes exagérées, mais une créature jeune et séduisante), tout à fait crédible pour susciter le trouble chez Spirou.
L'abondante galerie de figurants (chinois et italiens) du récit lui permet également de nous régaler avec des trognes savoureuses. Et les décors sont encore une fois très soignés.
Le découpage reste aussi d'un dynamisme impeccable : il n'y a pas à dire, mais les albums dessinés par Janry étaient bigrement efficaces et peaufinés.

Un autre excellent opus dans ce run émérite. Le suivant allait provoquer un électrochoc dont la série et ses fans se souviennent et discutent encore...

dimanche 25 mai 2014

Critique 454 : SPIROU ET FANTASIO, TOME 44 - LE RAYON NOIR, de Tome et Janry


SPIROU ET FANTASIO : LE RAYON NOIR est le 44ème tome de la série, écrit par Tome et dessiné par Janry, publié en 1993 par Dupuis.
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Le Comte de Champignac reçoit avec excitation un mystérieux paquet d'un de ses collègues, le docteur Gustav Tablod-Borg. Il montre à Spirou et Fantasio (et Spip !) qu'il s'agit d'un élément d'une machine capable de faire muter les cellules, mais après avoir assemblé l'appareil, la démonstration échoue à cause d'un court-circuit (provoqué par l'ivrogne Célestin Dupilon, mais ça, ils l'ignorent).
Déçu mais impatient de tester cette invention, le Comte décide de partir en ville chez un ami disposant des installations nécessaires. Spirou doit veiller sur le laboratoire du savant et retrouver sa souris qui lui sert de cobaye. C'est ainsi que, à nouveau à cause de Dupilon, le héros va être victime de la machine et entraîné dans une série de quiproquos qui vont semer une belle pagaille...

L'équipe artistique l'ignore mais quand paraît Le Rayon Noir, il ne lui reste plus que deux autres albums à réaliser avant d'être remplacée. Pourtant, avec le recul, il est troublant de constater à quel point ces ultimes aventures par Tome et Janry annoncent ce qui va arriver. En effet, ce 44ème tome et les deux suivants constituent des histoires très (trop ?) audacieuses, même si elles s'inscrivent dans une sorte de cycle dont La Jeunesse de Spirou (tome 38) serait le prologue et qui ont toutes en commun de réfléchir à la question de l'identité.

Dans La Jeunesse de Spirou, Tome imaginait (surtout dans le récit qui donnait son titre au livre) les origines du héros (un orphelin abandonné devant les portes de l'hôtel "Moustic" devenant un écolier turbulent). Ici, le scénariste imagine ce que serait Spirou s'il était noir : la bande dessinée franco-belge a toujours été mal à l'aise avec la question des races et des couleurs de peau, représentant les étrangers comme des individus moins évolués que les européens blancs (on retrouve une gaucherie semblable quand il s'agit de figurer la sexualité des héros inventés pour un public jeune, avec des auteurs coincés entre la censure et leur propre maladresse). Cela a même abouti à des polémiques qui durent encore et divisent aussi bien les fans que le grand public et les intellectuels (l'exemple extrême étant Tintin au Congo d'Hergé et ses terribles lourdeurs).
L'intrigue, ici, compte en vérité moins que ce qui paraît avoir motivé Tome pour développer son récit, en montrant que Spirou, devenu méconnaissable en ayant changé de couleur de peau, est victime d'un délit au faciès, mis en prison (avec Vito "la Déveine" Cortizone, mafieux italien et raciste), puis Fantasio pareillement accablé, jusqu'à cette scène démontrant l'absurdité des griefs que les autorités et la population font aux "colorés" quand le rayon noir touche plusieurs habitants de Champignac-en-Cambrousse lors d'un pugilat.
Le scénariste souligne que l'héroïsme de Spirou (et la bonté des individus) ne se limite pas à leur apparence, mais que le racisme ou, à tout le moins, la suspicion se révèlent rapidement dès que l'autre est différent. C'est un propos tenu avec subtilité et humour, dans une histoire efficace, à la chute malicieuse (qui suggère que tout cela a été un test provoqué sciemment par le Comte, lui-même souvent ciblé comme un sorcier, donc un être causant le désordre, mal vu par ses voisins). Même si la morale de tout ça n'égratigne pas trop le village, Tome ose quand même pointer du doigt que ses habitants, modestes ou notables, ne sont pas d'une tolérance exemplaire...

Janry est mis face à un défi visuel intéressant dans ce projet puisqu'il doit représenter les héros, et quelques autres personnages, avec un look correspondant aux effets du rayon noir. Il s'en sort superbement et sa version black de Spirou puis Fantasio est finement imaginée, sans sombrer dans une caricature facile (tout comme d'ailleurs les dialogues de Tome, qui évite de faire parler son casting en "petit nègre", ce qui n'a jamais été marrant).
Par ailleurs, le dessinateur effectue toujours un effort pour imprimer à ses planches un rythme très vif via un découpage très dense (plus de dix cases par pages, souvent douze). Cela prouve que la force de la série tient aussi dans la rigueur de sa narration, le volume d'images soutenant celui du texte.

Une expérience bien menée, culottée mais maîtrisée : une preuve supplémentaire que Tome et Janry n'avaient pas peur de faire bouger les lignes sans sacrifier le divertissement. De l'entertainment intelligent en somme.

Critique 453 : SPIROU ET FANTASIO, TOME 38 - LA JEUNESSE DE SPIROU, de Tome et Janry


SPIROU ET FANTASIO : LA JEUNESSE DE SPIROU est le 38ème tome de la série, écrit par Tome et dessiné par Janry, publié en 1987 par Dupuis.
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Spip en a ras-le-bol ! Sans cesse obligé de suivre Spirou et Fantasio dans leurs rocambolesques et dangereuses aventures, l'écureuil a décidé de vider son sac et de révéler quelques secrets sur le passé agité de son maître et son acolyte pour démontrer leurs inconséquences.
D'abord, il est temps de dévoiler quel galopin était Spirou lorsqu'il était encore enfant. Puis comment il a failli provoquer un incident diplomatique. Ensuite, il faudra revenir sur les bizarreries rencontrées à Champignac-en-Cambrousse. Et enfin, raconter comment une réunion de savants amis du Comte ont provoqué une série de catastrophes malgré leurs bonnes intentions...

En 1987, lors d'un interview, le dessinateur Janry expliqua que, pour ne pas froisser les fans (et leurs parents), il était préférable d'éviter dans la série Spirou et Fantasio certains sujets, comme le sexe et la religion. Pourtant, pour s'amuser, en préparant le nouvel album, l'artiste et son scénariste, Tome, commencent à réaliser des saynètes humoristiques dans "Le Journal de Spirou", de une à six pages, mettant en scène le héros enfant, décrit comme un garnement, entouré de ses camarades et professeurs d'école : c'est la naissance du Petit Spirou.

Ce 38ème tome, intitulé La Jeunesse de Spirou, sera le moteur pour lancer une véritable deuxième série consacré au groom en culottes courtes. Sur cette jeunesse proprement dite, Tome ne consacre qu'un des quatre petits récits de l'album, sur une douzaine de pages composée en forme d'hommage irrévérencieux aux fameuses Histoires Vraies de l'Oncle Paul écrites par Jean-Michel Charlier, ici campé par un membre de l'équipe éditoriale du "Journal de Spirou" complètement ivre un soir de fête pour les 45 ans d'existence de l'hebdomadaire. Mais, dans ces planches on trouve déjà une bonne partie de ce qui alimentera Le Petit Spirou, avec cet humour potache et décalé, où il est dit que des "libertés avec la vérité historique" ont été prises. En prime, le scénariste n'oublie pas de saluer ceux qui, à ses yeux, ont vraiment compté dans la conception de la série (Robert Velter/Rob-Vel - "le plus ancien titulaire, avec son épouse, de la classe de maternelle" - , Joseph Gillain/Jijé - "un grand artiste qui a, aujourd'hui, quitté la petite école" - , "Monsieur Franquin, professeur en philosophie comique", et "Monsieur Fournier, professeur de poésie"... Nic et Cauvin ou Yves Chaland sont zappés).

Les trois autres histoires sont plus classiques, et mettent en scène un Spirou déjà adulte, tel qu'on le connaît, pris pour le groom d'un hôtel un soir de réveillon ; puis dans un récit humoristico-horrifique à Champignac-en-Cambrousse avec Célestin Dupilon, l'ivrogne lunaire du coin ; et enfin, toujours dans la bourgade, lors d'une réunion d'amis du Comte parmi lesquels s'est glissé un espion.
Le résultat est inégal mais réserve quelques scènes savoureuses comme lorsque, dépité, Spirou est obligé de reprendre du service comme chasseur dans un palace, ou, mieux encore, quand Dupilon est littéralement métamorphosé (au sens kafkaïen) par une potion du Comte.
C'est surtout l'occasion pour Tome de renouer avec des histoires brèves, comme Franquin en livrait pour boucler certains de ses albums, et d'animer Spirou, Fantasio et le Comte dans le décor de Champignac-en-Cambrousse au lieu de les envoyer courir mille dangers au bout du monde.
L'idée de se servir de Spip comme narrateur et intermédiaire entre chaque chapitre est aussi astucieuse puisque, si le brave écureuil est toujours du voyage, c'est souvent à contre coeur, préférant sa tranquillité (et son lot de noisettes, comme il le réclame aux lecteurs à la fin).

Janry dessine tout ça avec son énergie coutumière : il réussit d'entrée de jeu à inventer une forme enfantine très aboutie à Spirou (qu'il perfectionnera ensuite dans la série consacrée, même si ce titre sombrera vite dans des gags faciles, devenant un produit dérivé très dispensable, plus superflu que farfelu).
L'épisode avec la mésaventure de Dupilon et la présence de braqueurs est l'autre grande réussite du recueil, avec des enchaînements dans le découpage très efficaces, dignes de Franquin.
Les segments deux et quatre sont plus convenus et sans étincelles visuelles.

C'est un album de transition, mais tout de même intéressant car il interroge, même légèrement, la question de l'identité de Spirou, un thème avec lequel les auteurs rejoueront à trois reprises ensuite (dans Le Rayon Noir, tome 44 ; Luna Fatale, tome 45 ; et Machine qui rêve, tome 46).     

jeudi 22 mai 2014

Critique 452 : SPIROU ET FANTASIO, TOME 42 - SPIROU A MOSCOU, de Tome et Janry


SPIROU ET FANTASIO A MOSCOU est le 42ème tome de la série, écrit par Tome et dessiné par Janry, publié en 1990 par Dupuis.
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Sur le point d'embarquer pour des vacances au soleil, Spirou, Fantasio et Spip sont enlevés par les services secrets français. Direction : Moscou. En vol, ils sont briefés sur l'histoire du pays et la criminalité mafieuse qui y sévit actuellement.
Sur place, ils apprennent enfin pourquoi on les a réquisitionnés de force : il s'agit d'aider le KGB à arrêter un certain Tanaziof, prétendu descendant du tsar Nicolas II, à la tête d'un réseau terroriste qui veut renverser le pouvoir en place en s'emparant de la dépouille de Lénine. En échange de leurs services, deux prisonniers français, qui ont atterri sur la Place Rouge pour une opération publicitaire, seront libérés.
Spirou, Fantasio et Spip s'engagent dans une haletante course-poursuite qui va les opposer à un vieil ennemi...

Tome a toujours pris plaisir à malmener nos héros en les envoyant au bout du monde, dans des contrées hostiles et souvent réels (l'Antarctique, le Népal, New York...). Or, lorsqu'il a l'idée d'expédier Spirou et Fantasio (et Spip !) en Russie, nous sommes en 1990, à l'aube de l'éclatement du bloc soviétique consécutif à la chute du mur de Berlin : c'est encore l'époque où l'aventure derrière le rideau de fer autorise quelques clichés, qui alimentent aussi bien des histoires dramatiques que plus fantaisistes.
Au début de son histoire, le scénariste offre au lecteur et à ses héros un petit cours d'histoire en accéléré particulièrement savoureux (avec un foisonnement de gags visuels qui vont se répéter durant tout l'album - repérez entre autres les lunettes noires que portent tous, et j'insiste bien en disant tous les espions soviétiques...) qui permet d'être immédiatement dans le bain (glacé, ça va de soi).
Le méchant choisi par Tome est iconique et renverra les fans à de nombreux récits classiques du passé de la série - je ne vous dis pas qui c'est, mais les amateurs d'anagrammes le devineront facilement en lisant le résumé ci-dessus. Bien qu'il soit toujours délicat de manier des ennemis inventés par le génial Franquin sans se contenter de reproduire les mêmes recettes que le maître ou en essayant de les employer de façon décalée sans garantie de rester efficace, c'est là un modèle du genre et on mesure à quel point le personnage est véritablement l'équivalent de Olrik (dans Blake et Mortimer de Edgar Jacobs) pour Spirou et Fantasio, et donc un adversaire plus direct que Zorglub (chez qui la dimension pathétique atténue le maléfique).
La maîtrise dans la conduite de l'histoire est aussi une leçon : ça file à toute allure, on est comme aspiré par la succession de péripéties à laquelle sont confrontés nos héros, et pourtant Tome réussit encore, au milieu de tout ça, à glisser des dialogues savoureux (avec encore quelques calembours fameux - et il se fait plaisir avec les patronymes russes), des plaisanteries inventives, des clins d'oeil parodiques. C'est un pur régal : on s'amuse, on frémit, on vibre - du grand Spirou !

Et Janry est lui aussi comme fouetté par le climat moscovite : il nous gratifie de séquences virtuoses (comme le carambolage au début, ou le vol de la dépouille), orchestrées avec un sens de la narration impeccable. Si on examine un peu attentivement le découpage du dessinateur, on peut s'apercevoir de sa densité avec des planches d'une dizaine de cases, qui témoignent à la fois de la rigueur du script et de celle de Janry pour doser ses effets, sans jamais rien rogner sur la lisibilité et l'impact des gags ou rebondissements (avec des chutes de pages admirablement amenées).
C'est aussi l'opportunité pour lui de croquer une collection de gueules épatantes, un exercice qui le rapproche presque plus de Morris que de Franquin., et de soigner les décors, qui restituent à merveille l'architecture moscovite mais aussi des ambiances accrocheuses, propices au suspense.

Une nouvelle grande réussite dans un run de haut niveau. 

LUMIERE SUR... FABRICE PARME

 Fabrice Parme
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Quelques vignettes de l' "American Way of Life"
par le dessinateur de La Famille Pirate :

Baggy
 Bannière
 Basket
Voitures
Coca zéro
 Dollar
 Drone
Guitare
Hamburger
 Hollywood
 i-Phone
Liberté
Pizza
 Revolver
 Twin Towers
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Et, en bonus, un dessin de Gaston :
 Et un autre de Spirou pour ses 75 ans :