The French Dispatch est le dixième long métrage réalisé par Wes Anderson et sans doute celui qui a le plus divisé. Le cinéaste a poussé le curseur de ses obsessions narratives et formelles à leur paroxysme, si bien qu'on se demande s'il s'agit là d'un aboutissement ou d'une impasse. Film à sketches par définition inégal, le résultat séduit et irrite à parts égales.
1975. Arthur Howitzer Jr., fondateur du journal The French Dispatch, meurt subitement d'une crise cardiaque à Ennui-sur-Blasé, petite commune de France. La parution du titre s'arrête avec lui comme il l'avait stipulé dans son testament, après un dernier numéro contenant la réédition de quatre articles et de sa nécrologie.
2ème Article : Le Chef-d'oeuvre en béton. J.K. Berenson raconte lors d'une conférence le destin de Moses Rosenthalet, incarcéré dans la prison-asile de Ennui-sur-Blasé après un double homicide. En détention, il tombe amoureux de la gardienne simone qui devient sa muse et son amante pour ses tableaux. Un ancien co-détenu, Julien Cadazio, remarque son talent et en fait un artiste côté qu'il veut exposer. Trois ans après, il découvre une fresque directement peinte sur les murs de la prison-asile, inamovible. Les autres prisonniers déclenchent une émeute au cours de laquelle Rosenthaler sauve plusieurs personnes, ce qui lui vaudra une liberté conditionnelle. Simone démissionne de son poste. Cadazio réussira ensuite à déplacer la fresque dans un musée du Kansas dédié à l'oeuvre de Rosenthaler.
3ème Article : Corrections sur un manifeste. Lucinda Krementz couvre "la révolution de l'échiquier", une révolte estudiantine à Ennui-sur-Blasé. Elle a une liaison avec le jeune meneur de cette fronde, Zeffirelli, qui déclenche la jalousie de Juliette, autre jeune pasionaria du mouvement, quand elle découvre que la journaliste a corrigé le manifeste des étudiants en y ajoutant une annexe. Lucinda s'efface quelque jours avant la mort de Zeffirelli lorsqu'il a voulu réparer l'antenne de la radio pirate depuis laquelle il diffusait ses messages.
4ème Article : La salle à manger secrète du commissaire. Roebuck Wright est invité à la table du commissaire de police de Ennui-sur-Blasé, dont le cuistot, Nescaffier, est un chef d'exception et un agent des forces de l'ordre. Mais le repas est interrompu quand on annonce que Gigi, le fils du commissaire, a été enlevé. Des interrogatoires sont menés dans le milieu local et les ravisseurs sont localisés. Gigi transmet un message en morse pour que Nescaffier serve un dîner aux malfrats et le chef les empoisonne. Le chef des ravisseurs prend la fuite avec l'enfant avant que celui-ci ne lui échappe.
Wes Anderson a toujours été célèbré (ou détesté) pour son style très graphique, d'une maniaquerie incroyable. Cela a valu à son esthétique de cinéma d'être qualifiée (ou taxée) de "maison de poupée" car rien ne dépasse jamais du cadre, les acteurs y sont des marionnettes dirigés par un cinéaste démiurge dans des intrigues millimètrées.
On peut dire que cette marque de fabrique a connu son apogée quand Anderson s'est mis à tourner des films d'aniamtion en stop-motion picture, d'abord Fantastic Mr. Fox (2008) puis L'ïle aux chiens (2018), car cela traduisait parfaitement son besoin de tout contrôler, de tout façonner.
Mais, en 2021, quand il sort The French Dispatch, même ses fans ont ressenti un malaise devant ce dixième long métrage qui paraissait ressembler, pour les uns, à un aboutissement, pour les autres, à une impasse créative. Wes Anderson était-il allé trop loin ?
Pour ne rien arranger, le cinéaste a choisi le format du film à sketches, qui, par définition, produit une oeuvre inégale. Même s'il en écrit seul le script, il s'est appuyé sur ses fidèles, Roman Coopola et Jason Schwartzman, plus Hugo Guiness, pour trouver les histoires qui composent l'ensemble. Le fil rouge : des reportages vécus par les journalistes les plus éminents du French Dispatch, un magazine fondé et dirigé par un excentrique américain et basé en France, dans une petite commune (fictive) au nom évocateur (Ennui-sur-Blasé).
The French Dispatch fait penser à un avatar du New Yorker, une revue dandy, classe, avec des articles insolites, loufoques, et des plumes affûtées. Le film démarre avec le décès de Howitzer qui a stipulé dans son testament que la revue ne lui survivrait pas et que le dernier numéro contiendrait la réédition de quatre papiers plus sa nécrologie.
Le premier segment est hélas ! le plus faible, et de loin, à tel point qu'on se demande bien pourquoi Anderson l'a conservé dans son montage final, sinon pour le plaisir d'avoir mise en scène son ami Owen Wilson dans le rôle d'un cycliste qui analyse l'évolution architecturale et sociale de la ville. C'est creux, pas drôle, franchement dispensable. Même Owen Wilson, justement, y est transparent. passons.
Le Chef-d'oeuvre en béton, qui suit, est d'un autre niveau et figure parmi les plus belles réussites du cinéaste, à tel point que, là, il aurait pu en faire tout un film. L'histoire débridée de ce peintre criminel, amoureux fou d'une gardienne de prison, et filoutant un ancien co-détenu qui en fait pourtant une star, est du pur Anderson. Majoritairement tournée en noir et blanc, cette fable déjantée possède cet humour absurde, non-sensique, qu'on adore chez le texan.
La précision incroyable de la mise en scène, le jeu exceptionnel des acteurs (avec Benicio del Toro, Léa Seydoux, Adrien Brody et Tilda Swinton : tous les quatre géniaux), l'écriture au cordeau, tout est parfait. Pour peu qu'on goûte à ce cinéma-là, car sinon, évidemment, c'est une purge à laquelle on reprochera son maniérisme, ce cîté exercice de style précieux, et la parodie derrière les hommages et les clins d'oeil (au cinéma néo-réaliste italien en particulier). Mais, moi, je me suis régalé et j'aurai vraiment aimé que ce soit plus long.
Par contre, j'aurai aussi voulu que Corrections pour un manifeste soit moins long. L'idée de pasticher Mai 68 était alléchante, mais ne débouche que sur un pétard mouillé, suffisant et superficiel. Rien ne fonctionne dans ce troisième article : le récit ne va nulle part, s'enlise même entre romance navrante et commentaire politique sans mordant, avec des comédiens qu'on a rarement vus aussi mauvais.
Je passe sur le fait que Guillaume Gallienne, Cécile de France ou Christoph Waltz ne sont là que pour faire de la figuration dans une toile d'un cinéaste avec lequel ils rêvaient de tourner mais qui ne leur donne rien à jouer. Par contre, quelle tristesse que les numéros livrés par Frances McDormand, Timothée Chalamet et Lyna Khoudri, dans un triangle amoureux ennuyeux à mourir (Chalamet est particulièrement pénible, mais ça devient une habitude).
Le dernier segment est sans doute le chef d'oeuvre du lot : La Salle à manger secrète du commissaire mélange article culinaire et course-poursuite policière échevelée, dans la plus grande tradition des mix improbables dont Anderson a le secret. Et ça marche formidablement ! Là encore, il y avait largement la matière pour un long métrage, mais en soi le format sketch donne lieu à une loufoquerie irrésistible, avec encore une fois un casting irréel, mais impeccablement distribué.
Malgré un Jeffrey Wright extraordinaire, et Matthieu Amalric (rare français à avoir tourné deux fois avec Anderson, comme Léa Seydoux, et qui se fond à merveille dans son univers) ainsi que Edward Norton (autre figure familière, épatant en margoulin), c'est bien Steve Park, en cuisinier, qui vole la vedette à tout le monde. Nescaffier restera longtemps dans la mémoire des personnages les plus savoureux de la galaxie Anderson.
Visuellement, le cinéaste se déchaîne, avec un noir et blanc somptueux, mais surtout un passage en dessin animé magnifique et drôlissime.
L'épilogue cependant est peut-être le meilleur résumé des forces et faiblesses du film. Anderson échoue complètement à produire une émotion, relative au décès de Howitzer (qui plus campé par Bill Murray, son acteur fêtiche, présent dans neuf de ses oeuvres et pas des moindres). C'est à cet instant précis qu'on touche du doigt l'impasse dans laquelle semble se trouver Wes Anderson, trop formaliste pour toucher, trop maniériste pour émouvoir. Tous ces acteurs prestigieux, qui acceptent parfois une simple apparition pour lui, sont incapables de convertir une scène toute simple en un moment poignant, prisonnier d'un cadre trop étroit, trop contraignant, privilégiant la forme au fond.
Il serait toutefois injuste de jeter le bébé avec l'eau du bain, d'abord parce que The French Dispatch n'est pas complètement raté (il l'est à moitié, disons). Mais aussi parce que Anderson, même restant figé dans ses manies, peut encore étonner, séduire, et nous reconquérir. On le saura avec ses deux prochains opus, tournés à la suite, Asteroid City puis The Wonderful Story of Henry Sugar, signe qu'il n'est pas en panne d'inspiration.
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