lundi 6 août 2018

THE SEEDS #1, d'Ann Nocenti et David Aja


Trois noms attirent l'attention sur cette couverture énigmatique : Ann Nocenti, David Aja et Berger Books (pour Karen Berger). Une telle équipe créative ne peut que donner envie au fan de comics qui sortent de l'ordinaire, car il ne peut s'agir que de cela venant de l'une des scénaristes les plus inventives qu'a eu Daredevil, de l'artiste virtuose de Hawkeye (époque Matt Fraction) et de l'ex-patronne du label Vertigo de DC Comics (à qui Dark Horse Comics a confié sa propre collection). The Seeds, mini-série en quatre épisodes, est-il l'événement attendu ?


Astra est une journaliste qui souhaite réaliser un reportage sur le Mur érigé par les autorités pour séparer deux zones. L'une, celle où elle vit, bénéficie encore de la technologie moderne. L'autre non - mais en vérité nul ne sait à quoi ressemble la Zone B. Il n'y a plus que des familles séparées par cette étrange frontière, un monde coupé en deux, dans ce futur proche.


Lola est une prostituée handicapée (elle se déplace en s'appuyant sur des béquilles ou dans un fauteuil roulant) qui a pour client régulier un nommé Race. Il porte constamment un masque à gaz et il est amoureux d'elle. Mais il ne peut prendre son numéro de téléphone quand elle le lui propose car il travaille dans la Zone B. Lola feint l'indifférence à ce sujet au prétexte qu'elle ne souhaite de toute façon pas s'engager dans une relation trop sérieuse.


Astra rentre au siège de la rédaction du journal qui l'emploie et où on la prévient que la chef, Gabrielle, l'attend. Ayant appris que sa reporter traînait vers le Mur, elle lui accorde le droit de rédiger un article à condition qu'elle s'acquitte auparavant d'un papier à propos du "Death Club", appelé ainsi parce qu'une drogue simulant l'effet de la mort y circulerait. Et qu'importe si ce n'est qu'une légende urbaine...


Race passe dans la Zone B où l'attendent, dans un repaire souterrain, des acolytes. Ils recueillent des échantillons divers, comme de la gelée royale, en rendant des comptes à leur mystérieux chef qui a décrété que la Terre était condamnée. Lola dîne avec deux amies qui la convainquent de les accompagner au fameux "Death Club" après avoir plaisanté sur sa relation avec Race, dont elle est visiblement éprise, malgré ses secrets.


Astra se rend au "Death Club" ce soir-là et tend l'oreille pour tenter d'en apprendre davantage sur la drogue qui s'y vend. Excédée par les bêtises qui s'échangent, elle préfère repartir mais est bousculée par un couple qui sort lui aussi de l'établissement. La fille est dans un fauteuil roulant et son compagnon lui tient la main. Astra les regarde s'éloigner lorsque l'homme se tourne vers elle et dévoile son visage : c'est un extra-terrestre.

Comme je le disais en ouverture, c'est un projet de trois revenants : Ann Nocenti avait bien refait surface dans le milieu des comics chez DC durant les "New 52", mais pour y produire une indigne série Catwoman. David Aja, après avoir été multi-récompensé pour le succès de Hawkeye (écrit par Matt Fraction), se contentait de signer des couvertures (certes magnifiques) chez Marvel depuis. Et enfin Karen Berger, depuis son fracassant départ en 2012 de DC Comics où elle avait créé le label Vertigo en 1993, préparait très discrètement son retour au sein de Dark Horse Comics.

C'est cette dernière qui a réuni Nocenti et Aja pour ce projet de mini-série : la scénariste et le dessinateur avaient précédemment collaboré pour une courte histoire à l'occasion du six-centième numéro de Daredevil. Lorsque l'auteur a commencé à communiquer sur le pitch de The Seeds, impossible de ne pas avoir l'eau à la bouche tant c'était singulier, accrocheur.

Nocenti n'a pas toujours été scénariste : elle était auparavant editor chez Marvel dans les années 80 et ses débuts comme auteur furent d'autant plus remarqués (et remarquables par leur qualité) qu'elle reprit Daredevil après l'arc mythique Born Again de Frank Miller et David Mazzucchelli. Dans les années 90, elle quitte le milieu de la BD pour se reconvertir dans le journalisme puis l'humanitaire. Ces expériences ont à l'évidence beaucoup nourri The Seeds dont l'héroïne, Astra, est résolue à rédiger un article sur un mur séparant son pays alors que sa rédactrice-en-chef préférerait qu'elle écrive un papier sur un club en ville où une nouvelle drogue est très prisée. Et tant pis si ce n'est qu'une histoire...

Car Gabrielle a besoin de vendre des exemplaires de son quotidien et ne s'embarrasse guère de déontologie si cela peut augmenter son tirage. En d'autres termes, elle n'a rien contre les "fake news"... L'allusion est sybilline : Nocenti dresse un portrait au vitriol de la presse qui soutient Donald Trump, le grand contempteur des "fausses infos" propagées contre lui par des médias qui refusent d'être les outiles de sa propagande comme Fox News. La colère bouillonnante qui anime Astra est celle de la scénariste et le Mur auquel elle s'intéresse est une référence marquée au projet délirant de séparation entre le Mexique et les Etats-Unis voulu par l'actuel POTUS.

Mais ce n'est pas tout car ce premier épisode (dont la pagination a la spécificité de compter la couverture comme la première page et aboutit donc à un fascicule approchant la trentaine de feuillets) est très dense. Mais pas bourratif. Grâce à une narration quasiment chorale : l'autre héroïne est Lola, une jeune femme qui semble faire commerce de son corps, mais un corps handicapé puisqu'elle ne se déplace qu'en s'appuyant sur des béquilles ou en fauteuil roulant (alors même qu'aucune plaie ou cicatrice n'est visible et qu'elle se meut sans gêne nue). Elle a pour client un individu étrange, Race, qui ne quitte jamais son masque à gaz.

Ce détail a été inspiré à Nocenti par ses séjours au Japon et en Chine où les habitants des métropoles portent également des protections contre la pollution de l'air mais aussi comme un signe distinctif, à la mode. David Aja s'empare de cet accessoire pour souligner une esthétique inquiétante et absurde : ses images sont épurées, et la seule couleur qu'il s'autorise est un vert clair traduisant bien l'ambiance toxique, malade, de ce futur proche.

L'artiste espagnol n'a pas attendu le retour en grâce du "gaufrier" de neuf cases dans Mister Miracle (de King & Gerads) pour l'utiliser, sans toutefois être systématique - il avait découpé tout un épisode de Hawkeye ainsi. Grand formaliste, qui avoue s'ennuyer en dessinant s'il ne tente pas des choses inédites, Aja est sans doute actuellement le plus grand imagier de la BD américaine (en l'absence de Mazzucchelli), cherchant toujours à servir le script dont il dispose tout en offrant au lecteur une sorte de seconde lecture par l'image, une seconde couche narrative picturale.

The Seeds se lit aussi donc sur un niveau esthétique, au point que Nocenti a avoué avoir recomposé des passages de son scénario en fonction des retours d'Aja, des propositions visuelles de son partenaire - c'est dire si le storytelling ici est une affaire symbiotique. On retrouve d'autres marottes chères au dessinateur comme la présence de motifs alvéolés (déjà sur des couvertures d'Hawkeye) à l'occasion de scènes parallèles (dont le lien avec l'intrigue reste à déterminer) avec un tandem d'apiculteurs devisant sur la vie sur Terre menacée par le disparition des abeilles - avec, à la clé, une anecdote stupéfiante, mais vraie, sur un véritable massacre écologique commis par Mao !

Quelles sont ces "graines" qui donnent leur titre à la série ? Il semble que ce soit en rapport avec des prélèvements effectués par un groupe mystérieux depuis la Zone B, portant eux aussi des masques à gaz pour certains, et dont fait partie Race, le client de Lola. Ils appartiennent à une communauté chargée de collecter des échantillons divers car la Terre serait condamnée selon leur hiérarchie. Et on découvre à la dernière page qu'il s'agit en vérité d'extra-terrestres.

Aja leur donne l'aspect de la créature de Roswell (à qui fait allusion Gabrielle lors de son entretien avec Astra) mais l'effet reste étonnant car justement il déjoue toutes les attentes quant à la représentation d'un alien aujourd'hui où la BD, le cinéma, la télé, le jeu vidéo ont imposé des variétés d'êtres issus d'autres planètes. En revenant à ce design, la série surprend avec du vieux, quelque chose qu'on pensait ne plus pouvoir être exploité. Et qui redirige toute l'intrigue d'un coup. Jusqu'où Astra ira-t-elle pour en savoir plus ? Son enquête sur le Mur en pâtira-t-elle ? On voit déjà qu'elle choisit de garder ce scoop pour elle au lieu de transmettre la photo volée qu'elle a prise à Gabrielle.

The Seeds démarre donc en force et en même temps avec une telle abondance, une telle audace, une telle singularité, qu'on ne peut que confirmer son caractère exceptionnel. La brièveté annoncée de la série renforce son attrait et promet à son équipe créative de futures récompenses, à commencer, espérons-le, par un bon accueil public.       

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