Il n'est visiblement plus question de retraite cinématographique pour Steven Soderbergh puisque moins d'un an après la sortie du savoureux Logan Lucky, le cinéaste revient avec un nouveau film : Paranoïa. Mais attention à ne pas le réduire à un objet expérimental filmé avec un téléphone, ni à le considérer comme un opus mineur : ce thriller très efficace est certes atypique dans sa forme mais très fourni dans le fond.
Sawyer Valentini (Claire Foy)
Après avoir été harcelée par un homme dans son précédent emploi, Sawyer Valentini a déménagé et s'est reconvertie. Mais elle se sent toujours suivie et épiée. Elle se résout à en parler avec une psychologue du centre de soins Highland Creek qui la diagnostique rapidement comme suicidaire. Sawyer signe, sans les lire attentivement, des formulaires et se retrouve internée pour vingt-quatre heures contre son gré. Après s'être soumise à un examen médical, elle est admise dans une unité de la clinique où, très vite stressée par la promiscuité avec de vrais malades mentaux, elle s'en prend à un membre du personnel.
Sawyer et Noah Hoffman (Claire Foy et Jay Pharoah)
Son comportement conduit le Dr. Hawthorne à prolonger son séjour pour sept jours. Sawyer trouve du réconfort auprès d'un autre patient, Noah Hoffman, qui soigne sa dépendance aux opioïdes, mais lui explique que cet établissement, comme d'autres, fonctionne uniquement grâce aux assurances des résidents : internés contre leur volonté, ils y restent jusqu'à ce que leur couverture ne paie plus les frais. Aussi lui conseille-t-il de serrer les dents et d'attendre sagement la fin de séjour.
Sawyer et l'infirmier Denis (Claire Foy et Zach Cherry)
Pourtant, les choses vont vite se gâter pour Sawyer lorsqu'elle reconnaît (croit reconnaître ?) parmi les infirmiers son harceleur, Dennis Strine, qui se fait appeler George. Elle refuse de prendre ses cachets et s'énerve au point d'être reconduit de force dans le dortoir où elle est sanglée à son lit et sédatée. A son réveil, libérée, elle demande à Noah le téléphone qu'il dissimule pour appeler sa mère au secours. David/George lui administre une surdose d'un médicament qui entraîne une nouvelle crise psychotique. Puis, le soir, il rend visite à Angela, la mère de Sawyer, dans son motel en se faisant passer pour le réparateur de la climatisation.
Dennis Strine et Sawyer (Joshua Leonard et Claire Foy)
Sawyer se confie à Noah sur sa rencontre avec David : elle a travaillé pour lui et son père, atteint de la maladie d'Alzheimer, avant qu'il ne la harcèle. En les voyant discuter, David/George décide de prendre des mesures plus radicales : il assomme Noah dans les toilettes et le transporte dans une pièce au sous-sol pour lui infliger des électrochocs et lui provoquer une overdose de tranquillisants. Lorsque le corps est trouvé, la direction de la clinique cherche à étouffer l'affaire parce qu'on a trouvé dans les effets personnels de la victime un carnets rempli de notes sur les dysfonctionnements de la clinique, révélant qu'il était un journaliste infiltré.
Sawyer (Claire Foy)
Sentant que quelque chose de grave s'est produit en ne revoyant pas Noah, Sawyer est placée à l'isolement dans une cellule capitonnée. George avoue alors qu'il est bien David et propose à la jeune femme de vivre avec lui dans un chalet dans les bois. Entre temps, le cadavre du vrai George est trouvé par une joggeuse qui avertit la police. Sawyer comprend que Denis est vierge et, pour qu'il puisse comparer son attirance pour elle et une autre, lui demande d'enlever une patiente pour la violer devant elle.
Sawyer, Violet et Denis (Claire Foy, Juno Temple et Joshua Leonard)
Denis emmène Violet, une patiente en conflit avec Sawyer depuis son arrivée, mais qui cache une lame dans sa culotte. Sawyer la lui subtilise et blesse Denis puis s'échappe. Elle réussit à quitter la clinique mais Denis la rattrape et l'assomme. La police arrive sur les lieux avec un mandat de perquisition après avoir identifié le corps de George. Sawyer reprend connaissance dans le coffre d'une voiture où elle trouve le cadavre de sa mère. Mais elle parvient à en sortir et à fuir dans les bois. A nouveau rattrapée par Denis, elle l'égorge. La police trouve le carnet de Noah et embarque la directrice et emmène les patients.
Sawyer (Claire Foy)
Six mois plus tard. Sawyer déjeune avec une collègue lorsqu'elle croit reconnaître Denis parmi les clients. Elle se lève, un couteau en main, pour le poignarder avant de réaliser sa méprise. Puis elle sort, affolée.
La presse a abondamment parlé du filmage très particulier du nouveau film de Steven Soderbergh en expliquant qu'il avait utilisé trois iPhone 7 +, bouclant son tournage en un mois et demi. Mais ne retenir de Paranoïa que son aspect technique, c'est en faire un long métrage gadgétisé, ce qu'il dépasse largement.
De toute façon, comme il l'a expliqué dans un de ses longs entretiens qu'il donne aux journalistes prêts à la conversation (le cinéaste ne veut plus se prêter aux press junkets, ces interviews d'un quart d'heure uniquement conçues pour la promo), il ne fait plus de films pour ajouter un titre à sa filmographie mais pour constituer une oeuvre globale qui reflétera son désir insatiable de se libérer de toutes les contraintes (financières, techniques, etc.). Remis dans cette perspective, Paranoïa devient encore plus passionnant.
A première vue, il s'agit d'un thriller habile et intense sur un motif déjà illustré par d'autres (Shock Corridor de Samuel Fuller, Vol au-dessus d'un nid de coucou de Milos Forman) : la mésaventure de Sawyer renvoie à la figure désormais familière de l'héroïne interné contre son gré et qui, au contact des fous, perd la raison. Le divertissement est redoutable et sa durée concise (à peine 98 minutes) ne laisse pas de répit au spectateur, qui sursautera souvent tout en étant effaré par cette histoire.
Puis on découvre que le sujet est plus profond, plus trouble aussi. En ce sens, le récit voisine avec l'intrigue déjà perverse de Effets Secondaires (2012) du même réalisateur, avec la dérive des institutions médicales américaines et l'abus de prescriptions de traitements lourds contre les maux mentaux. Comme l'explique le personnage de Noah, des cliniques privées comme Highland Creek fonctionnent grâce au système des assurances des patients internés qui sont gardés tant que leur couverture sociale paie les frais de leur séjour.
Ensuite, le récit se teinte de romance, mais une romance malsaine à souhait entre un harceleur et sa proie. On devine vite que Sawyer a été réellement victime d'abus, avant d'avoir être dans le viseur de son stalker, mais Soderbergh retarde la révélation autant que possible et joue sur la perception de son héroïne. Est-elle vraiment persécutée jusque dans les murs de ce centre de soins ou folle ? Le cinéaste sollicite notre attention, il faut être vigilant aux gestes d'un infirmier qui dose les médicaments pour comprendre que quelque chose cloche et que Sawyer est en danger. Lorsque son unique allié disparaît mystérieusement, et qu'on l'enferme dans une cellule capitonnée, la menace se dévoile et le drame devient encore plus oppressant, en quatre murs étroits où un dialogue aussi absurde qu'impossible se noue entre le prédateur et la jeune femme, entre rage et impuissance.
Enfin, le film atteint un niveau insoupçonné en résumant une crise plus générale, et Soderbergh se fait témoin de l'époque et de ses tourments. Paranoïa, à travers son héroïne, se lit comme une métaphore puissante du mouvement #MeToo, où un homme en plein délire veut d'abord posséder une femme comme il le ferait d'un objet, et où la femme répond de manière primitive, comme dans un survival, poussée dans ses retranchements. Mais finalement pas guérie de sa hantise.
La mise en scène permise par la légèreté du dispositif technique souligne les sensations émises par l'histoire et son ambiance, forçant les perspectives, accentuant la froideur des lieux, déformant légèrement les angles. Cela participe de l'instabilité au coeur même du film et que le réalisateur veut faire ressentir au spectateur. C'est magistral mais parfaitement préparé car Soderbergh a aussi assuré la photo et le montage (sous les pseudonymes de Mary Ann Bertrand et Peter Andrews).
Et puis il peut s'appuyer sur Claire Foy, prodigieuse dans le rôle principal. Soderbergh ne l'a pas même auditionné, ni sélectionné d'après sa filmographie (alors qu'elle est la star de la série The Crown sur la vie d'Elizabeth II, diffusée sur Netflix) : non, il l'a désignée après l'avoir vue lorsqu'elle a reçu un prix d'interprétation en appréciant la sincérité de sa surprise et de son émotion. Elle électrise chaque plan, communique sa fébrilité et son jeu vif empêche son personnage d'être lui aussi réduit à une caricature. Parfait donc pour un long métrage qui ambitionne d'être constamment imprévisible.
Déjouant les apparences, Paranoïa est à la fois une leçon de cinéma, une expérience novatrice (on oublie vite sa spécificité technique) et mémorable, dont tous les niveaux de lecture sont passionnants.
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