Tom King avait prévenu : cet épisode 9 de Danger Street serait "spécial". Et il l'est. Selon que vous aimez ou non ce que produit le scénariste, soyez prêts à recevoir une masterclass en storytelling ou un numéro insupportable. Jorge Fornes s'est plié à un exercice de style qui prouve encore une fois, si besoin était, quel extraordinaire artiste il est.
C'est l'heure du duel tant attendu entre Manhunter et Codename : Assassin. Les deux tueurs se trouvent sur le toit du building de la Green Team pour un combat à l'épée. Manhunter tient celle du Warlord, Assassin celle qu'il a modelée à partir du bras en diamant de Metamorpho. L'enjeu : la vie ou la mort de Commodore Murphy.
Danger Street, c'est ni plus ni moins que la synthèse absolue de ce qu'écrit Tom King. Formellement déjà parce qu'on a un épisode de 28 pages découpées en "gaufrier" de 8 cases chacune, soit 224 plans d'égale valeur. Un cadre rigide, strict, austère.
Sur le fond ensuite : il s'agit d'un duel entre deux hommes et pas n'importe lesquels, deux assassins professionnels, d'égale valeur là encore, bien décidés à en découdre une fois pour toutes. Ils se battent pour des motifs opposés : l'un veut éliminer l'autre pour tuer l'enfant qui l'emploie, l'autre veut tuer le premier pour l'empêcher de tuer l'enfant qui l'emploie.
C'est un affrontement simple : les deux adversaires se battent avec des épées. L'une d'elles appartient à Travis Morgan/Warlord. L'autre a été modelé dans le diamant qui compose un des bras de Metamorpho. Deux armes mythiques, uniques. Pas des armes à feu, par des armes magiques, pas de super-pouvoirs (ou un peu, avec de la télékinésie à un moment).
Le théâtre de cette bataille est le sommet d'un gratte-ciel appartenant à la cible de Manhunter, Commodore Murphy, chef de la Green Team et ennemi de Abdul Smith, qui soutient désormais Manhunter après que Murphy l'a trahi. Le bâtiment est une sorte de métaphore : c'est le zénith des deux adversaires, leur Olympe, c'est aussi un terrain à la surface limitée et qui, si on en dépasse les limites, donne sur le vide. C'est une sorte de ring en hauteur qui, si on en sort, vous précipite dans l'abîme et assure une mort certaine à celui qui chute.
Bien entendu, nous sommes dans un comic-book écrit par Tom King et donc ça va parler en se battant. Dans un premier temps, je l'avoue, j'ai presque été déçu que la première preview de l'épisode ne soit pas la version définitive : sans dialogue, sans un mot. Mais j'imaginai alors que le duel occuperait l'entièreté de l'épisode jusqu'à la défaite d'un des deux duellistes. Ce n'est pas le cas. Et surtout ce que se disent ces deux assassins vaut qu'on s'y arrête. Mérite d'être lu. Ce n'est pas du bavardage, ce n'est pas du texte pour du texte d'un auteur qui s'écouterait parler.
Il y a une chose fondamentale à mon sens qu'il faut comprendre chez Tom King. Il s'agit d'un scénariste qui a un pied dans chaque monde, celui du mainstream avec des séries régulières (il va y faire son grand retour avec Wonder Woman et avec Le Pingouin, ses premières ongoing depuis Batman), et celui dans une sorte de production indé plus ou moins nette (avec ses mini-séries pour le DC Black Label, mais aussi Everlasting Love chez Image Comics et bientôt un autre projet chez Boom ! Studios, Animal Pound, en Décembre prochain)..
Pourtant ce qui relie ses travaux mainstream et ceux plus indépendants, c'est son rapport aux personnages et aux histoires qu'il leur fait vivre. Il y a des scénaristes qui écrivent en tenant compte de la continuité, c'est-à-dire à ce que les auteurs qui les ont précédés ont écrit sur tel ou tel personnage. Et il y a ceux pour qui, peu importe le passé, le personnage est un instrument, un véhicule qui sert à incarner des histoires, des idées que l'auteur qui s'en occupe veut porter.
Dans cette configuration, les fans de la continuité voient comme un sacrilège les auteurs appartenant à la seconde catégorie car ils placent le personnage et son histoire comme des éléments intouchables qu'il faut respecter. En somme, ce sont comme des paquebots de croisière qu'il faut toujours ramener au port pour le prochain scénariste qui les écrira.
Mais ces fans oublient souvent (volontairement ou non) qu'au départ la continuité, la notion d'univers partagé n'étaient pas telles qu'on les conçoit aujourd'hui. C'est-à-dire qu'il ne s'agissait pas de respecter des décennies de publication : il s'agissait de constructions narratives empiriques dans lesquelles d'autres personnages appartenant au même éditeur passait parfois faire coucou dans la série d'un autre héros, pas plus. Chez DC, la continuité n'a jamais été une condition sine qua non : régulièrement elle a été battue en brèche, le DCU a été reconstitué, redémarré, relancé. Il y a eu l'âge d'or, l'âge d'argent, Crisis on infinite earths, les New 52, Rebirth. Et tous ces cycles ont été bâtis sur l'effacement de ce qui s'est fait avant puis la restauration de ces éléments effacés puis leur reboot, puis un mix de la tradition et de la modernité.
Il y a donc toujours eu deux courants chez DC et aujourd'hui le fait qu'il existe chez cet éditeur deux espaces parallèles éditoriaux avec les séries mensuels classiques et les histoires du Black Label illustrent encore cette dichotomie et cette simultanéité. On peut trouver chez cet éditeur ce qui fait une major avec des comics mensuels traditionnels et des comics à la parution parfois plus chaotique mais qui racontent des histoires librement inspirés des comics traditionnels, avec des personnages réinterprétés pour être adaptés à la vision d'un auteur. Et parfois ce qui commence dans une dimension se prolonge et se conclut dans l'autre : par exemple le run de Tom King sur Batman a trouvé sa conclusion dans le Black Label.
Si je reviens un peu longuement sur tout cela, c'est parce que c'est ce qu'on peut lire entre les lignes dans le dialogue que se tiennent Manhunter et Assassin. Ils se battent dans une dimension tout en échangeant sur un autre plan. Leurs corps se disputent autant que leurs têtes. Manhunter va ainsi dès le début de l'épisode interroger son adversaire sur ses motivations (pourquoi veut-il vraiment le tuer ? Sous-entendant que ce n'est pas simplement son boulot mais une sorte de mission supérieure). Et Assassin va répliquer en sondant aussi Manhunter sur le sens de ses meurtres (pourquoi tuer Commodore Murphy après avoir épargné Abdul Smith qui le soutient désormais pour se venger de Murphy ?).
Après quelque coups, Manhunter déstabilise physiquement Assassin en le projetant à terre mais sans en tirer profit pour lui donner le coup de grâce alors qu'il a lâché son épée dans sa chute. Non, ce qui suit déjoue les attentes d'Assassin et du lecteur : Manhunter prend une pause, fait un break. Il va s'asseoir au bord du toit et invite son adversaire à l'imiter. Il propose finalement de tirer à pile ou face le sort de ce duel, pour s'épargner du temps, du sang, de l'énergie. Manhunter a autre chose à faire (tuer Murphy) comme Assassin (retourner protéger Murphy). Autant abréger.
A partir de là, l'épisode entre dans une autre dimension lui aussi. Il a commencé par un duel physique, il se prolonge par un duel cérébral, un débat oral. Etant donné et admis par les deux belligérants qu'ils sont d'égale valeur, pourquoi ne pas s'en remettre à un arbitre plus puissant pour désigner le vainqueur, autrement dit compter sur le hasard, une pièce jetée en l'air ?
Je vais m'arrêter là et vous laisser découvrir tranquillement ce qu'il advient ensuite et qui est aussi déroutant. Assassin aussi va proposer à Manhunter une autre façon de décider de l'issue de leur combat. Et le duel va s'achever en définitive de la manière la plus logique qui soit tout en restant, jusqu'au bout, un débat autant qu'un affrontement.
Tout l'épisode, effectivement très "spécial", est construit sur l'idée de transition, de passage. Il n'est pas question en fait de victoire, de défaite, et même en vérité la figure du duel n'est qu'un prétexte. Toute la dimension épique suggérée par la couverture et les premières pages sont une façon d'accrocher le lecteur tandis que le vrai propos de l'épisode est ailleurs, dans cette manière de passer du physique au cérébral, du sensible à l'intellectuel, de la force à la pensée, de l'acte à l'objectif, du sujet à l'objet. Manhunter comme Assassin se fichent pas mal de vaincre l'autre. Il s'agit davantage de dominer, de prouver sa supériorité, quitte à la confronter à sa dimension la plus absurde - et de ce point de vue l'épisode n'a pas vraiment de fin en réalité : les duellistes continueront éternellement à se disputer sur la question. Vous comprendrez parfaitement quand vous lirez l'épisode.
Qui d'ailleurs contrairement aux huit précédents (et sans doute aux trois prochains) ne s'ouvre ni ne se ferme comme d'habitude (avec l'image du casque de Dr. Fate rappelant les faits et introduisant ce qui va suivre). Il n'y a pas non plus les autres personnages qu'on est habitué à suivre (pas de Ladycop, pas de Dingbats, pas d'Outsiders, pas de Warlord, pas de Starman, pas de Darkseid ni de Haut-Père, pas d'Orion, pas de Creeper, pas de Green Team).
Pour illustrer cet épisode, Jorge Fornes s'est donc plié au découpage le plus sévère qui soit, la marotte de Tom King, le fameux "gaufrier". On pourrait penser qu'il s'agit d'un gadget, d'un truc de scénariste, une sorte de test qu'il fait passer à ses artistes depuis Mister Miracle. Parfois cela tient à quelques pages, parfois un épisode, parfois toute une série.
Mais ici ce cadre strict sert à littéralement découper la page en deux. Tout est double dans cet épisode : il y a deux personnages, deux camps, deux missions, deux fois quatre cases, deux épées... La liste est longue comme le bras. Il y a principalement pour Fornes deux valeurs de plan : un plan large (personnage en pied) et plan serré (buste ou gros plan sur le visage ou les mains).
On pourrait également supposer que dessiner avec un "gaufrier" est un exercice fastidieux pour un artiste. C'est vrai que pour certains c'est quelque chose qu'on a même du mal les imaginer faire : Bryan Hitch serait certainement frustré de s'y plier. Mais Jorge Fornes est un autre genre d'animal graphique. Pour les dessinateurs comme lui qui sont influencés par l'école Cannff-Toth, le plaisir est dans la contrainte, dans la limite.
Parce que Fornes s'appuie sur un dessin qui repose essentiellement sur le trait, la description, la fidélité au script, ce n'est pas un souci de s'adapter au "gaufrier". Au contraire on peut penser qu'il s'agit d'un défi stimulant pour trouver le moyen de s'exprimer dans un cadre aussi serré.
Il existe pour ainsi dire deux races de dessinateurs : ceux pour qui le découpage se définit en fonction de ce qu'on dessine sur la planche - en d'autres termes : on dessine d'abord sans poser de cadre puis ensuite on trace des cases pour composer la page entière. Et puis il y a ceux pour qui le découpage définit le dessin : en somme on dessine seulement ce que la case peut contenir et toute la page est ainsi définie. Il n'y a aucun doute pour moi (sans doute le vois-je ainsi parce que j'ai pratiqué les deux écoles) que Fornes aborde la planche en fonction de son unité de base (la case) et la compose en découpant d'abord (tandis que Hitch dessine d'abord puis trace ses cases ensuite).
Il n'y a pas, j'insiste bien là-dessus, de bonne ou de mauvaise école. On peut même au fil d'une carrière passer de l'une à l'autre puis revenir à la première. Quelqu'un d'aussi versatile que Immonen, par exemple, a prouvé qu'on pouvait parfaitement s'épanouir en se contraignant tout comme en se laissant aller à dessiner sen débordant des cases. Moebius expliquait aussi que la case était musicale : le dessin qu'on y met revient à la jouer comme une note noire ou blanche, et à partir de là, tout le visage de la planche s'en trouvait transformé.
Mais c'est assez fascinant, je trouve, de voir un artiste se plier à un exercice comme le "gaufrier" alors que, depuis Neal Adams jusqu'à Druillet et puis les années 90, le courant dominant est d'avoir désincarcérer le dessin, d'avoir fait sauter le cadre de la planche, d'avoir débordé des cases. Alors que les artistes ont majoritairement préféré suivre cette révolution graphique née dans les années 70, d'autres trouvent encore la volonté de suivre le script très serré de scénaristes qui misent tout sur le cadre, le contenu de la case, la frontière de l'image dessinée. Et cela a donné des résultats aussi puissants.
Danger Street reviendra dans trente jours. Mais il est possible que, comme pour Manhunter et Assassin, il faille en profiter car entre son projet chez Boom !, Everlasting Love chez Image, et ses deux séries régulières (Wonder Woman, Le Pingouin), Danger Street soit la dernière mini-série Black Labellisée de Tom King avant longtemps (tout simplement parce que le scénariste s'est préparé un agenda bien rempli)...
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