Véritable phénomène depuis sa sortie (à cette heure, il s'agit du 12ème plus gros succès de tous les temps en salles), Barbie a déjoué tous les pronostics, à commencer par Mattel, la firme qui fabrique la célèbre poupée en perte de vitesse. Mais quelle bonne idée a eue Margot Robbie de l'interpréter et de confier l'écriture et la réalisation à Greta Gerwig, qui a fait ce cet improbable projet un film méta, drôle et étonnamment sensible.
Barbie vit avec ses consoeurs à Barbieland dans une société matriarcale. Seules une poignée de ces créatures sont marginalisées à cause de leur aspect et les Kens vivent sur la plage en les attendant. L'un d'eux n'est heureux qu'en compagnie de Barbie et souhaiterait qu'elle l'accepte comme compagnon, mais celle-ci préfère les fêtes entre filles. Lors d'une de ces parties, Barbie réfléchit à voix haute sur la mortalité et créé le malaise. Le lendemain matin, elle se réveille avec une mauvaise haleine, de la cellulite et les pieds plats : paniquée, elle consulte la Barbie bizarre qui lui explique tout.
Barbie doit gagner le monde réel pour trouver la fillette qui s'amuse avec la poupée à son effigie et projette son mal-être sur elle. Ken en profite pour la suivre et ils roulent jusqu'à Venice Beach. Là, Barbie découvre le machisme quand un homme lui met une main aux fesses. Elle réplique en le frappant et elle se fait arrêter avec Ken. Relâchés, ils se séparent, lui pour explorer la ville, elle pour retrouver la fillette. Quand elle la rencontre toutefois, elle est rejetée par l'adolescente qui lui reproche d'incarner un canon de beauté irréaliste.
Cependant, le patron de Mattel apprend que Barbie et Ken se sont échappés de Barbieland et ordonne qu'on les capture. Gloria, la mère de Sasha, la fillette abordée par Barbie, employée de l'entreprise, l'apprend et part aider l'intruse. Barbie comprend que c'est elle qui, déprimée, a provoqué sa crise existentielle. Ensemble, la mère, la fille et la poupée vivante fuient les sbires de Mattel pour retourner à Barbieland. Sans savoir qu'une surprise les y attend.
En effet, Ken a découvert dans le monde réel le patriarcat et l'a établi comme la nouvelle norme à Barbieland où désormais ses semblables dominent les filles, prêtes à satisfaire tous les caprices des mâles. Barbie est effarée devant cette situation et s'en remet à la Barbie bizarre qui, avec Gloria, échafaude un plan pour renverser les Kens en les montant les uns contre les autres.
Trop occupés à se chamailler entre eux, les Kens ne se rendent pas compte que les Barbies ont repris le contrôle. Mais, après avoir subi l'oppression, elles veulent désormais instaurer un régime plus égalitaire. Ken est perdu, se demandant ce qu'il va faire de sa vie, et Barbie l'encourage à dépasser le rôle qu'il a toujours tenu. Alors que le patron de Mattel et ses cadres pensent que tout est revenu dans l'ordre, Ruth Handler, la co-créatrice de la poupée, invite Barbie à décider si elle veut rester dans son monde ou devenir une femme mortelle dans la réalité...
Que choisira Barbie ? Je vous laisse le découvrir, même s'il y a des chances que vous le sachiez déjà vu le nombre ahurissant que ce film a attiré dans les salles du monde entier et les spoilers qui ont circulé. Pour ma part, j'ai beaucoup attendu, en essayant d'éviter les révélations, avant de me rendre au cinéma vérifier si Barbie était une curiosité improbable ou un vrai bon long métrage.
Toutefois, j'étais confiant car avec Greta Gerwig aux commandes, il y avait quand même de sérieuses chances qu'on échappe à un produit formaté. La cinéaste, dont j'avais adoré Lady Bird et aimé le remake des Quatre Filles du Docteur March, est depuis devenue la réalisatrice la plus cotée de Hollywood car la première à avoir dirigé un tel succès commercial.
Mais cela veut-il dire que tout va changer ? Pas si sûr quand on voit que, désormais, l'objectif de Mattel (du moins une fois que la grève des scénaristes et acteurs sera terminée, ce qui semble encore très compromis vu l'attitude des patrons de studios et plateformes) est de développer en films leurs multiples franchises (Big Jim, Polly Pockets, Hot Wheels, etc.). Alors que le signal envoyé est pourtant clair : plutôt que de créer un Mattel-vers avec n'importe qui pour surfer sur le triomphe de Barbie, il serait plus judicieux de produire des oeuvres aussi futées que celle-ci.
Car ce qui est sans doute le plus étonnant dans l'accueil réservé à Barbie, c'est de constater à quel point le film est plus profond, malicieux, audacieux qu'attendu. Que tant de gens l'aient plébiscité en pensant se divertir simplement n'est pas surprenant. Mais que tant de gens se soient passés le mot en reconnaissant l'intelligence du traitement, ça, en revanche, personne n'aurait pu le pronostiquer.
Tout n'est pas parfait, ni rose, dans Barbie. L'ensemble aurait gagné à être plus rythmé, il y a une sorte de ventre mou au milieu de l'histoire (quand Barbie et Ken investissent le monde réel), la présence de Mattel à l'écran est peut-être un poil trop envahissante (à tel point que dans le dernier tiers, le scénario a un peu de mal à trouver de la place à ces personnages encombrants).
Mais, in fine, ce qu'on retient, c'est bien les parti-pris très forts et audacieux de Greta Gerwig et le script intelligent qu'elle a co-écrit avec son compagnon, Noah Baumbach. Au début, tout est parfaitement plastifié : le folklore, l'esthétique Barbie est presque oppressant, et on sent bien que quelque chose cloche. Par exemple : toutes les maisons des Barbies n'ont pas de mur, l'intimité n'existe donc pas, et on nous dit clairement que ces créatures (Barbie comme Ken) n'ont pas d'appareils génitaux. Ils font semblant pour tout, buvant des verres vides, mangeant de la fausse nourriture, conduisant des voitures sans moteurs, sautant d'un étage pour atterrir au volant de leur véhicule.
Les Kens sont tous des nigauds, passant leur journée à la plage et considérant cela comme leur profession, tandis que les Barbies occupent des postes prestigieux - médecins, chercheurs, juges, etc. Mais pour soigner quoi, trouver quoi, réglementer quoi ? Tout est factice et malaisant au possible car tout est forcé : les sourires des filles, les tensions entre les garçons. Et cette société matriarcale n'est pas exempte du tout d'injustices : des Barbies vivent à la marge parce qu'elles ne correspondent pas à la norme, comme la Barbie bizarre (génialement campée par Kate McKinnon) au visage barbouillé et aux membres endommagés (car, dans le monde réel, la fillette qui s'amusait avec la malmenait).
Fatalement, ce meilleur des mondes en surface finit par se fissurer quand Barbie se met à exprimer des pensées morbides. A partir de là, la film entre dans une autre dimension, à la fois roublarde (car le dispositif narratif n'est pas très subtil) et méta (parce qu'il va entraîner l'héroïne et le spectateur où ils ne s'y attendent vraiment pas). Barbie doit trouver la réponse à ses maux (du plus futiles : avoir les pieds plats, au plus profond : ses humeurs dépressives) dans le monde réel. Visuellement, cela se traduit par une embardée de la voiture de Barbie qui fait un tonneau et continue sa route apparemment comme si de rien n'était mais s'engageant en fait sur une route et pour une destination inconnue.
La confrontation avec le monde réel conjugue le décalage esthétique (les couleurs criardes des vêtements de Barbie et Ken) et philosophique (Barbie se trompe de cible pendant que Ken se déniaise en assimilant le patriarcat dans des proportions aussi excessives que le matriarcat en vigueur à Barbieland). La fin de l'étanchéité entre Barbieland et le monde réel est une jolie allégorie qui rappelle celle de la série de films Toy Story dans laquelle les jouets s'animaient en l'absence de leurs propriétaires : ici, l'état mental des propriétaires de Barbies influencent ces dernières, les altèrent, les transforment.
La dernière partie du film montre donc un renversement complet de son postulat de départ mais dans les deux cas on voit une société sombrant dans ses excès. Le discours est plus malicieux que revendicatif et c'est là que Greta Gerwig réussit son tour de force : il ne s'agit pas pour elle de dire qu'une société est meilleure qu'une autre, elle renvoie dos à dos sororité et fraternité, misandrie et myiogynie. Le résultat est équilibré mais surtout juste, se permettant même de moquer la déconstruction des genres (Barbie comme Ken le sont tour à tour mais rebondissent en comprenant que ce n'est pas en se niant qu'ils trouveront un sens à leur existence).
Gerwing va jusqu'au bout du concept en mettant en scène Ruth Handler (qui est interprétée par Rhea Perlman), qui co-créa la poupée et co-fonda Mattel, intervenant comme une espèce de guide pour Barbie et remettant du même coup l'église au milieu du village : certes, avec l'évolution des moeurs, la poupée s'est adaptée, elle a eu différentes couleurs de peau, a accédé à des métiers différents, elle s'est voulu émancipatrice pour les fillettes, mais elle a aussi continué à incarner une sorte d'idéal irréaliste, parfois grotesque (comme cette Barbie avec un écran dans le dos), parfois discriminant (Midge, la poupée enceinte retirée du commerce).
Le slogan du film ("Elle est Barbie. Il est juste Ken") est lui-même battu en brèche car si Ken est décrit comme un crétin ne vivant que pour être remarqué par Barbie, désirant même être son compagnon, puis devenant un macho aussi demeuré qu'avant mais toxique, il ne finit pas comme il a débuté et retient que, non, il n'existe pas que par rapport à Barbie, ni à la plage, ni même par rapport aux autres Kens.
Margot Robbie a hérité du rôle pour lequel elle est faite, même si elle a hésité et qu'elle n'était pas à l'origine du projet (Amy Shumer puis Anne Hathaway avaient été approchées avant). Pourtant, qui mieux qu'elle pour incarner cette blonde à la plastique insensée ? Excusez si je suis indélicat, mais c'est tout de même une bombe ! Mais c'est surtout une fabuleuse actrice, qui ne recule jamais, assume son personnage totalement, lui apporte des nuances subtiles.
Elle est entourée d'un paquet de faux doubles elles aussi parfaites : Issa Rae, Emma Mackey, Hari Nef, Alexandra Shipp, Dua Lipa... Auxquelles il faut ajouter comme narratrice Helen Mirren.
Les Kens sont aussi joués par une bande de comédiens à fond dans leurs rôles : Simu Liu, John Cena, Ncuti Gatwa, Kingsley Ben-Adir. Auxquels il ne faut surtout pas oublier d'ajouter un Michael Cera génial en Allan, le seul mec qui n'est donc pas un Ken et qui voit Barbieland comme un enfer.
Pourtant, le roi de Barbie, c'est Ryan Gosling. Convaincu par Robbie elle-même d'intégrer le film, l'acteur davantage connu pour ses compositions très intériorisées s'est investi dans l'aventure avec un lâcher-prise absolument redoutable. C'est bien simple : dès qu'il est à l'écran, on ne voit que lui (et Margot Robbie quand même aussi). Mais il est hilarant dans la peau de ce benêt, on n'a jamais vu Gosling comme ça (et d'ailleurs la production a décidé de pousser sa nomination pour l'Oscar du meilleur second rôle masculin).
Barbie est un film vraiment déconcertant, mais dans le bon sens du terme. Il est imprévisible, inattendu, culotté, intelligent, ironique. Pas parfait, mais suffisamment bon pour mériter son succès. Et donc encourageant pour un blockbuster.
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