Le cinquième film de Damien Chazelle est son plus fellinien : Babylon évoque instantanément le maestro italien par sa démesure, son outrance, mais aussi son ambition, son amour du 7ème Art. Sans négliger une part de nostalgie et d'amertume. Oeuvre-fleuve de plus de 3 heures, avec un casting époustouflant, on en sort lessivé. Le résultat n'est pas sans défaut mais rappelle que Hollywood est encore parfois capable de folie.
1926. Bel-Air, Los Angeles. Manny Torres doit convoyer un éléphant jusqu'à la villa du producteur du studio Kinoscope, Don Wallach, qui organise une bacchanale. Le sexe, la drogue et le jazz animent cette fête de tous les excès où sont conviés stars de cinéma, journalistes, et autres pique-assiette. La starlette Nellie LaRoy tente d'y pénétrer alors qu'elle n'a pas d'invitation dans l'intention d'être remarquée par le maître des lieux et de décrocher un rôle.
Manny la fait entrer puis doit s'occuper de l'overdose subie par Jane Thornton qui pratiquait un jeu sexuel avec Orville Pickwick. L'entrée en scène de l'éléphant dans la maison fournit une diversion parfaite pour l'évacuer vers un hôpital. Nellie se mêle à la foule des invités et danse comme une possédée, éveillant comme prévue la curiosité de Don Wallach qui, mis au courant de la situation de Jane Thornton, décide de la remplacer dès le lendemain matin par cette nouvelle venue. A l'aube, les invités se dispersent et Nellie remercie Manny en jurant de ne jamais l'oublier.
La journée qui suit est consacrée à divers tournages en extérieurs sur les hauteurs de Los Angeles. Nellie fait ses premiers pas devant une caméra et impressionne sa réalisatrice mais provoque la jalousie de la vedette du film. Jack Conrad, la star de la Metro-Goldwyn-Meyer, se prépare pour sa grande scène dans le film historique dirigé par Otto Von Strassberger qui insiste pour immortaliser un baiser romantique au soleil couchant sans lumière artificielle. Manny se distingue encore une fois en récupérant une caméra à la dernière minute pour cette prise de vue. Mais Nellie lui échappe encore.
1927. La carrière de Nellie connaît une ascension fulgurante, couverte par la journaliste Elinor St-John, qui suit aussi Jack Conrad. La sortie triomphale du premier film parlant, Le Chanteur de Jazz, ébranle toute l'industrie du cinéma et chacun tente de s'adapter comme il peut. Nellie est handicapée par son accent et surprend une discussion entre un producteur et un réalisateur qui parlent de la doubler ou de la remplacer. Manny sort son épingle du jeu en supervisant l'enregistrement sur un plateau d'un orchestre de jazz mené par le trompettiste Sidney Palmer , rencontré un an auparavant à la fête de Don Wallach.
Elinor St-John rapporte que Nellie a sombré dans la drogue et l'alcool. C'est désormais son père qui est son agent et qui la dépouille sans vergogne pour monter des affaires improbables. Pourtant, elle reste cette it girl qui est régulièrement invitée dans les parties. Ivre, elle défie son père de montrer à Jack Conrad et ses convives de capturer un serpent. Mais il s'évanouit devant un reptile dont elle se saisit et qui la mord dans le cou. Lady Fay Zhu, une chanteuse de cabaret, qui participait également à l'orgie chez Don Wallach un an plus tôt, tue la serpent et sauve Nellie qui l'embrasse passionnément.
1932. Sidney Palmer est devenu la vedette de films musicaux produits pour Kinoscope par Manny et il a abandonné son orchestre pour s'installer dans une somptueuse maison. La popularité de Jack Conrad décline lentement mais sûrement : malgré les conseils de sa nouvelle épouse, comédienne à Broadway, il ne convainc plus le public dans des rôles plus dramatiques à cause de son interprétation trop appuyée. La relation entre Nellie et Fay dérange le studio et Manny est chargé d'éloigner Fay.
Avec l'aide d'Elinor, Manny tente de remettre en selle la carrière au point mort de Nellie en changeant son image. Mais elle ne supporte pas la fréquentation de la haute société et scandalise ses hôtes lors d'une réception. Jack Conrad apprend que son meilleur ami, le producteur George Munn, le premier à avoir cu en lui, s'est suicidé après un énième revers amoureux. Sidney, lors d'un tournage aux côtés de musiciens à la couleur de peau plus noire que la sienne, doit se passer du cirage sur la figure. Humilié, il boucle la prise et quitte définitivement le cinéma pour se produire à nouveau dans des clubs. Jack croise Fay qui part en France, consciente qu'elle ne décrochera plus de travail ici. Il se suicide juste après cet échange.
Nellie resurgit un soir dans la vie de Manny en lui expliquant avoir contracté une énorme dette de jeu après du gangster James McKay. Elle ne peut s'en acquitter car elle est ruinée. Avec un complice, Manny paie McKay avec de faux billets mais quand il s'en aperçoit, il les prend en chasse. Manny et Nellie doivent quitter la ville. Il s'arrête prendre quelques affaires mais elle disparaît dans la nuit avant son retour. Il ne la reverra jamais et partira pour le Mexique.
1952. Manny revient avec sa femme et leur fille à Los Angeles. Il s'arrête devant l'entrée des studios Kinoscope puis entre dans un cinéma qui projette Chantons sous la pluie, hommage à l'époque où Hollywood est passé du muet au parlant. Il éclate en sanglots en repensant à cette époque et ceux qui l'animèrent et qu'il connut.
Comme on pouvait s'y attendre, Babylon n'a pas marché en salles aux Etats-Unis. Sa crudité, son outrance, sa nostalgie critique n'ont pas séduit un large public et on peut même se demander comment la Paramount a pu accorder à Damien Chazelle de tels moyens (80 M de $ - même si, à l'écran, il a l'air d'en avoir coûté le double). Sans doute le cinéaste profite-t-il encore du succès de La La Land et des excellents retours critiques de First Man... Chez nous, en revanche, il a eu une belle carrière en salles.
Il y a en tout cas dans ce projet quelque chose qui évoque immanquablement le New Hollywood des années 70, quand le cinéaste était roi et que les majors s'arrachaient les prodiges de l'époque en leur donnant carte blanche (et final cut) pour des histoires qui aujourd'hui n'auraient que peu de chances d'être validées par les comptables.
C'était en tout cas pour Chazelle un film rêvé et il ne s'est pas laissé débordé par son sujet. Même s'il a saisi toute la folie qui régnait à Hollywood à la fin des années 20, début des années 30, pour composer cette fresque dionysiaque sur le cinéma, il a su garder le contrôle alors que, dans les années 70, ce serait devenu une oeuvre aussi culte pour son résultat final que pour son tournage dantesque.
Babylon suit donc le destin de sept personnages, d'inégale importance. C'est peut-être d'ailleurs son seul gros défaut. Chazelle a voulu montrer des figures emblématiques de l'époque en changeant les noms, en synthétisant plusieurs individus, mais même en 3 h. 10, il n'a visiblement pas eu le temps ou l'inspiration de tous les écrire de manière aussi aboutie. Il y a Manny Torres, un jeune mexicain, qui va gravir les échelons dans un studio de cinéma ; Nellie LaRoy, une starlette sulfureuse dont la gloire et la déchéance seront également fulgurante ; Jack Conrad, un acteur très populaire qui voulait faire évoluer le milieu mais sera dépassé par les révolutions techniques en cours ; Elinor St-John, une commère aussi redouté que terriblement lucide sur les soubresauts enregistrés par l'industrie ; Sidney Palmer, un trompettiste de jazz pris sous le feu des projecteurs mais cantonné à son rôle ; Lady Fay Zhu, une chanteuse de cabaret homosexuelle d'abord vénérée puis rejetée ; et enfin James McKay, un gangster qui rêvait de placer ses histoires alors qu'il était consumé par ses démons.
Le fil rouge de Babylon, c'est le "couple" que forment Manny et Nellie, qui ont en commun de vouloir appartenir à quelque chose de plus grand, de percer dans l'industrie. Issus tous deux de milieu modeste, ils sont animés par une ambition folle, mais mus par des forces contraires. Manny est déterminé, patient, endurant. Nellie est impatiente, excessive, sulfureuse. Elle l'entraînera finalement dans sa chute avant de disparaître dans les ténèbres pour mourir, dans l'indifférence, à 34 ans. Lui devra fuir Los Angeles, traqué par James McKay et ne reviendra sur le "lieu du crime" que vingt ans plus tard.
Si Chazelle traite ces deux-là avec passion, il n'accorde pas la même attention aux autres. Jack Conrad est un personnage fascinant, d'abord flamboyant puis prenant conscience que son temps est révolu et qui mettra fin à ses jours. Sa présence, son charisme sont tellement puissants qu'il n'a pas besoin de grand-chose pour nous marquer. En revanche, le cinéaste a plus de mal, bizarrement, à donner chair à Sidney Palmer : pourtant amoureux fou de jazz (Whiplash en témoigne), Chazelle n'arrive jamais à faire proprement exister ce trompettiste génial qui, au prix d'une terrible humiliation raciste, plaquera tout pour revenir à sa passion première.
C'est un peu le même partage avec Elinor St-John et Lady Fay Zhu. L'une est inspirée par les grandes commères hollywoodiennes, comme Hedda Hopper, et en quelques scènes, elle imprime la pellicule et résume une époque de manière prégnante. L'autre est une évocation évidente de Anna May Wong, qui avait déjà inspiré Ryan Murphy dans sa série Hollywood, mais Chazelle ne réussit pas davantage que ce dernier à faire de cette figure tragique un élément de fiction autre qu'exotique, à la traîne derrière les autres. Quant à James McKay, il n'apparaît qu'à la fin, dans une longue séquence hallucinée, remarquablement incarné par un Toby Maguire franchement terrifiant.
La réalisation permet une fois de plus d'apprécier le brio de Chazelle, capable aussi bien d'orchestrer des plans-séquence ahurissant de fluidité, même au milieu d'un chaos indescriptible (la fête d'ouverture, le tournage du film historique de Otto Von Strassberger, double de fiction de Eric Von Stroheim) que de se poser pour saisir en plan fixe les confessions désabusées de Jack Conrad. Le cinéaste s'est complètement lâché et nous gratifie de morceaux de bravoure tape-à-l'oeil comme donc la bacchanale au début, une sorte de test pour le spectateur qui découvre la débauche absolue des noubas d'alors, c'est-à-dire avant le Code Hays, qui contraignit les studios non seulement à censurer leurs propres longs métrages mais aussi à gendarmer leurs vedettes sur et en dehors des plateaux. Je crois que Chazelle, au début, avait envisagé de faire jouer à ses acteurs de véritables stars de l'époque, comme Clara Bow (le modèle pour Nellie) ou Anna May Wong (pour Fay) avant de se raviser. Peut-être là aussi, à presque un siècle d'écart, éviter que le studio ne le réprime (par crainte de procès des descendants). Finalement, Hollywood ne s'est jamais vraiment remis du Code Hays.
Le casting est royal. Brad Pitt prouve encore une fois combien il vieillit bien : comme dans Once upon a time in Hollywood, il campe un second rôle qui vampirise toutes ses scènes et la manière dont il joue cet acteur populaire puis dépassé est formidable. Margot Robbie a hérité du rôle initialement promis à Emma Stone (qui a décliné car elle était enceinte) et elle lui a apporté une sorte d'hystérie poignante et de sensualité débridée totalement grisante. Jean Smart est exceptionnelle dans le rôle d'Elinor : cette immense actrice domine ses partenaires à chaque fois qu'elle partage le plan avec eux sans effort, avec une classe incomparable.
Même si, donc, Jovan Adepo, dans la peau de Sidney Palmer, et Lin Jun Li, dans celle de Fay Zhu, n'ont pas une partition aussi dense à jouer, ce sont deux belles performances : dommage vraiment que leurs personnages aient eu si peu de substance. Enfin le débutant Diego Calva est épatant en Manny, vibrant à chaque plan jusqu'au dernier où son visage semble traversé à la fois par une peine immense et une sorte d'épiphanie troublante.
Babylon est un film total, épuisant, galvanisant. Un vrai grand huit cinématographique.
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