samedi 19 novembre 2022

KROMA #1, de Lorenzo de Felici


Kroma est une mini-série en quatre numéros écrite, dessinée et colorisée par Lorenzo de Felici, publié sous le label Skybound pour Image Comics. L'auteur s'est fait connaître chez nous en participant à la série Infinity 8 mais il explosé avec la série Oblivion Song, écrite et co-créée par Robert Kirkman. Et pour ce projet où il fait (pratiquement) tout, de Felici frappe un grand coup. Attention, chef d'oeuvre en vue !



I y a bien longtemps, le Roi des Couleurs enchantait le monde. Jusqu'à ce qu'un homme invente une nouvelle nuance et ne déclenche sa colère et une guerre, olbigeant les hommes à se réfugier dans une cité fortifiée, Pale Citt.


Derrière les murs de Pale City, le prêtre Makavi orchestrait chaque année un rituel en libérant un monstre envoyé par le Roi des Couleurs et livré à la vindicte populaire. Le jeune disciple Zet et ses amis y assistent cette fois et Zet découvre une vérité dérangeante au sujet du monstre.


Le prêtre devine le trouble qui s'est emparé de son élève et cherche à l'apaiser. Mais Zet, curieux, s'arrange pour soudoyer le garde et entrer dans le donjon où est retenu le monstre. En vérité, une jeune fille répondant au nom de Kroma, convaincue d'être maudite.


Les visites que lui rend Zet ne passent pas inaperçues auprès du prêtre et lors d'une sortie dans la forêt voisine en compagnie d'autres élèves, Zet manque d'être dévoré par un crocodile géant. Revenu à l'abri, il comprend qu'on lui a menti sur le monde extérieur à Pale City.


Zet est résolu à quitter la cité mais pas seul : il libère Kroma en la convaincant qu'elle a été instrumentalisée. Mais alors qu'ils contemplent la forêt, ils sont surpris par le garde...

A la fin de ce premier numéro (sur les quatre que comptera la mini-série), Lorenzo de Felici signe une postface dans laquelle il revient sur la genèse de son projet. Quand il a débuté sa carrière en Italie, il était coloriste mais il savait aussi que son job était peu valorisé, il n'intervenait qu'en fin de fabrication (comme le lettreur). En réflechissant au pouvoir de la couleur dans l'imagerie, il prit ses premières notes pour ce qui allait devenir Kroma.

En 2017, de Felici est recruté dans la série Infinity 8 conçu par Olivier Vatine et Lewis Trondheim, où il signe les dessins d'un arc en trois épisodes (comme chaque équipe créative impliquée). Une expérience qui lui vaut d'être remarqué par Robert Kirkman en quête d'un artiste pour son nouveau projet : Oblivion Song. L'année suivante marquera le début de la publication de cette épopée de 36 épisodes achevés cette année. Si cette série n'a pas eu le succès colossal de The Walking Dead ou Invincible, elle a permis à de Felici de s'imposer comme un dessinateur apprécié.

Il a ainsi convaincu Kirkman de signer Kroma sous son label Skybound au sein d'Image Comics. La forme est inhabituelle : chaque épisode fait 60 pages et le pitch est faussement simple. Dans le monde de Kroma, on suit les survivants d'une guerre contre le Roi des Couleurs qu'un homme a mis en colère en créant une nouvelle nuance. Pour se sauver, les rescapés se sont enfermés derrière les murs d'enceinte de Pale City où tout est noir, blanc et gris. Les couleurs y sont proscrites et désignées comme dangereuses. La société qui s'esst développée est régie par une sorte de religion bizarre conduite par les Makavi, des prêtres.

Le héros de la série est un jeune disciple du prêtre actuellement en place et qui répond au nom de Zet. Quand l'histoire débute, il assiste à une cérémonie annuelle où d'un oeuf noir on laisse percer un monstre aux ordres du Roi des Couleurs et capturé. Livrée ensuite aux coups de la populace, la créature, qui tente de s'échapper, voit le casque osseux qui lui recouvre la tête endommagé. Et Zet découvre que le monstre est en vérité une fille terrifiée avec un oeil bleu et l'autre verre...

Lorenzo de Felici nous raconte donc une sorte de conte violent (comme le sont souvent les contes) sur le mensonge entretenu par des religieux pour contrôler une société d'hommes reclus après une guerre qui s'est déroulée il y a longtemps et dont les protagonistes semblent sortis tout droit d'une légende. Le fait même de choisir un jeune garçon, disciple dun prêtre, comme personnage principal résume bien l'objectif de l'auteur : seul un être encore innocent, effrayé par ce qu'on lui a inculqué mais aussi perméable au doute, peut dévérouiller cette intrigue.

Zet n'est pas très discret : d'abord, il fait part de son trouble, après la cérémonie, au prêtre Makavi, puis ensuite, poussé par la curiosité irrésistible de l'enfant qu'il est encore, il soudoie le garde pour parler à Kroma. Il lui rend ensuite visite plusieurs autres fois et ils apprennent à se connaître. Kroma est effectivement terrifiée, convaincue d'être l'instrument du Mal, maudite, méritant son sort. Elle est coupée de tout, enfermée dans la cellule au sommet d'un donjon, plongée dans le noir avec juste une minsucule fenêtre à barreaux.

La jeunesse de Zet et Kroma n'a pas inspiré de Felici à suggérer une romance entre eux. L'enjeu de leur rencontre est ailleurs et se mêle à une notion peut-être plus grande que l'amour : la liberté. Zet finira par vouloir organiser l'évasion de Kroma et sans doute l'accompagnera-t-il hors de Pale City et de ses mensonges. Mais le cliffhanger à la fin de ce premier épisode remet tout en question, de manière dramatique. Impossible alors de ne pas vouloir lire la suite.

La maturité de l'écriture contredit le fait qu'il s'agisse du premier script produit par Lorenzo de Felici. Il a évidemment beaucoup mûri ce projet et la copie finale témoigne d'une exigence narrative assez bluffante, même si l'auteur ne cherche pas à épater la galerie. Le postulat est si simple qu'on s'étonne en vérité que personne n'ait pensé à developper un récit là-dessus avant.

Evidemment, on est aussi saisi par le fait que de Felici assume quasiment tous les postes de sa série. Il l'écrit donc, mais il la dessine, l'encre et la met en couleurs. Dans sa postface, il revient sur son premier métier de coloriste et implicitement sur le rôle qu'on fait jouer aux couleurs dans les comics. Le plus souvent, il s'agit d'une étape parmi d'autres, déconsidérée par les editors et les lecteurs car elle est naturelle et ne semble pas la partie la plus difficile. Il y a des coloristes de grand talent qui subliment des BD, mais on ne le cite pas aussi spontanément que le scénariste ou le dessinateur. En fait, dès qu'on dépasse le dessinateur, tous ceux qui suivent sont réduits à des subalternes pour le grand public : l'encreur, le coloriste, le lettreur.

Lorenzo de Felici mentionne aussi le fait que le noir et le blanc ne sont généralement pas comptés comme des couleurs. Or Kroma oblige à réviser cette erreur en l'intégrant au corps même du sujet. Ainsi, on découvre que les habitants de Pale City sortent de la ville pour ramener de la craie collectée par des ouvriers et dont ils se recouvrent ensuite. Ils deviennent alors des sortes de spectres noirs, blancs et gris dans une ville elle-même blanche (ou pâle).

La sortie que fait Zet avec ses camarades à la carrière, en compagnie d'un garde, les expose aux couleurs éclatantes, chatoyantes de la forêt et du ciel. Les camarades de Zet sont apeurés, agressés par ce nuancier, tandis que Zet est, lui, ébloui, fasciné. Il est subjugué par la beauté de la nature, au point d'ne oublier les dangers. Il faut que le gardien qui les accompagne égorge un ouvrier, en guise de punition, pour que le rouge de son sang le sorte de sa rêverie. Puis des crocodiles géants surgissent et les coursent jusqu'aux portes de la cité.

Avant cela, les premières couleurs apparaissant dans Kroma témoignent déjà de la violence mêlée à la beauté du monde quand Zet se réveille et découvre sur son lit le cadavre d'un oiseau au plumage multicolore tué par un rapace. Puis, lors de la cérémonie, il croise le regard du monstre et ses yeux bicolores. Ces mêmes yeux qui le troubleront profondément quand il entrera dans la cellule de Kroma, avec son regard terrifié. Enfin, il y a cette page qui montre bien les deux mondes, dans l'enceinte de la ville et au-delà, visibles depuis le sommet du donjon où Zet entraîne Kroma (voir ci-dessus).

Le trait de Lorenzo de Felici a cette vivacité qu'on retrouve souvent chez les artistes italiens formés à l'exigeante école des fumetti, où il faut savoir maîtriser rapidement tous les postes et tous les styles. Très expressifs, les personnages sont tracés finement et évoluent dans un environnement délimité par des à-plats noirs profonds, qui donnent des indications sur la lumière, les ombres, le volume.

La composition de chaque plan est un modèle du genre, de même que la valeur de chaque vignette est parfaitement calculée, avec une impression d'instinct dominant la technique qui rend le résultat si fascinant. Y a pas à dire, ces ritals sont très forts !

Malgré sa pagination consistante, on ne voit pas le temps passer. Tout est très rythmé et on arrive au terme de ce premier numéro impatient de lire la suite. Surtout il se dégage de tout cela quelque chose qui fait penser qu'on lit un livre exceptionnel. Kroma est la promesse d'un chef d'oeuvre.

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