Wes Anderson revient. Déjà. Quelques mois à peine après Asteroid City (qui m'avait déçu), le cinéaste texan livre pas moins de quatre nouveaux opus sur Netflix. La plateforme de streaming a acquis les droits des oeuvres écrites par Roald Dahl et permis à Anderson d'en adapter quatre sous la forme de petits films dont la durée varie entre 40 et 17 minutes, avec à chaque fois les mêmes acteurs dans des rôles différents (et parfois multiples). L'expérience a-t-elle aussi bien réussi pour le réalisateur que jadis pour son excellent Fantastic Mr. Fox ?
- LA MERVEILLEUSE HISTOIRE DE HENRY SUGAR (The Wonderful Story of Henry Sugar) - Henry Sugar était un célibataire avare mais obsédé par le projet de faire fortune grâce au jeu. Lorsqu'il découvre dans une bibliothèque un ouvrage écrit par le Dr. Chatterjee au sujet de Imdad Khan, un homme prétendant voir sans sans yeux après avoir avoir été initié par un maître yogi, il s'entraîne pour en être capable à son tour.
Fortune faite au blackjack, il reste insatisfait et jette son argent depuis le balcon de sa chambre d'hôtel, provoquant une émeute. Grondé par un policier qui lui conseille de donner sa fortune à de bonnes oeuvres, il s'emploie alors à gagner plus pour fonder à travers le monde hôpitaux et orphelinats. Son conseiller, John Winston, confiera l'histoire de Henry Sugar à Roald Dahl en précisant que ce n'était pas le vrai nom de ce bienfaiteur.
Ce qui surprend tout d'abord, c'est le procédé adopté par Wes Anderson pour adapter cette nouvelle (et les suivantes) : il s'appuie sur casting réduit, chaque acteur joue plusieurs rôles, mais surtout au lieu de simplement jouer les situations tous s'adressent au téléspectateur face caméra en disant le texte de Dahl, y compris les indications entre les dialogues. Pourtant loin de ressembler à une récitation laborieuse, cela donne un rythme fou à la narration car tous débitent le texte avec un débit de mitraillette.
Ensuite, deuxième astuce : Anderson véritable obsédé d'une esthétique millimétrée, avec ses plans symétriques, ses travellings latéraux et tout un tas d'autres gimmicks filmiques, se joue de la théâtralité de son procédé. Les décors s'escamotent devant nous, des assistants apparaissent à l'image pour changer les vêtements des acteurs, leur glisser des accessoires. Même les éclairages s'adaptent en direct pour renforcer une atmosphère, isoler une partie du plan, etc. L'inventivité de Anderson, qui avait fini par s'enfermer dans ces derniers longs métrages de manière de plus en plus rigide et étriquée, redevient ludique et invite le téléspectateur à être complice de cette mise en scène dépouillée.
Le récit en lui-même est donc scrupuleusement fidèle à l'esprit et la lettre de Dahl. On évolue dans une fiction qui se veut témoignage tout en conservant une excentricité permanente. L'histoire de Henry Sugar se modèle sur une mise en abyme puisque, avant lui il y a eu Imdad Khan qui a appris à lire sans ses yeux auprès d'un maître yogi pour se produire dans un cirque. Sugar s'entraîne seul ensuite pour reproduire ce prodige mais à des fins plus troubles. Lorsqu'il gagne enfin une forte somme, il n'en est pas satisfait et comprend qu'il doit user de son don pour autre chose que faire fortune. Il élabore alors avec John Winston un plan qui lui permet de concilier son amour du jeu, son don exceptionnel et de bonnes actions. Enfin, Timber Woods fera à Roald Dahl le récit de la vie extraordinaire de Sugar tout en lui précisant qu'il ne s'appelait pas comme ça en vérité. Au fond, tout ça n'est que jeu, masque, peut-être fable.
C'est en tout cas bien plus vivant, drôle, original que ce que Wes Anderson a proposé sur ses deux derniers films (The French Dispatch et Asteroid City). Et cela passe par la distribution. Au lieu d'afficher un casting délirant avec une vedette pour chaque rôle, même dérisoire, il s'appuie ici sur une petite troupe de virtuoses. A Benedict Cumberbatch il donne le rôle-titre et le comédien britannique est sensationnel, d'une classe folle et d'un flegme absolu, faisant de Sugar un individu complexe et insaisissable. Dev Patel incarne à la fois le Dr. Chatterjee qui recueille les confidences de Imdad Khan et John Winston, le conseiller de Sugar, et l'acteur indien est également fabuleux dans cette double partition qu'il exécute. Quant à Ben Kingsley, on ne peut imaginer quelqu'un d'autre pour camper Imdad Khan, ce prodige qui n'aura pas survécu à sa confession au Dr. Chatterjee. Ralph Fiennes joue le policier réprimandant Sugar pour avoir provoqué une émeute et... Roald Dahl, montré dans sa cabane de jardin où il écrivit réellement ses romans et nouvelles.
En 40', Wes Anderson convainc ses fans que, non, il n'est pas fini, qu'il a encore du ressort, et surtout qu'entre lui et Dahl il y a une alchimie créative unique, comme s'il le comprenait mieux que quiconque. Et ce n'est qu'un début !
- VENIN (Poison) - L'inde au temps de l'empire britannique. Timber Woods arrive chez son ami Harry Pope qu'il découvre dans son lit, immobile et en sueur. Ce dernier lui explique à voix basse que, alors qu'il lisait, il a senti un serpent se glisser sous ses draps puis s'étendre sur son ventre pour n'en plus bouger, probablement assoupi. Woods appelle le Dr. Ganderbai qui accourt aussitôt et décide de chloroformer le reptile puis administrer un antidote à Pope. Délicatement ensuite, avec Woods, Ganderbai retire le drap pour s'apercevoir qu'il n'y a aucun serpent. Pope se vexe et insulte Ganderbai qu'il accuse de le traiter de menteur. Woods raccompagne le docteur en s'excusant pour les mots déplacés de Pope.
Une nouvelle fois, c'est une réussite. En seulement 17 minutes, Wes Anderson plonge le téléspectateur dans un suspense à couper au couteau. Le cinéaste répète les artifices employés dans .... Henry Sugar, avec décors escamotables, plans symétriques, travellings latéraux, texte débité à toute vitesse souvent face caméra. L'intrigue minimale se prête formidablement à ce jeu très théâtral où l'essentiel repose sur le rythme et le jeu des comédiens.
On accuse aujourd'hui Dahl d'être un auteur raciste et d'ailleurs des traducteurs revoient ses textes en tâchant, dans certains pays, de gommer tout propos potentiellement offensant. Une hérésie qui repose sur une mentalité wokiste où tout consiste à évaluer une oeuvre, des paroles, avec la sensibilité actuelle (où de toute façon tout est prétexte à tout conflictualiser). C'est d'autant plus absurde que Dahl n'a rien à voir avec des auteurs autrement plus sulfureux, hier (comme Céline) comme aujourd'hui (comme Houellebecq), et dont les prétendus dérapages ne font en vérité que montrer les écarts d'autrefois.
L'offense ici concerne la toute fin de l'histoire quand Harry Pope insulte le Dr. Gandertbai en ciblant son ethnie. Cela voudrait-il donc dire que Pope exprime la pensée de Dahl ? Dans ce cas, à chaque fois qu'un auteur écrit les dialogues d'un salaud, il se défoule et libère le fond de sa propre pensée. Grotesque ! Et indigne (surtout quand les héritiers de l'auteur permettent des corrections du texte original). On peut remercier Anderson de ne rien avoir censuré.
Cela contribue à l'ambiguïté de ce récit : Pope a-t-il menti ? S'est-il trompé ? Le serpent qu'il a senti a-t-il filé entre temps ? On ne le saura jamais et c'est bien plus fort ainsi. Son comportement à la fin devient encore plus odieux avec ce doute semé dans l'esprit du lecteur et téléspectateur. Et la réaction, désabusée, du médecin est également beaucoup plus poignante ainsi.
Encore une fois, Benedict Cumberbatch est prodigieux, dans ce segment où il ne bouge pas (sauf à la toute fin) tandis que Dev Patel, au contraire, ne cesse de s'agiter. La bonhomie de Ben Kingsley infuse une intensité terrible à l'affaire car ses efforts précautionneux seront-ils récompensés ?
Venin est un exemple parfait de la perfection narrative selon Roald Dahl et de l'habileté de Wes Anderson pour la mettre en images.
- LE GYGNE (The Swan) - Enfant, Peter Watson, un garçon timide et passionné par l'ornothologie, est la victime de deux jeunes harceleurs qui l'humilient en lui infligeant de terribles épreuves sous la menace d'un fusil offert à l'un d'eux, Ernie, soutenu par son complice Raymond. Ils le ligotent et l'allongent sur une voie ferrée jusqu'au passage d'un train. Puis ils entraînent leur victime jusqu'à un lac où ils abattent un cygne majestueux puis envoie Peter ramener sa dépouille. Découpant les ailes de l'oiseau et les attachant dans le dos de Peter, ils le forcent ensuite à grimper au sommet d'un arbre puis de s'y jeter pour prouver qu'il peut voler. Peter s'écrase dans le jardin de sa mère, indemne.
Roald Dahl s'est inspiré d'un fait divers pour cette histoire dramatique et cruelle sur le harcèlement, un sujet plus que jamais d'actualité. Wes Anderson utilise à nouveau la mise en abyme pour la transposer à l'écran avec Peter Watson adulte qui raconte son calvaire face caméra tandis que sa version enfant rejoue les scènes dans un décor labyrinthique sans qu'on voie jamais ni Ernie ni Raymond, ses deux harceleurs.
Le gamin réagit avec un flegme étonnant à toutes les brimades, dissimulant sa peur ou son indignation, subissant en silence tandis que, adulte, il détaille l'ignominie des deux garçons qui le brutalisaient, qui tuent le cygne et le mutilent. Les faits sont abominables et dérangeants mais Dahl n'était pas qu'un auteur d'histoires excentriques pour les enfants : c'était aussi un raconteur volontiers lugubre, qui savait ne pas se cacher derrière l'humour pour rapporter des actions révoltantes.
L'artificialité de la mise en scène, loin de minimiser la cruauté du récit, la souligne et on se demande jusqu'où vont aller ses deux petites frappes dans leur délire malsain. Rupert Friend officie avec une sobriété implacable dans le rôle de Peter adulte aux côtés du parfait Asa Jennings qui joue le même rôle enfant, parfaite créature andersonienne comme on en a croisé dans le merveilleux Moonrise Kingdom.
Nouveau chef d'oeuvre donc.
- LE PRENEUR DE RATS (The Ratcatcher) - Envoyé par l'Agence de Santé Publique, un dératiseur vient débarrasser Claude, un garagiste-propriétaire d'une station service, de rongeurs cachés dans une meule de foin. Il dépose de la nourriture empoisonnée pour attirer tous le rats environnants afin de les exterminer d'un seul coup. Mais quelques jours après, quand il revient pour vérifier que son plan a fonctionné, il découvre qu'il a échoué et en déduit que quelqu'un a nourri les rongeurs pour qu'ils n'aient pas touché à son piège. Pour se racheter, le dératiseur parie avec Claude qu'il peut tuer un rat sans le toucher. La mise est d'un schilling et le preneur de rats gagne en fixant puis en mordant le rat. Dégoûté, Claude le paie et lui demande de partir.
C'est avec ce segment que s'achève la collection. Le Preneur de Rats est un récit très étrange dont le personnage principal est un individu quasiment fantastique : son look est fidèlement reproduit, avec son pantalon attaché par des ficelles à la taille et aux mollets, sa veste aux poches remplies de choses intrigantes, et surtout sa tête. Ce dératiseur ressemble lui-même à un rongeur avec ses dents, sa chevelure grise et sale, son nez crochu, son regard luisant.
On est immédiatement aussi mal à l'aise en sa présence et pourtant fasciné dans le même temps. L'homme est intelligent mais dérangeant. L'histoire prend un tournant inattendu et particulièrement perturbant dans sa seconde moitié quand Claude accepte, à contrecoeur, le défi que lui lance le dératiseur. Le dénouement est dégoûtant à souhait, surprenant, imprévisible et confirme que le personnage n'est décidément pas ordinaire.
Wes Anderson filme pratiquement tout en plans fixes ici, avec des angles de vue qui contribuent à souligner l'ambiance bizarre qui règne dans ce segment. Le cinéaste utilise des effets d'animation en stop motion quand il montre le rongeur que le dératiseur sort d'une de ses poches pour le tuer sans le toucher. L'animal se déplace sur une pompe à essence, se dresse sur ses pattes arrières, dans un ballet mi-comique, mi-inquiétant. Le "duel" est représenté à la fois comme celui d'un western avec des gros plans éclairés de manière très appuyée et comme une parodie de film d'épouvante quand la caméra, légèrement oblique, se fixe sur le faciès grotesque du dératiseur avec sa denture inhumaine.
Rupert Friend revient dans le rôle de Claude tandis que Ralph Fiennes est complètement ahurissant dans le rôle titre, affublé d'une perruque et de prothèses dentaires complètement folles. Il n'y a que chez Wes Anderson que ce comédien s'amuse à composer ainsi et il est irrésistiblement flippant.
Bizarre, mais imparable. La conclusion magistrale de ce quartette où on retrouve le Wes Anderson qu'on aime, bouillonnant d'idées, esthète unique, raconteur singulier, dont l'univers se marie idéalement avec celui du génial Roal Dahl. Souhaitons que les prochaines adaptations prévues par Netflix soient aussi abouties et confiées à des auteurs aussi inspirés.
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