Rorschach entame sa dernière ligne droite avec ce dixième épisode et l'intrigue construite par Tom King ne cesse d'impressionner par sa complexité et son ambiance. Pourtant, le scénariste nous entraîne dans cette enquête vertigineuse avec brio, sans jamais nous égarer, mais en maîtrisant parfaitement ce qu'il veut nous communiquer. Au dessin, Jorge Fornes est comme d'habitude irréprochable, donnant à ce récit une assurance bluffante, une marche funèbre inexorable.
Le Detective échange avec son patron. Il a appris que Frank Miller, sous un faux prétexte, avait rencontré plusieurs agents de sécurité spécialisés dans les meetings politiques. C'est ainsi qu'il mit en contact Myerson et "la Gamine" avec Jonathan Oates - l'homme dont le corps a été retrouvé à la Ferme.
En fouillant l'appartement de Oates, le Détective a découvert qu'il a fourni les badgs permettant à Myerson et Cummings d'entrer dans le bâtiment où Turley a tenu son meeting, en y faisant passer leurs armes sans problèmes. Mais Oates ne travaillait pas seul.
Il avait une assistante, Diane Condor. Quand elle a appris le projet de Myerson et Cummings, elle a tenté de dissuader Oates de les aider - en vain. Elle s'est rendu au meeting de Turley et c'est elle qui a prévenu le boss du Détective du projet d'aassassinat contre le candidat.
Terrorisée à l'idée qu'on puisse remonter jusqu'à elle, Condor s'est suicidée ensuite chez elle. Le chef du Détective révèle que c'est son service qui distribuait les badges d'entrée donc il a participé involontairement à aider Oates. A présent, il va boucler, seul, le dossier.
Le dénouement approchant, la chaîne des responsabilités dans la tentative d'assassinat contre le candidat à la présidentielle américaine Turley devient de plus en plus en clair et le Détective comprend en même temps que le lecteur que ce n'est plus du tout une simple affaire concernantn un ancien auteur de comics désabusé et une gamine illuminée, mais bel et bien un groupe de personnes ayant participé plus ou moins directement à ce plan.
La fin de ce dixième épisode est proprement glaçante et grâce à un simple objet (une bouteille de bière, déjà vue quelques pages avant), on devine en même temps que le Détective l'ampleur de l'intrigue. Les derniers mots du commanditaire de l'enquêteur sans nom sont sans équivoque : il veut s'occuper non pas de boucler le dossier mais de l'enterrer. Comme on a appris à connaître le Détective comme un investigateur pugnace, pas sûr qu'il s'en tienne là, même si ça va devenir très dangereux pour lui de continuer à s'en mêler.
Du coup, il nous revient mémoire les propos de l'Haltérophile, embrigadé par Laura Cummings au début de la série, et qui prédisait au Détective qu'il y en aurait un autre que lui pour endosser le masque et le rôle de Rorschach. Peut-être pas de manière aussi visible, évidente, mais avec un impact aussi important, certainement plus. De là à penser qu'il s'agira du Détective lui-même...
En fait, ce qu'il est saisissant dans ce que suggère Tom King alors qu'il ne reste plus que deux épisodes avant la conclusion, c'est que Rorschach incarne bien la vérité dans ce qu'elle a de plus dérangeant, qu'il est l'agent par qui cette vérité éclatera. La différence entre la perception qu'on avait du symbole qu'il représentait au début et celui qu'il est devenu, c'est qu'on est passé d'un acteur agissant à cause d'une frustration engendrée par de longues années et par sa rencontre avec le bras armée d'une conviction démente à celle d'un acteur qui s'est employé à comprendre comment tout cela avait pu se produire et qui découvre que ses propres commanditaires sont impliqués dans une sale tambouille.
Autrement dit, le Rorschach joué par Myerson était un vieillard aigri qui s'était mis en tête de faire un ultime coup d'éclat pour exprimer son dégoût du monde et des hommes, du pouvoir. Si le Détective doit porter le masque de Rorschach, il le fera alors pour pointer du doigt la pathétique et sordide magouille politicienne qui a poussé Myerson et "la Gamine" à vouloir faire justice. Ce n'est qu'une hypothèse concernant le Détective mais j'avoue qu'elle me séduit assez, même si elle induit un geste final aussi suicidaire que celui de Myerson. Peut-être aussi dérisoire car, au fond, quelle conséquence réelle aurait une action pareille de la part du Détective ? Peut-il prétendre rétablir une sorte d'équilibre, faire écalter une vérité cruciale en se sacrifiant spectaculairement ? A ce stade de l'histoire, on mesure bien que la tentative d'assassinat contre Turley n'a plus l'air de préoccuper grand-monde, que l'émotion est passée, et que seul cet enquêteur et son commanditaire sont encore affairés sur ce dossier. Pour le reste, Turley serait certainement ravi de compromettre son rival, Redford, et Redford serait comblé si tout ça n'était plus jamais abordé (en vérité, il semble que Redford n'ait jamais donné d'ordre directe contre Turley mais qu'une conspiration se soit organisée pour tenter de l'aider sans le tenir au courant).
Rorschach se déroule donc comme une grosse pelote, en ayant entraîné le lecteur sur des chemins de traverse, des fausses pistes au premier regard mais qui ont permis d'éclairer la voie ensuite, des figurants menant à des complices avérés, des collaborations a priori insignifiantes mais qui ont fait perdre du temps au Détective avant là aussi de le mener vers des découvertes décisives. Et tout cela dresse le tableau d'une Amérique, qui, comme voulait la peindre King, est devenue folle, complotiste, malade. Un pays gangréné par la violence, les théories délirantes, depuis ses états les plus reculés jusqu'à ses grandes cités, des classes les plus désoeuvrées jusqu'aux plus hautes sphères de l'Etat; Une nation dévorée par la colère, le ressentiment, scindée en deux, oubliée par ses dirigeants puis manipulée par eux. Le résultat est fort et perturbant, mais d'une rare justesse. Rorschach restera certainement, de ce point de vue, comme une des radiographies les mieux définies de l'administration Trump, de la bipolarité américaine, de ses clivages. Mais pas que car la pertinence du propos permet d'extrapoler : en France, la crise des Gilets Jaunes, à Cuba la marche contre la dictature, au Brésil la déchirure provoquée par Bolsonaro, le Brexit en Grande-Bretagne, les multiples poussées de fièvre au Proche et Moyen-Orient, tout ça participe du même procédé : des soulévements venus de la rue et ébranlant des régimes, parfois brutalement réprimés, parfois prolongés dans les urnes, entre soif de changement et abandon au populisme.
Jorge Fornes doit garder la tête froide pour illustrer un tel matériau. L'artiste a su non seulement prouver sa maîtrise dans ce domaine mais imposer sa griffe par-delà un script déjà rigoureux et précis. C'est toujours fascinant depuis dix épisodes de voir à quel point Fornes n'a pas à se forcer pour impressionner : son découpage et son trait semblent presque s'effacer derrière la personnalité et l'ambition narrative de son scénariste vedette, et pourtant quand on analyse chaque épisode c'est son dessin qui nous sert de guide, de phare, ce sont ses images qui posent les jalons de l'intrigue, qui permettent à la critique de s'articuler.
Tout l'art de Fornes consiste en fait à dessiner Rorschach de manière à ce que le lecteur/critique puisse en dégager le lignes de force. Au moment d'en tirer un résumé, on a la tâche facilité par l'artiste qui a su imprimer en nous les moments charnières du récit, de chaque chapitre. On sait exactement à quel moment l'histoire prend un tournant crucial, quelle scène est importante, quelle liaison, quel enchaînement est utile pour extraire la substantifique moëlle de la trame d'ensemble.
Si bien qu'arrivé à la dernière case de la dernière page, on est saisi, à point. On sait que la bouteille de bière que récupère soigneusement le Détective est la même que celle qu'il avait auparavant trouvé dans le coffre-fort de Jonathan Oates et qu'elle relie cet agent de la sécurité ayant été le complice de Myerson et Cummings à son commanditaire pour l'enquête. Ainsi, on sait en même temps que le Détective que ce commanditaire qui le remercie pour son travail et se charge de boucler le dossier va en fait l'enterrer. Parce que la raison, encore mystérieuse, sans réponse, sur pourquoi Laura Cummings a abattu Jonatahn Oates dans la Ferme est la clé de toute l'affaire, le chaînon manquant.
Le regard préoccupé du Détective, capté par le crayon de Fornes à cet instant précis, vaut mille mots et offre à Tom King une accroche magistrale pour son prochain épisode. Nous savons que l'histoire n'est pas finie, que l'enquête n'est pas terminée, que le Détective ne va pas renoncer. Nous savons aussi que ce sera dangereux. Que la vérité sera dérangeante. Et parce que nous savons cela sans savoir quelle forme ça prendra, nous n'avons qu'une hâte : lire le onzième numéro de Rorschach.
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