Le travail de Joelle Jones chez DC Comics ne m'a jamais emballé, et je suis donc heureux qu'elle ait annoncé revenir à sa propre création (sur la plateforme Zestworld dans un premier temps) : Lady Killer. Publiée à l'origine chez Dark Horse, traduite par Glénat, ce titre compte pour l'instant deux tomes (qui ont été réunis dans une superbe Library Edition, grand format). Parlons du premier qui compte (comme le deuxième) cinq épisodes, co-écrits par Jamie S. Rich.
Qui est Josie Schuller ? En apparence, c'est une femme au foyer modèle des années 60, mariée à Eugene avec qui elle a deux filletes (Jane et Jessica, des jumelles), et qui cohabite avec sa belle-mère acariâtre. Elle raconte aussi passer son temps libre dans un hospice où elle accompagne des personnes âgées en fin de vie.
Sauf que Josie Schuller est aussi (surtout) une tueuse. Elle travaille pour une organisation sans nom, dirigée par le sévére Stenholm, et elle a pour agent de liaison le séducteur Peck. Malgré sa redoutable efficacité et ses quinze ans de service, Josie est dans le collimateur de sa hiérarchie qui se méfie qu'une femme fasse ce boulot - et le fasse bien...
Dans la préface de Lady Killer : Library Edition (que je possède), la romancière et scénariste Chelsea Cain résume au mieux la singularité du projet de Joelle Jones et de son héroïne. Une femme serial killer, voilà qui n'est pas commun. Mais ne serait-ce pas surtout dû à des préjugés qui nous font considérer une femme comme une créature douce et aimable, incapable de commettre les mêmes atrocités que les hommes ?
Le spectacle d'une femme tuant impitoyablement des hommes et des femmes, en manant des objets tranchants (Josie Schuller abhorre les armes à feu, trop bruyantes et faillibles) et donc en versant abondamment le sang, dérange. Pourtant, comme le dit Cain, le sang est familier aux femmes, ne serait-ce qu'à cause de leurs règles mensuelles. Quant à la douleur, elle la ressente à un degré élevé lors d'un accouchement. Donc, si on suit ce raisonnement, Josie Schuller n'a rien d'une anomalie.
Pour les cinq premiers épisodes de Lady Killer, Joelle Jones s'est faite aider par son ami éditeur Jamie S. Rich, qui a convenu que sa contribution s'était toutefois limitée à arranger les scripts et non à s'impliquer dans l'intrigue et sa construction.
On peut en effet sentir que Jones n'est aps encore une scénariste aguerrie dans ce premier tome. Elle ne creuse pas beaucoup (voire pas du tout) la psychologie de son héroïne, ni ne revient sur son passé, qui pourrait expliquer comment et pourquoi elle s'est investie dans ce job de tueuse, encore moins comment elle a décidé de concilier vie de famille et assassinats.
Mais ce manque d'élements dans la caractérisation est (presque) compensé par le rythme et l'humour noir des épisodes. On entre dans le vif du sujet dès la première scène où Josie, se faisant passer pour une vendeuse de la marque de cosmétiques Avon, entre chez Doris Roman avant de la trucider. Jones montre à quel point la tâche est ardue, salissante, écoeurante même, mais aussi avec quel efficacité et sang froid Josie l'accomplit.
Toutes ses missions sont exécutées avec la même absence de scrupules, même si, quand elle devra tuer un enfant, elle renoncera in extremis et en subira les violentes conséquences. Le contraste avec ce que Jones montre de Josie dans sa vie quotidienne rend tout cela perturbant et en même étonnamement drôle (pour peu qu'on apprécie l'humour noir).
Sur ce plan-là, le scénario soigne les détails. Eugene, le mari, est une bonne pâte, qui s'étonne à peine quand sa femme rentre tard à la maison, en ayant au passage oublié d'acheter quelque chose qu'il lui avait demandé. La situation rappelle, dans une veine plus criminelle, le couple de Ma Sorcière bien-aimée, cette série où Elizabeth Montgomery usait de magie tout en menant une vie rangée avec Dick Sargent, à l'exception près que Samantha a avoué sa condition à Jean-Pierre et que, en plus, leur fille, Tabatha, hérite des pouvoirs de sa mère (et de sa grand-mère envahissante).
La ressemblance est accentuée par la présence de la belle-mère de Josie, qui vit sous le même toit qu'elle et son fils. Elle n'est pas commode et ne cache pas son acrimonie envers sa belle-fille, la surveillant sans cesse et l'apercevant un soir avec Peck, qu'elle soupçonne d'être son amant. Avant de découvrir sur la fin un collègue de Josie qui la laissera pantoise...
Un certain suspense se met alors en place qui consiste à se demander quand Josie sera démasquée et quelles en seront les conséquences. En vérité, sans trop spoiler, cela sera surtout au programme du tome 2 car dans ce premier volume, l'héroïne a d'autres soucis plus pressants : son chef, Stenholm, juge qu'elle n'est pas/plus fiable et ordonne à Peck de règler ce problème (même si ce dernier souhaite plutôt tenter de discuter dans un premier temps).
Toute l'affaire culmine dans un dernier épisode explosif où Josie embarque une ancienne recrue de Peck. Et vous devinerez sans mal que ça va saigner ! La série aurait très bien pu s'arrêter là, avec quelques frustrations (concernant la pauvreté de la caractérisation comme écrit plus haut). Mais un an après, Joelle Jones donnera une suite aux aventures de sa ménagère tueuse. Et en 2023, donc, elle a enfin décidé de complèter le titre avec un nouveau volume (qui sera d'abord mis en ligne sur la plateforme Zestworld, avant, je l'espère, une édition physique chez Dark Horse).
Visuellement, Joelle Jones impressionne déjà, même sans être encore au sommet de son art. Par-ci, par-là, on notera quelque petits problèmes de proportions, des hésitations entre l'envie prononcée d'aller vers un réalisme descriptif classique et de conserver quelque exagérations cartoony.
Mais ces petits bémols mis à part, on ne peut qu'être saisi par la richesse de dessins. Joelle Jones a un souci maniaque des détails, qu'il s'agisse de représenter les intérieurs comme les extérieurs des quartiers pavillonaires de Seattle en 1962, avec une débauche d'éléments étourdissants. On voit qu'elle s'est abondamment documenté pour reproduire jusqu'aus motifs des papiers peints, les designs des voitures, et surtout les vêtements.
Car Josie est une gravure de mode. Toujours d'une élégance digne d'une star hollywoodienne, elle est remarquable aussi par sa beauté qui fait penser à Ava Gardner, Liz Taylor, ces brunes sublimes de l'époque. Ses toilettes sont toujours apprêtées, d'un raffinement exquis.
Jones met la même énergie à habiller la belle-mère ou Eugene et les fillettes. L'épisode 2 au Kitty Cat Club est absolument sensationnel avec ses serveuses déguisées comme les bunnies de Playboy (mais ici version féline). Le plan de coupe de l'immeuble où loge Irving (voir ci-dessus) donne à voir plusieurs appartements et leurs occupants dans des situations et des décorations toutes distincres. On ne peut pas lire ces planches sans s'y arrêter de longues minutes pour savourer la densité d'informations visuelles qu'elles comportent.
Pour ces cinq épisodes, Jones est accompagnée pour les couleurs de Laura Allred. J'avoue que c'est l'autre réserve que j'ai car je trouve la palette employée un peu terne (alors que dans le tome 2, Michelle Madsen effectue une prestation bien meilleure). Ce n'est toutefois pas vilain mais le trait de Jones, avec cet encrage splendide, mérite plus de vigeur.
Lady Killer, c'est vraiment une tuerie (oui, elle est facile mais je ne pouvais pas ne la faire). Rendez-vous très vite pour la critique du tome 2.
La couverture de la Library Edition (un ouvrage un peu coûteux mais vraiment magnifique, idéale pour profiter de la série, regroupant les deux premiers tomes et comportant de superbes bonus) :
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