Chaque mois, depuis Avril dernier, la perspective de retrouver l'univers envoûtant de Isola est l'assurance de lire une vingtaine de pages dépaysantes et magiques comme, sans doute, aucune autre série actuelle n'en procure. La saga de Brenden Fletcher, Karl Kerschl et Msassyk est sur le point de clore son premier arc (dénouement avec le #5, en Août) et ce nouveau numéro fascine et surprend toujours aussi puissamment, répondant à une question essentielle mais posant de nouvelles interrogations.
Rook a accepté de subir un rituel de purification à la suite de la reine Olwyn qui a partiellement recouvré son apparence humaine grâce au vieux Moro. Elle est ainsi amenée à revivre les événements ayant abouti à leur périple. Tout a commencé par une dispute entre la régente et son frère, Lord Asher, au sujet d'un projet de mariage diplomatique avec le roi Bastian de Palagrine Rock...
Contredisant son frère, Olwyn refusait de s'unir à celui qui avait assassiné de sang-froid leur compagnon, Fallst. Contrarié, Asher usa de magie pour écarter sa soeur en la changeant en tigresse. Rook, entendant sa reine crier sous le coup de ce sortilège et de sa transformation, intervint en pourfendant Asher, le tuant.
La transe est interrompue par de nouveaux cris, cette fois émis par le vieux Moro, car la bande des archers que pensait avoir semé Rook attaque le village. Les hommes-ours et loups ripostent tandis que Rook cherche ses armes.
Visée par des flèches, elle est sauvée in extremis par Olwyn qui s'interpose mais est mortellement blessée. Rook contre-attaque avec férocité et oblige les archers à battre en retraite provisoirement. Puis elle voit la reine à terre.
Les sorciers de la communauté peuvent sauver Olwyn mais ce miracle a un prix élevé : soit ils transfèrent son esprit dans le corps d'un autre animal sacrifié pour l'occasion, soit Rook accepte de l'accueillir et donc que son corps soit l'hôte de deux esprits (le sien et celui de la reine). Moro lui déconseille les deux solutions et l'invite à préparer les funérailles de la reine dont l'âme reposera à Isola.
Le flash-back qui ouvre ce quatrième épisode explique donc dans quelles circonstances la reine Olwyn a été métamorphosée en tigresse. Par un évocateur ricochet, on comprend aussi la situation du royaume à ce moment-là : une guerre couvait entre la régente et le roi Bastian du territoire de Palagrine Rock. Si Olwyn, comme le souhaitait son frère, Lord Asher, acceptait d'épouser son ennemi, le conflit serait résolu et bien des vies épargnées. Mais cela revenait à s'unir à un meurtrier.
Témoin de cette scène dramatique, pivotale, Rook a tué Asher, mais trop tard car il avait déjà fait usage de la magie pour transformer Olwyn. La reine ainsi changée, plus personne ne pouvait prétendre qu'il s'agissait de la fière monarque : seule issue, la fuite. Et ainsi la guerre déclarée par Bastian.
C'est la première fois depuis le début d'Isola que Brenden Fletcher et Karl Kerschl livrent des informations aussi claires et d'un bloc sur la genèse de l'aventure de leurs héroïnes. Pourtant, les deux scénaristes entretiennent encore un flou artistique puisqu'on n'a toujours pas vu le roi Bastian, et les ravages de la guerre n'ont été qu'entraperçues jusqu'à présent. Il semble bien que les différents royaumes de ce monde soient identifiés par des caractéristiques propres (le fait qu'Olwyn et Asher étaient noirs suggèrent un territoire africain, avec des subordonnées blancs comme Rook, et une régence féminine servie par d'autres femmes de confiance).
Pour le reste, le lecteur ne peut que supposer : la guerre a, semble-t-il, permis l'émergence de bandes diverses, comme celle des archers qui resurgissent ici de manière foudroyante et déterminante - apparemment il s'agit de mercenaires commerçant avec Bastian. Les soldats d'Olwyn sont en déroute, comme on a pu le voir dans le deuxième épisode (avec le compagnon d'armes de Rook dans la bibliothèque). Et des peuplades vivent dans des régions cachées, volontiers hostiles, comme la communauté à laquelle appartient le vieux Moro, qui pratique une forme de magie semblable à celle de feu Lord Asher - c'est-à-dire capable de transformer des humains en bêtes (les hommes-ours, les hommes-loups qui se cachent dans les marais) ou d'inverser le procédé. C'est tout un univers, très foisonnant, qu'on devine progressivement.
Ce mode de narration exige la participation du lecteur qui doit accepter de suivre le récit en en ignorant des parties importantes mais qui a aussi le loisir de fantasmer sur ce qu'il n'a pas encore vu, sur ce qu'il ignore et sur ce qui va arriver. Le cliffhanger de l'épisode est à cet égard merveilleux et tragique à la fois : Olwyn va-t-elle vraiment périr ? Rook va-t-elle la sauver d'une manière ou d'une autre ?
Cet enchantement historique s'accompagne de celui, graphique, accompli par Kerschl et Msassyk : Isola est vraiment la plus belle BD actuelle en provenance des Etats-Unis. L'intensité esthétique de chaque page contribue de manière essentielle à l'immersion dans ce monde féerique et étrange, avec une colorisation virtuose. A chaque moment sa teinte dominante - du mauve ici, de l'orange là, du gris, du bleu. C'est magnifique.
Le trait fin, élégant, précis, vif de Kerschl et son découpage à la fois simple et dynamique donnent vie à ce récit dont les personnages ont à la fois un aspect familier, des inspirations évidentes, et en même temps ce je-ne-sais-quoi de décalé, qui réinvente une sorte d'heroic fantasy mais débarrassé des influences de classiques comme J.R.R. Tolkien, Robert E. Howard, ou H. Rider Haggard.
Vivement le mois prochain.
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