C'est fini : les artistes sur la couverture saluent leur public qui, ravi, leur jette des roses. Tom King et Mitch Gerads achèvent leur maxi-série avec ce douzième numéro de Mister Miracle. Le rideau se baisse sur cette production qui aura vraiment marqué les esprits. Alors classique certain ? Ou simple épisode de conclusion ?
Metron a montré à Mister Miracle un autre monde, peuplé de surhommes costumés, mais Scott Free a décidé de ne pas s'y échapper. Il a regagné son foyer terrien en compagnie de Barda et de leur fils, Jack, arraché à Darkseid. Mais déjà, les fantômes, comme Granny Goodness, reviennent le hanter, questionnant son choix.
Retour à Apokolips pour un combat entre Barda et Kanto : Scott y assiste après du spectre de Bug the Forager qui lui affirme qu'il s'est condamné à une vie en enfer. Et même s'il a vaincu le diable (Darkseid), un autre le remplacera car c'est ainsi dans ce cycle sans fin.
Sur Terre, Scott accompagne Barda à une échographie qui leur révèle qu'ils attendent une fille. En quittant l'hôpital, l'esprit d'Orion reproche à son demi-frère d'avoir opté pour la facilité dans ce petit paradis alors qu'on ne savoure le prix de la vie qu'en affrontant des difficultés.
Chez lui, Scott berce Jack en lui chantant une berceuse, indifférent au fantôme de Darkseid assis sur son canapé. Puis Barda l'envoie faire quelques courses rapides à l'épicerie du quartier. Il en ressort sous une pluie battante, interpellé par le spectre du Haut-Père défunt de New Genesis dont il a pris la succession.
Ce dernier est convaincu que Scott s'est laissé piéger dans l'équation d'Anti-Vie de Darkseid, lui faisant croire à un bonheur parfait et à la paix de l'esprit. Scott lui casse la figure, estimant que son père n'a jamais été là pour lui et qu'il ne fera pas la même erreur avec son fils.
Avant de profiter de la soirée avec Barda, Scott s'isole et retrouve le spectre de son ami Oberon à qui il confie sa crainte de s'être trompé de voie. Mais son défunt partenaire lui conseille de simplement profiter de ce qu'il a conquis. Car si Darkseid est, alors Mister Miracle est aussi.
La variant cover de Mitch Gerads.
Lire n'est pas simplement un loisir, un passe-temps, c'est un moyen de s'instruire. Entre autres sur la manière de distinguer ce qui nous impressionne dans une lecture. Ce peut être la virtuosité de la narration écrite et graphique (exemple récent : Hawkeye de Fraction et Aja) ou le fait que le récit semble s'adresser à vous de manière intime et troublante, comme s'il éclairait votre expérience, y mettait des mots et des images.
Incontestablement, pour moi, comme pour Tom King, Mister Miracle tenait de l'histoire personnelle, une sorte de formulation concernant des choses vécues transposées dans le média de la bande dessinée. Et ce dernier épisode le résume d'une façon intense, poignante et lumineuse à la fois. Ce n'est pas un dénouement spectaculaire comme celui de Watchmen (Moore et Gibbons), mais toujours ce va-et-vient étonnant entre petits riens et grand tout, dérisoire et démesure.
Je n'aime guère parler de moi à travers mes critiques. Même si, indéniablement, les critiques trahissent votre humeur, votre inspiration, votre énergie du moment. On est parfois fatigué ou galvanisé à l'heure de rédiger un avis, et, c'est selon, on fourbira des arguments plus ou moins convaincants. Mais il reste un pas avant d'envisager l'exercice comme une sorte de confession, une lettre ouverte pour ceux qui vous lisent. La même distance, la même pudeur, animent les auteurs de fiction qui, souvent, se demandent jusqu'à quel point leurs personnages doivent exprimer ce que, eux, pensent (d'où parfois des malentendus quand on prête à l'auteur les opinions de ses héros).
Mais, donc, Mister Miracle #12 a touché une corde sensible chez moi, et je vous en fais part, en tentant de garder de la mesure. Cette mesure si importante qu'a cadré si rigoureusement Mitch Gerads jusqu'au bout, avec ses "gaufriers" de neuf cases, évitant à la série de tomber dans un spectaculaire déplacé mais sachant aussi dévoiler l'humour que permet ce grillage qui souligne en ne les laissant pas déborder un bon mot, une situation décalée, une incongruité - et le fait que les héros étaient des dieux entre Terre et planètes en guerres était la première d'entre elles.
Comme Scott Free, j'ai sombré dans la dépression il y a une dizaine d'années, et depuis je suis un traitement médicamenteux pour garder la tête hors de l'eau. La vie fait le reste, et la pratique régulière de l'écriture de critiques après la lecture de comics ou la vision de films fait partie de cette étrange gymnastique qui sert à réguler les hauts et les bas de tous les jours. Un peu de chimie, un peu d'existence.
La source de ma dépression remonte à un événement vieux de vingt ans qui a couvé lentement pour m'exploser à la figure tandis que je m'anesthésiais dans un quotidien déréglé, aux horaires critiques. Cela m'a conduit à l'hôpital, et même une semaine dans le département psychiatrique avec non pas des fous, mais des personnes en souffrance psychologique, désocialisées parfois, sur lesquelles je n'ai plus depuis le même regard (celui qui désigne des dingues).
Je ne sais pas si je suis guéri. Je suis toujours suivi et je respecte la prise de petites pilules et gélules quotidienne prescrites sur ordonnance, avec des rendez-vous réguliers chez une psy. A dire vrai, je crois que c'est une curieuse maladie incurable que la dépression : elle se tait parfois, se cache, se fait oublier, puis resurgit à la faveur d'un coup de mou, d'une déprime saisonnière, d'une tension passagère. Et elle alterne avec des séquences apaisées, joyeuses même, toniques. Mais c'est un mal bizarre car il ne ressemble pas à un handicap ou une affliction grave : un dépressif n'est pas quelqu'un qui boîte ou qui se fait opérer ou qui est alité et incapable de se lever. C'est plus subtil et moins démonstratif - moins spectaculaire.
J'ai connu mieux, j'ai surtout connu pire. Après dix ans de traitement, je me sens quand même mieux, ou en tout cas plus stable, presque détaché. J'ai gagné en discernement, pas toujours en raison, en modération, mais ce doit être lié à mon tempérament profond.
Mister Miracle m'a parlé dès son premier épisode quand Scott Free est convaincu d'avoir parlé à Oberon encore vivant alors qu'il est bien mort d'un cancer causé par le tabac. J'ai saisi le propos de cette histoire sur la perte et de son héros qui tente d'en finir car il ne pense pouvoir s'évader de ce tour-là. C'est exactement cela, le deuil, la mort d'un être cher : nous vivons comme si les autres, les aimés, ne sont pas mortels. Et lorsqu'ils passent, nous le refusons. Si fort parfois que la tentation d'en finir fait surface. La tentative de suicide de Scott Free traduisait cela.
En le suivant d'épisode en épisode, essayant de gérer sa condition de convalescent, de dieu confié à un tyran effrayant, élevé dans des conditions atroces, pour une paix fragile, mais aussi pour préserver son couple, assumer sa paternité, Scott Free me tendait un troublant miroir.
Jusqu'à ce que, dans le onzième épisode, Metron lui en tende un à son tour : une vue sur un monde rempli de super-héros costumés comme lui, des justiciers bariolés aux prises avec des difficultés familières et infinies - peut-être son monde, le monde où il devrait vivre pour être pleinement lui-même, sans se sentir déphasé. Une scène adéquate pour l'artiste divin qu'il était, aux côtés de sa femme guerrière et de leur enfant.
Mais donc, comme nous le dévoile ce dernier chapitre, Scott Free n'a pas choisi de traverser le miroir. Il est resté dans son monde, entre Terre et ciel, entre Los Angeles, New Genesis et Apokolips. Après tout, il a écarté Orion du trône de Haut-Père, eu un fils avec Barda, défié et tué Darkseid. Que pouvait-il lui arriver désormais ?
Hé bien, d'être face à lui-même et ses fantômes. Cet épisode en est plein : c'est que l'aventure de Mister Miracle a été pavée de cadavres, parfois hors-champ, mais effectifs. Oberon, Granny Goodness, Orion, Bug the Forager, Darkseid, le Haut-Père. Ils sont venus, ils sont partis, ils sont tous encore là pourtant. Et avec eux les questions sur le choix de Scott Free de ne pas s'évader dans le monde montré par Metron.
Scott a-t-il pensé qu'il oublierait Granny Goodness ? Qu'il échapperait au cycle infernal d'Apokolips et de la guerre ? Qu'il était paresseux en optant pour le bonheur d'une vie de famille presque ordinaire sur Terre avec un nouvel enfant à venir ? Qu'il ne craindrait plus Darkseid en chantant une berceuse ?
Ou bien a-t-il eu la certitude qu'il pourrait enfin dire ses quatre vérités au Haut-Père, qui avant d'être le dirigeant de New Genesis a été un paternel indigne ? Et retrouver une dernière fois Oberon pour être rassuré sur la pertinence de sa décision car seul compte de profiter des gens qui restent et qui l'aiment ? Qu'on vit malgré ses morts, avec eux, sans en avoir peur comme un enfant a peur de monstres dans le noir. Qu'on existe dans la vie qu'on se bâtit. Ou, plus pessimiste, la prison qu'on s'est bâtie.
Qu'importe, nous disent ensemble Scott Free, Tom King et Mitch Gerads, on pourra toujours s'échapper. Par l'amour. Par la prise de conscience qu'on voit dans les yeux d'un enfant tout le passé mais aussi tout le futur et surtout le présent. Et par la lecture, guérisseuse, cette formidable porte ouverte sur l'imaginaire, qui rend supportable tout ce qui est pénible.
Inutile donc d'en rajouter sur l'importance majeure, sur la qualité esthétique et narrative, sur le chef d'oeuvre accompli. Oui, Mister Miracle est tout ça, important, impressionnant, abouti. Mais surtout parce qu'il dépasse son cadre pour prodiguer aux lecteurs une vérité : l'existence n'est pas une vie. Mais rien ne vaut la vie. Et le cortège, silencieux ou bavard, de nos disparus nous en fait mesurer la valeur. Car ils sont . Et nous sommes aussi.
1 commentaire:
Juste merci pour ces retours de lecture et analyses des douze épisodes de Mister Miracle... et merci pour ce 12e article tout en retenue et super touchant à la fois !
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