L'an dernier, après six ans sans avoir tourné de nouveau film, David Fincher délivrait son dixième long métrage sur Netflix. Les critiques ont vu dans Mank son oeuvre la plus personnelle car il s'agissait d'un film sur le cinéma, sur un chef d'oeuvre du Neuvième Art, et surtout parce que le script était écrit par Jack Fincher, son propre père. Ce n'est pas faux, mais c'est ce n'est pas que ça car Mank est un véritable ovni, qui, n'en déplaise aux grincheux, ne pouvait exister que grâce à Netflix.
1940. Orson Welles obtient du studio RKO carte blanche pour tourner son premier film, Citizen Kane. Il embauche Herman Mankiewicz pour rédiger le script alors qu'il se remet d'un accident de la route à Victorville. Cloué au lit, une jambe dans le plâtre, alcoolique, "Mank" dicte son texte à Rita Alexander qui relève rapidement des similitudes entre le personnage fictif de Charles Foster Kane et William Randolph Hearst, magnat de la presse. Le producteur du film, John Houseman, s'en inquiète d'autant que le script est complexe narrativement tandis que Joseph, le frère de "Mank", se soucie des représailles de Hearst.
1930. Mank visite le tournage d'un film où il reconnaît Marion Davies. Elle lui présente Hearst, son protecteur et amant, qui apprécie le scénariste pour son franc-parler et son intelligence alors que ce dernier se méfie du milliardaire. 1933 : Mank et sa femme, Sara, assistent à l'anniversaire de Louis B. Mayer au château de Hearst en compagnie de plusieurs invités prestigieux. Upton Sinclair, écrivain de gauche qui brigue le poste de gouverneur de Californie, est au centre des conversations, haï de tous ici, sauf de Mank qui défend ses idées égalitaires.
1940. Houseman s'impatiente car le script n'avance pas assez vite à son goût. Rita s'en formalise aussi car Mank s'est remis à boire. Mais le scénariste promet qu'il rendra sa copie à temps et qu'il s'agira de son meilleur travail, même si, comme Houseman le lui rappelle, il ne sera pas crédité au générique.
1934. Herman et Joseph L. Mankiewicz commencent à travailler au sein de la M.G.M.. Le second de Louis B. Mayer, Irvin Thalberg, oeuvre activement pour discréditer Upton Sinclair en produisant de faux films d'actualité avec de soi-disant témoins qui conspuent ce communiste dangereux pour la région. Mank découvre que c'est Hearst qui finance cette campagne de dénigrement et il tente de convaincre Marion Davies de l'en dissuader. Mais celle-ci quitte le studio pour signer chez Warner Bros. et pense sincèrement que Hearst est un homme bon. Mank et Sara assistent au résultat de l'élection au Trocadero Club et le républicain Frank Merriam remporte la victoire. Dégoûté d'avoir aidé le studio, le monteur et ami de Mank, Shelly Metcalf, se suicide.
1940. Charles Lederer, que Mank avait introduit au sein de la MGM comme scénariste, découvre le script achevé de Citizen Kane et en donne une copie à Mayer. Joseph rend visite à son frère pour l'avertir que Hearst va lire son scénario, ce qui risque de le griller à Hollywood et de faire du mal à Sara. Marion Davies tente aussi de convaincre Mank de revoir sa copie pour l'adoucir. En vain.
1937. Ivre mort, Mank fait irruption chez Hearst lors d'un dîner auquel assiste Mayer et Marion. Il déonce les manoeuvres des deux hommes pour avoir empêcher Sinclair de gagner les éléctions trois ans plus tôt et avoir renoncé à toute intégrité. Mayer réplique que Hearst signe le chèque de paie de Mank. Sidéré, celui-ci se fait reconduire par le magnat qu'il a éreinté devant ses invités.
1940. Malgré la pression exercée par Hearst sur la RKO, Orson Welles reste déterminé à tourner Citizen Kane en adaptant fidèlement le script de Mank, qui s'est ravisé et exige d'être crédité au générique. Il recevra l'Oscar du meilleur scénario original en 1942, fâché avec Welles, et mourra 11 ans plus tard à 55 ans.
L'économie du cinéma a considérablement changé ces dernières années, mais en vérité l'industrie n'a jamais cessé de muter. La différence, notable, c'est qu'aujourd'hui les cinéphiles les plus intégristes réagissent à ces changements comme ceux qui, dans les années 1950-60, accusaient la télévision de tous les maux en ciblant dorénavant les plateformes de streaming.
Pourtant, les salles de cinéma se remplissent à nouveau, les spectateurs étant comme toujours motivés par les grosses affiches et, malgré la pandémie, préférant avoir un pass sanitaire pour s'asseoir devant un écran géant. Donc, il est faux de prétendre que le streaming tue le cinéma au cinéma.
Pourquoi tant de haine ? Netflix, comme Amazon, Apple et d'autres, sont des studios équivalents à Sony, Disney, Paramount, Warner, qui ont d'ailleurs eu aussi leurs services de streaming. Et Netflix, puisque c'est celui dont il s'agit aussi, finance des projets dans lesquels aucune autre major n'investirait un dollar. C'est à cet égard que Mank est un exemple, un symbole même.
En effet, d'un point de vue purement cosmétique, nous avons là un film de 2h 15 en noir et blanc sur l'histoire du scénariste d'un chef d'oeuvre du 9ème Art tourné en 1940. Autant d'éléments qui rebutent n'importe quel producteur. Alors que faut-il mieux ? Que Netflix signe un chèque à David Fincher pour lui permettre de réaliser ce film ? Ou que Mank devienne le énième projet avorté du cinéaste ?
Pour moi, qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse et je remercie Netflix (même si, par ailleurs, il m'arrive de maudire l'entreprise de Ted Sarandos et Reed Hastings sur d'autres choix) d'avoir soutenu Fincher après six ans loin des plateaux de cinéma. Bien entendu, sans les succès de House of Cards et Mindhunter, deux séries Netflix portées par le cinéaste, sans doute que la plateforme de streaming n'aurait pas "greenlighté" Mank - et d'ailleurs le réalisateur en est conscient, comme il convient que les résultats de Mank décideront de la suite de sa collaboration avec Netflix. Mais Mank existe et c'est un film extraordinaire.
Qu'il s'agisse d'un projet personnel, très spécial pour Fincher, cela ne fait guère de doute. D'abord parce qu'il porte à l'écran un script de son père, Jack Fincher, un ancien journaliste qui, une fois à la retraite, a jeté toutes ses forces dans ce texte, maintes fois remanié ensuite. Jack Fincher n'aura pas vu le résultat, il est mort en 2003, et Mank est donc aussi une oeuvre testamentaire poignante et engagée.
Car, même si le fils a obtenu de son père de revoir sa copie pour ne pas en faire un manifeste de la Writers Guild, Mank est d'abord un scénario sur un scénariste, qui réhabilite Herman Mankiewicz et tous ses pairs face aux producteurs, aux réalisateurs, aux acteurs. A priori, tout sauf un matériau cinématographique car Mank est cloué au lit, une jambe dans le plâtre, la plupart du temps, en train de dicter à sa dactylo ou de cuver son whisky. Mais après tout, personne ne s'ennuie en regardant Fenêtre sur Cour où James Stewart passe son temps à épier ses voisins, une jambe dans le plâtre, cloué à sa chaise.
Il y a un côté exercice de style dans Mank et on sent la jubilation de Fincher à trouver un moyen de filmer cette histoire de manière excitante. Le cinéaste s'est fait une spécialité de ce genre de défi filmique comme en témoignent Panic Room (avec une mère et sa fille coincées dans une pièce), Zodiac (avec ces journalistes traquant un tueur en série insaisissable), The Social Network (sur la naissance de Facebook et son créateur Mark Zuckerberg). Ce n'est pas Wes Anderson et son obsession des "maisons de poupées", mais Fincher adore visiblement filmer ce qui semble infilmable.
L'autre marotte de Fincher, ce sont les figures autoritaires et les forteresses. Le Xanadu de Citizen Kane est décliné dans quasi toute l'oeuvre du cinéaste, depuis le clip de Oh, Father de Madonna en passant par la maison de Panic Room, le bâteau (de Robert Downey Jr.) dans Zodiac, la baraque (de Brad Pitt) dans Fight Club, le palais de Millenium, etc. Les personnages olympiens fascinent aussi Fincher comme Welles et Mankiewicz l'étaient avec Kane/Hearst : Mark Zuckerberg, le personnage de Michael Douglas dans The Game, Tyler Durden (Fight Club). Ils lui fournissent la matière pour des enquêtes, des portraits, des dossiers dignes des investigations menées par les protagonistes de Zodiac : qui sont Tyler Durden, Mark Zuckerberg, Benjamin Button, le mari dans Gone Girl, le tueur du Zodiaque, celui de Se7en ? Bref, l'intérêt de Jack Fincher pour Mank égale celle de David pour tous ses héros.
Pour dresser le portrait de ces héros, le cinéaste sait qu'il doit faire des choix, se résigner à n'en capter que certains aspects, c'est le principe même du cinéma (contrairement au format de la série qui permet de creuser sur la longueur le parcours d'un personnage). Ainsi, dans Mank, de manière très mécanique, au son d'une machine à écrire qui nous indique sur la date de chaque scène, on va et vient entre 1940 (la rédaction du script) et les années 30 (une suite d'événements déterminants qui inspireront Mank dans la cosntruction de son scénario sur Kane/Hearst). Mank devient à la fois quelqu'un qui écrit sur quelqu'un en même temps que le film écrit sur Mank.
Mank était-il un génie éclipsé par Welles (pour qui Fincher a des sentiments partagés, reconnaissant son talent immense mais aussi son immaturité crasse, qui lui a coûté une carrière extraordinaire et dont ne subsiste que la légende et des oeuvres bricolées) ? Ou une sorte de bouffon du roi (Mayer, Hearst) ? Etait-il un auteur intègre au risque de tout perdre ? Ou un imbécile qui en refusant le compromis s'est grillé à Hollywood ? Un idéaliste ? Ou un suicidaire ? Le film ne tranche pas et c'est son autre qualité : Fincher sait bien que le scénariste est un pièce importante dans la fabrication du film mais qu'un réalisateur en bave aussi, attendu sur le plateau comme le messie et recevant tous les lauriers comme toutes les critiques.
Superbement photographié dans un noir et blanc qu'on croirait d'époque (jusqu'aux traces de collage de montage alors que Fincher a tourné en numérique), le film bénéficie d'un casting fabuleux : les seconds rôles campés par Lily Collins (Rita Alexander), Charles Dance (Hearst), Arliss Howard (Mayer), Tom Pelphrey (Joseph Mankiewicz), Tuppence Middleton (Sara), Ferdinand Wingsley (Thalberg), Tom Burke (Welles) sont tous impeccables, dirigés de main de maître (et avec l'exigence redoutable qu'on connaît à Fincher).
Dans le rôle titre, Gary Oldman est magistral, à la fois cabot et nuancé, pathétique et chevaleresque. Il n'aurait pas volé un Oscar pour sa prestation. Face à lui, Amanda Seyfried hérite du rôle de sa vie en campant Marion Davies avec une ambivalence épatante, le spectateur ne sachant jamais si elle est dupe ou non vis-à-vis de Hearst, mais reconnaissant son amitié sincère pour Mank.
Espérons désormais que Fincher n'attendra pas à nouveau six ans pour nous gratifer de son onzième long métrage - à moins qu'il ne nous fasse le cadeau d'une troisième saison de Mindhunter.
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