Le 17 Octobre prochain sortira en France First Man, le nouveau film de Damien Chazelle, retraçant les années passées par Neil Armstrong à s'entraîner pour le premier voyage sur la Lune. C'est peu dire que le cinéaste sera attendu au tournant, deux ans après le sacre de La La Land, son succès critique et public et sa moisson de récompenses. D'ailleurs, tient que reste-t-il de de ce long métrage ? Est-il toujours aussi bon ?
Sebastian Wilder (Ryan Gosling)
Los Angeles. Coincée dans un embouteillage, Mia Dolan, serveuse dans un café attenant aux studios de Hollywood et aspirante actrice, insulte Sebastian Wilder, pianiste de jazz, qui vient de la klaxonner. Peu après, elle arrive à une audition où elle essuie un nouvel échec.
Mia Dolan (Emma Stone)
Le soir, pour se détendre, elle suit ses trois co-locataires à une fête donnée sur les hauteurs de la ville mais elle s'en va avant la fin. Mia a alors la désagréable surprise de constater que sa voiture a été embarquée par la fourrière et doit rentrer chez elle à pied. En passant devant un restaurant, elle est attirée à l'intérieur par la musique qui en provient et découvre au piano Sebastian se livrant à une superbe improvisation jazz - qui provoque immédiatement après son renvoi par Bill, le patron de l'établissement. Furieux, il quitte l'endroit en bousculant Mia venue à sa rencontre pour le féliciter.
Mia et Sebastian sur Ferndell Trail
Les semaines suivantes, Mia et Sebastian ont à nouveau l'occasion de se croiser comme cette fois où elle le remarque jouant du clavier avec un groupe ringard dans une réception et se moque de lui. Il ironise quant à lui sur le fait que sa carrière de comédienne n'est pas plus brillante. Quittant la fête ensemble, ils échangent quelques mots, troublés par la ressemblance de leur situation et leur attirance évidente.
Sebastian et Mia dans les studios de Hollywood
Sebastian retrouve Mia et ils sympathisent en se faisant découvrir leurs passions respectives : elle le guide dans une visite des studios de cinéma en évoquant son plaisir de jouer la comédie ; il l'entraîne dans un club de jazz (musique qu'elle avoue ne pas aimer) pour lui faire comprendre à quel point lui est ému par ceux qui l'interprètent en rêvant d'ouvrir sa propre boîte.
Mia et Sebastian au "Lighthouse Cafe"
Ils conviennent d'aller au cinéma ensemble, voir La Fureur de vivre, et Mia plaque son fiancé pour rejoindre Sebastian. La projection est abrégée suite à un pépin technique mais ils finissent la soirée à l'Observatoire Griffith (un des décors emblématiques du long métrage) où ils s'embrassent pour la première fois.
Keith (John Legend)
Encouragée par Sebastian, Mia entreprend d'écrire un one-woman show tandis qu'il décroche une place de pianiste au "Lighthouse Cafe". C'est là qu'il croise une vieille connaissance en la personne de Keith, chanteur et musicien à succès, avec qui il accepte, pour l'argent, de partir en tournée. Les absences prolongées de Sebastian minent Mia jusqu'à ce qu'une dispute éclate entre eux lors d'un dîner où il lui reproche de l'avoir aimé quand il galérait parce que cela la rassurait. Leur rupture est consommée quelques jours plus tard où, retenu pour une séance photo avec le groupe de Keith, Sebastian arrive après la fin de la première sur scène de Mia, qui s'est produite devant une salle quasiment vide.
Et si ça s'était passé autrement...
La jeune femme, écoeurée, rentre chez elle, auprès de ses parents, à Boulder City, mais Sebastian part l'y rechercher après avoir reçu un appel d'une directrice de casting. Elle se laisse convaincre de saisir cette audition de la dernière chance où elle donne tout ce qu'elle a...
Chacun de son côté...
Cinq ans passent : Mia est devenue une actrice célèbre, mariée et mère de famille ; Sebastian a ouvert son club. Un soir qu'elle sort avec son époux, David, Mia entre avec lui dans le restaurant tenu par Sebastian : en la remarquant dans la salle, alors qu'il s'installe au piano, il imagine quelle aurait été leur vie commune. Puis elle repart après avoir échangé un dernier regard et un ultime sourire avec son ancien amant.
Je ne vais pas faire durer le suspense : La La Land reste bien le chef d'oeuvre encensé par la majorité de la presse et un large public.
A présent, pourquoi reste-il si bon ?
Damien Chazelle l'a expliqué dans une interview (publiée dans "Paris Match") : "on ne peut pas faire un film sur Los Angeles sans avoir en tête que c'est la cité des rêves, mais où beaucoup ne se réalisent pas. L'air y est empli de tous ces livres jamais écrits, de ces chansons qui n'ont pas vu le jour, de films jamais tournés." Et donc : "mes héros ne pouvaient pas tout gagner !"
Mais le jeune cinéaste (rappelons quand même que ce prodige n'a que 34 ans !) a par contre remarquablement réussi son film en forme de défi - face au refus des studios, face au "déclinisme" ambiant.
Cette réflexion, aussi belle et amère que l'amour peut l'être, sur le succès est explorée dans plusieurs scènes de La La Land à travers des moments aussi humiliants pour Mia et Sebastian que ceux traversés par le héros de son précédent opus, le batteur de Whiplash : des castings cruels pour elle, des prestations minables dans des restos ou des réceptions pour lui. Ce sont donc d'abord leurs échecs qui provoquent la rencontre et la passion amoureuse entre ces deux jeunes rêveurs, qui vont ensuite s'encourager mutuellement - lui pour qu'elle s'écrive un rôle au lieu d'en attendre un à sa hauteur, elle pour qu'il croit en son projet d'ouvrir un club de jazz où il jouera cette musique qu'il adore.
Mais la solidarité qu'ils partagent pour leurs désirs professionnels va aussi révéler et précipiter ce qu'ils exigent de sacrifices sur le plan sentimental. Lorsque Sebastian accepte de jouer dans un groupe de soul-pop (mené par John Legend, évidemment parfait dans son propre personnage) pour l'argent (même s'il doit lui servir justement à financer son futur club), Mia déplorera qu'il brade ainsi son talent et son exigence. Sebastian lui rétorquera cruellement qu'elle l'aimait davantage quand il galérait comme elle, oubliant ensuite d'assister à la première du spectacle de la jeune femme, qui s'est produite devant une salle presque vide. Aussi blessée que vaincue, elle quittera L.A. pour rentrer chez elle, son vrai "chez moi", dans son patelin de Boulder City, auprès de ses parents, loin des désillusions de Hollywood et de son couple.
En allant la rechercher, Sebastian cherche évidemment autant à se racheter qu'à l'empêcher de passer à côté d'une miraculeuse opportunité professionnelle avec une audition déterminante. Mais, déjà, le sort en est jeté : il restera absent, sur les routes pour une tournée ; elle partira en France pour plusieurs mois répéter et jouer dans un film.
Lorsqu'ils se recroiseront cinq ans plus tard, Mia comme Sebastian ont accompli leurs rêves professionnels, mais au prix de leur amour. Cela en valait-il la peine ? A son piano pour lui, dans la salle du club pour elle, ils imaginent leur vie commune si les choses avaient tourné différemment et cette existence parallèle, fantasmée, inspire au spectateur comme aux héros le même regret tout en permettant de ne pas les quitter, en sortant de la salle (de cette bulle renvoyant à l'expression "to live in La La Land"), sur une note trop triste.
Et on en revient au rêve car fantasmer suffit finalement à les (et à nous) rendre heureux : c'est ainsi qu'ils ont été les plus gais, amoureux, au temps où tout était possible, et c'est en se souvenant de ces moments passés qu'ils le resteront, malgré les regrets.
Chazelle réussit à émouvoir ainsi parce qu'il ancre son récit, ponctué de superbes numéros musicaux dansés et chantés sans jamais verser dans la performance mais en privilégiant le naturel, dans des décors réels (à l'exception, logique, de la séquence onirique finale). Tout en nous entraînant dans la fantaisie colorée et les artifices du pur musical, nous restons comme Mia et Sebastian dans un monde où lieux et sentiments existent, avec vérité.
Entre les références assumées par le cinéaste lui-même (Jacques Demy au premier rang) et celles citées par les critiques et les spectateurs les plus cinéphiles (Vincente Minnelli, Stanley Donen et Gene Kelly), La La Land évoque, je trouve, surtout, par la fluidité virtuose de ses mouvements de caméra et ses plans -séquences magnifiques (où on peut suivre les héros quitter une fête, dialoguer, chanter, danser et se quitter, sans coupure, comme dans cette scène fantastique sur Ferndell Trail, tournée durant "l'heure magique", dans un crépuscule au ciel rosé), à Max Ophüls. Avec ce maître, Chazelle partage une philosophie - "le bonheur n'est pas gai", dixit Maupassant dans Le Plaisir - et un sens du mouvement qui traduit les élans et les tourments de ses personnages.
Cette alternance entre glamour (les couleurs éclatantes saisies par la photo de Linus Sandgren, le format Scope) et émotion (captée en se concentrant sur le couple), entre beauté et sensibilité, est formidablement exprimée par les deux comédiens principaux, dont la complémentarité et la complicité fait des étincelles (comme si Crazy, Stupid Love et Gangster Squad n'avaient été qu'un échauffement) : Emma Stone rayonne et prouve qu'elle possède une expressivité renversante en plus d'avoir un charme à la fois mutin et bouleversant, tandis que Ryan Gosling révèle derrière une apparente impassibilité et une classe incomparable des nuances incroyables. La sincérité de leur prestation permet sans peine de croire à leur amour digne des grands couples romantiques.
La La Land dépasse l'hommage rétro car Damien Chazelle remixe la romance et le musical en réécrivant les règles de ces deux genres, capable aussi bien d'enchaîner des morceaux de bravoure que de s'en priver pendant toute la dernière partie avant de dégainer une "Audition" magique puis une rêverie enchanteresse et poignante.
C'est avec ce plaisir rare et donc précieux d'avoir assisté à un spectacle aussi euphorisant que mélancolique, également ressentis, qu'on salue les artistes : cette réussite, c'est la signature des chefs d'oeuvre.
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