Le cliffhanger du précédent épisode était un tel coup de théâtre qu'on se demandait bien ce que nous réservait Jeff Lemire. Mais le scénariste, s'il promet souvent beaucoup, a assez de talent et d'imagination (et visiblement un plan bien dressé), pour ne jamais décevoir. Avec Dean Ormston, il suspend donc le temps ce mois-ci, histoire de nous fournir quelques explications. Mais avec encore des surprises à la clé !
Il y a dix ans, Lucy Weber s'était jurée, après la disparition subite des super-héros lors de leur victoire contre l'Anti-Dieu, de tous les retrouver. Mais sans savoir ni quand ni comment. Jusqu'au jour où elle reçut un appel téléphonique du Dr. Edwin Triggs, un ami de son père, au Soudan, où il venait de découvrir une sonde du colonel Randall Weird.
Soumise à l'examen du Dr. James Robinson (l'ex-Dr. Star), Lucy découvrit que la sonde avait traversé un passage inter-dimensionnel : la Para-Zone. Or Robinson l'avait exploré avec le colonel Weird et apprit que c'était là la source de ses pouvoirs cosmiques.
Trop âgé désormais pour reproduire cette aventure, Robinson entraîna Lucy pendant six mois avant qu'elle ne s'engouffre dans cet entre-monde. Une fois à l'intérieur, elle découvrit le vaisseau du colonel Weird et la cabine des horreurs de Mme Dragonfly. En pénétrant dans le premier, elle tomba sur les caissons dans lesquels reposaient en animation suspendue les super-héros... Avant que Dragonfly ne la surprit et efface ses souvenirs.
Depuis dix ans donc, l'équipe croyait grâce à un puissant sortilège vivre en captivité dans la ferme de Rockwood. Mais la situation dégénérait car les habitants de cette bourgade imaginaire développaient leur autonomie, compromettant le sort lancé par Mme Dragonfly. En voulant s'en échapper, le père de Lucy, le Black Hammer originel, fut désintégré dans la Para-Zone, sans protection suffisante.
Ces révélations déchirent les héros : Abe et Barbalien sont accablés par la perte de leurs amours, Tammy et le prêtre Quinn ; Gail en veut mortellement à la sorcière pour leur avoir mentis. Lucy est la seule à comprendre que s'ils ne doivent pas rentrer sur Terre, c'est pour éviter que l'Anti-Dieu y revienne aussi. Mais le colonel Weird en a décidé autrement, convaincu que leur retour est nécessaire, quitte à tous les damner !
Pour renverser totalement le cours d'un récit, il faut que le twist soit non seulement bien amené, préparé, mais surtout solide, sinon il ne fera que l'effet d'un pétard mouillé et condamnera la suite des événements à compenser (sans y parvenir la plupart du temps). C'est ce que beaucoup de téléspectateurs fans de séries appellent le "syndrome Lost" en référence à la série de Damon Lindelof, Jeff Lieber et J.J. Abrams (où la conclusion révélait que tous les personnages étaient morts et séjournaient dans une sorte de paradis mièvre).
J'imagine que ce syndrome, tous les auteurs de séries (télé, comics, etc), depuis, s'en méfient et réfléchissenet à deux fois avant de s'engager dans un virage narratif radical qui peut impressionner le lecteur comme le mortifier.
Aussi, quand dans le quatrième épisode, le mois dernier, de Black Hammer : Age of Doom, Jeff Lemire dévoilait la véritable situation des protagonistes de la série depuis dix ans, déjouant tous les scénarios des fans, l'instant d'après, ces mêmes fans se demandaient comment le scénariste allait expliquer cela. Et surtout si ses explications seraient convaincantes.
Elles le sont, et mieux encore, elles ouvrent la porte sur une suite extrêmement excitante. Mais avant d'aller plus loin, examinons en quoi Lemire a réussi son coup. On se doutait que Mme Dragonfly n'était pas très claire depuis un bon moment, qu'elle poursuivait son propre agenda. Le colonel Weird suivait également un plan secret et encore plus cryptique, vu sa santé mentale (le poussant à tuer son fidèle robot, Talky). Leur complicité augurait d'un rebondissement mémorable.
La révélation de leur machination commune est passionnante quand elle est déchiffrée car elle a été orchestrée avec les meilleures intentions, à défaut de l'avoir été avec la meilleure méthode (après tout, ils ont décidé unilatéralement de duper leurs compagnons pendant dix ans). Il est astucieux de faire reposer cette manoeuvre sur une question d'équilibre qui est l'ambition même du récit : en vérité, ici, Mme Dragonfly, le colonel Weird et Lucy Weber ont déduit que l'éloignement des héros empêcherait aussi leur pire ennemi, l'Anti-Dieu, de menacer à nouveau la Terre, suivant un enseignement des créateurs du Black Hammer. Tout ça se tient.
Mais tout cela a un prix exorbitant. En créant un monde factice pour faire croire à leurs amis que leur vie continuait malgré tout, et en les en extirpant désormais, un gouffre terrible s'ouvre sous leurs pieds : Abe n'arrive pas à croire (à admettre, à supporter) qu'il ne reverra jamais Tammy Trueheart (ni même qu'elle ait jamais existé), Barbalien est médusé et bouleversé par la perte du père Quinn, Gail réagit avec colère pour ces années perdues. Lucy est la seule à comprendre, sinon à accepter ce qu'ont commis Weird et Dragonfly, même si apprendre la véritable raison de la mort de son père l'ébranle également. Et, quand, dans un dernier mouvement, imprévisible, Weird annonce qu'il va les renvoyer sur Terre, brisant la promesse faite à Dragonfly, les exposant tous à un terrible danger (la réapparition de l'Anti-Dieu), Lemire bouleverse à nouveau tous les pronostics.
Dean Ormston, artiste au style atypique pour une série super-héroïque, illustre parfaitement ce genre de chapitre de transition. Son trait hésitant, ses proportions inégales, ses influences (Mignola en tête - la série n'est pas publiée chez Dark Horse pour rien), servent avec à propos le flot d'émotions qui submerge les personnages - et le lecteur.
Ce qui ravit surtout, c'est que le dessinateur n'a pas besoin d'en rajouter : il sait que le script dont il dispose est si impeccablement construit et rédigé suffit à procurer les effets nécessaires. En quelque sorte, "il n'y a plus qu'à" mettre cela en image. Sauf que, évidemment, ce n'est pas si simple et Ormston a à coeur de souligner subtilement l'énormité de la situation sans pour autant chercher à en mettre plein la vue. Il ne s'autorise qu'une double-page, tout aussi explicative, avec le colonel Weird. Le découpage, très sage, est en vérité stricte, appuyant ainsi au maximum la définition des sentiments des acteurs de ce huis-clos. L'abattement, la sidération, la colère, la compréhension, le chagrin, la culpabilité sont intensément retranscrits grâce à la sobriété d'Ormston.
Cette série est vraiment un régal et une merveille : on la suit avec un appétit constant et toujours éblouis par son audace.
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