A force de tourner autour sans me résoudre à lire ses ouvrages, Amélie Nothomb, la plus célèbre des graphomanes belges, a fini par avoir raison de mes hésitations et réserves à son endroit. Il faut avouer qu'elle ne manque pas de verve, cette excentrique lettrée, qui, avec la régularité d'une horloge suisse, sort un roman par an, lors de la rentrée littéraire, et transforme imparablement son effort en succès de librairie - grâce aussi à ses passages à la télé où elle est, il est vrai, l'archétype de la "bonne cliente", spirituelle et complice.
Mais c'est justement pour cela que je m'en méfiais : cette aisance redoutable ne cachait-elle pas une littérature superficielle ? Il me fallait vérifier et c'est désormais fait. Mon choix, pour débuter, s'est porté sur ce roman de 2015, qui est ouvertement inspiré d'une merveille d'Oscar Wilde (j'y reviens plus loin).
Je ne suis pas un lecteur pressé ni rapide, mais il ne m'a fallu que deux heures pour avaler ces 130 pages dans lesquelles on découvre le Comte Neville, aristocrate belge désargenté qui doit se résoudre à vendre son château. Mais, avant cela, il va y donner une fête, comme chaque année, histoire de partir en beauté.
C'est que Neville est un hôte remarquable, capable de transformer une réception en moment de grâce et il compte bien honorer jusqu'au bout sa réputation. Soutenu par sa femme, Alexandra, plus jeune que lui, et ses trois enfants, Oreste, Electre et Sérieuse, Neville va tirer sa révérence en se promettant d'éblouir ses invités.
Mais c'était sans compté un rebondissement troublant : Sérieuse, sa benjamine, fugue une nuit et une diseuse de bonne aventure la récupère puis prévient son père. Elle lui prédit alors qu'il commettra un crime lors de sa garden-party !
Le Comte refuse de croire à cette augure mais cela le hante, au point de le rendre insomniaque. Il cherche alors une victime à occire sans que cela nuise à son rang, ni n'éclabousse sa famille - hélas ! pas une cible ne convient.
Nouvelle péripétie : Sérieuse, qui depuis quelque temps semble éteinte, indifférente aux autres comme à elle-même, a deviné le tourment de son père et lui demande de la tuer. Cela les soulagera tous les deux : elle parce qu'elle en a assez de vivre sans plaisir, lui pour accomplir la prédiction. Les arguments qu'elle soutient pour le convaincre ont raison de Neville. Mais le jour dit, rien (évidemment) ne se passera comme prévu...
Oscar Wilde avait signé une nouvelle, Le Crime de Lord Arthur Savile, que je découvris, adolescent, grâce à une de mes cousines, grande lectrice. Une pépite irrésistible où le héros, sur le point de se marier, rencontre un chiromancien le prévenant qu'il commettra un meurtre avant ses noces. Après plusieurs tentatives ratées, Savile croise le médium sur un pont un soir et le jette à l'eau. La police conclut à un suicide et notre gentleman peut enfin se marier.
Amélie Nothomb reprend donc, quasiment à l'identique, le motif initial pour lancer son récit, mais l'enrichit en faisant du Comte Neville un aristocrate déchu dont la victime idéale sera une de ses propres filles. L'auteur y déploie ses petits plaisirs, familiers même pour ceux qui ne la lisent pas (puisqu'elle les évoque en interview), comme le choix de prénoms improbables mais inspirés d'illustres références littéraires - Oreste et Electre - tout en en plaisantant - "Vous avez appelé votre fille Sérieuse ? Ce n'est pas sérieux !".
Cet humour à la fois spirituel et cocasse sert superbement un récit volontiers absurde mais pourtant tendu par une logique implacable. Le roman navigue entre plusieurs genres, habilement conjugués, et le lecteur a droit à la fois à un sorte de conte gothique, une comédie dramatique, une série noire, une étude de moeurs sur la bourgeoisie décadente.
Amélie Nothomb est cultivée (en plus d'écrire en permanence - elle a souvent répété ne publier qu'un fragment dérisoire de sa production, n'offrant aux lecteurs que ce qu'elle considérait comme le meilleur fruit de son imagination - , elle lit et relit abondamment) mais sans prétention : ainsi cite-t-elle Stendhal (son auteur favori), Bernanos, et les tragédies grecques comme ça, en passant. Cette légèreté est élégante, jamais écrasante pour le lecteur qui ne connaîtrait pas ces écrivains.
Mais c'est, en l'occurrence, surtout la loufoquerie du projet qui charme : cette noblesse désargentée, pour qui les apparences comptent plus que tout, Nothomb en est issue (son père était un diplomate, longtemps en poste au Japon, pays qui lui a inspiré plusieurs de ses best-sellers) et elle en parle avec une fantaisie irrésistible teintée de nostalgie (Neville déplore, au fond, moins la perte de son domaine que la fin d'une époque et de ses usages : ce n'est pas un mondain pathétique mais quelqu'un d'attaché à des valeurs certes désuètes mais illustrant une communauté en voie d'extinction).
La brièveté du texte l'apparente à une nouvelle, comme celle de Wilde justement. Avec une concision remarquable et des parti-pris nets (pas de descriptions encombrantes - qu'il s'agisse de l'aspect des personnages ou des décors), Nothomb mise l'essentiel sur son art des dialogues, qui évite le mot d'auteur mais dont le côté pince-sans-rire est jubilatoire, et son sens du rythme (des chapitres courts, nerveux, qui vont crescendo jusqu'à la chute - à double sens... - malicieuse à souhait).
D'aucuns trouveraient cela frustrant, trop court, trop peu, mais c'est précisément sa qualité d'épure qui rend Le Crime du Comte Neville parfait : ce petit livre vous prend et ne vous lâche, littéralement, plus. N'est-ce pas le summum de l'efficacité ?
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