jeudi 30 juin 2016

Critique 936 : LA FEMME DU MAGICIEN, de Jerome Charyn et François Boucq


LA FEMME DU MAGICIEN est un récit complet écrit par Jerome Charyn et dessiné par François Boucq, publié en 1986 par Casterman.
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Saratoga Springs, 1956. Rita Wednesday est une fillette fascinée par Edmond Carteret, chez qui elle vit en compagnie de sa mère, qui est aussi l'amante et la partenaire sur scène de ce prodigieux magicien. Mais c'est aussi un homme manipulateur, volontiers odieux et ambitieux.
Ainsi suit-on ce trio lors de leurs représentations à Moscou en 1960, à Paris en 1962, au Caire en 1963. Rita grandit et sa beauté attire de plus en plus Edmond qui inflige à la mère de celle qu'il convoite des numéros souvent humiliants sur scène, avant de la reléguer dans les coulisses comme habilleuse.
La situation bascule en deux temps : d'abord, à Londres en 63, quand alors qu'il veut transformer Rita en agneau, elle se change en lycanthrope, puis à Munich en 67 où la mère de la jeune femme est trouvée morte dans sa chambre d'hôtel. Rita accuse Edmond de l'avoir tuée en usant de sa magie et le quitte.
Résidant à New York en 1968, où elle travaille comme serveuse dans un diner minable, Rita est toujours hantée par Edmond qu'elle croit retrouver à Central Park. C'est aussi là qu'est commis une série de meurtres particulièrement horribles sur laquelle enquête l'inspecteur Velvet Verbone...

Première des trois collaborations (avant Bouche du diable et Little tulip) entre le romancier américain Jerome Charyn (Marilyn la dingue) et le dessinateur François Boucq, La femme du magicien est un album qui a fait date : ce fut le premier récit complet de l'artiste, jusqu'ici spécialisé dans de courtes histoires à l'humour délirant, et le premier script pour une bande dessinée de l'auteur de polars de New York. Je l'avais découvert à l'époque de sa parution et ce fut un choc. Trente ans, même s'il a un peu vieilli et perdu de sa force initiale, cet opus conserve une singularité étonnante.

Les relations entre Charyn et Boucq furent orageuses, la collision entre deux caractères bien trempés, ce qui explique leurs rares productions communes. Pourtant, le romancier a su tirer le meilleur de l'artiste en lui fournissant à chaque fois un matériau propre à stimuler son extravagance graphique sans sombrer dans la complaisance (comme quand il a mis en images les histoires vite vulgaires de Jodorowsky - la série Bouncer - ou sans grande originalité de Yves Sente - la série Le Janitor).

Ce qui subsiste de cette expérience inaugurale, c'est la volonté affichée de proposer un récit adulte et déroutant, échappant aux clichés tout en assumant ses références (on pense à Mandrake de Lee Falk, pour les prodigieux pouvoirs magiques de Edmond Carteret, et à Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay, pour l'ambiance onirique et l'enfance de Rita).

Découpé en quatre chapitres, l'histoire est dans un premier temps dominée par la présence dérangeante d'Edmond, illusionniste tout-puissant qui plie la réalité selon sa volonté et n'hésite donc pas à infliger des humiliations à la mère de Rita tout en convoitant la jeune fille, voulant se l'approprier en la débaptisant (il l'appelle "Missy"). 

Ensuite, le rapport de forces se renverse : avec la mort de sa mère, Rita, devenue une jeune femme, accuse Edmond et le quitte, traversant alors l'existence en solitaire, affrontant de nouvelles formes de brimades (les moqueries de ses deux collègues serveuses, le harcèlement d'un voyou) mais aussi bénéficiant de la protection d'un vétéran du Vietnam mutilé et de la bienveillance inattendue d'un inspecteur de police qui semble avoir percé ses secrets.

Enfin, Rita revient sur les lieux de son enfance et retrouve vraiment Edmond, cette fois dans une position pathétique : elle comprend qu'elle est celle grâce à qui il peut déployer sa magie dans toute sa puissance, il dépend donc d'elle et elle choisit de le sauver. Le dénouement aboutit à un déploiement d'images fantasmagoriques que le lecteur peut diversement interpréter (est-ce un songe ? La réalité ? Une ultime illusion ?) : dans les flammes de la maison de Saratoga reconvertie en pension de retraités inquiétante dirigée par une énigmatique femme à l'ascendant évident sur le magicien déchu périssent à la fois les rancoeurs, les peurs et renaît l'espoir.

Visuellement, alors âgé de trente ans, Boucq affiche déjà de prodigieuses dispositions, même si son dessin n'est pas encore arrivé à maturité. On le remarque à quelques erreurs de perspective inhabituelles, à un découpage plus sage : défauts mineurs mais depuis surmontés.

L'encrage à la plume aboutit à un trait fin qui met en valeur l'abondance de détails propres à cet artiste : il campe des personnages aux physionomies immédiatement mémorables et qui traduisent leur complexité, dans des décors démesurés où règne une ambiance fantastique, parfois malsaine, constamment angoissant.

Boucq semble s'être aussi amusé à donner à Edmond les traits de Hergé, dans une version démoniaque, avec des yeux rouges inoubliables, tandis que Velvet Verbone ressemble à une version de Hercule Poirot, le célèbre détective imaginé par Agatha Christie.

La femme du magicien est une oeuvre intense, vénéneuse, le fruit des efforts de deux créateurs dont les conflits semblent en vérité les pousser à donner le meilleur d'eux-mêmes.       

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