INVISIBLE est un roman écrit par Paul Auster, traduit en français par Christine Le Boeuf, publié en 2010 par Actes Sud.
Printemps 1967, à New York. Adam Walker a 20 ans et étudie les Lettres à l'université de Columbia. Invité à une soirée où il doit participer à des lectures de poésie, il fait la connaissance d'un couple, Rudolf Born, un charismatique franco-allemand de 35 ans, et Margot Jouffroy, sa séduisante compagne française de 30 ans, et sympathise avec eux. Born enseigne la politique dans le cadre de la "School of International Affairs" et, venant d'hériter, propose à Adam de fonder une revue avec lui. Le projet est aussi prometteur qu'inattendu même si le jeune homme se méfie de ce mécène aux idées radicales et au tempérament volontiers ambigu puisqu'il lui suggère même de devenir l'amant de Margot. Cette liaison, éphémère, se réalisera pourtant durant une absence de Rudolf, qui, à son retour, l'apprendra vite. Après s'être rendu à Paris, il révèle à Adam qu'il va épouser une autre femme et a rompu avec Margot, repartie en France. Une nuit, alors qu'ils se promènent en ville, les deux hommes sont agressés par un jeune afro-américain qui veut leur argent. Rudolf le tue avec le couteau à cran d'arrêt qu'il a toujours sur lui et, tandis que Adam, horrifié, va prévenir les secours, cache le corps et disparaît
Eté 1967. Encore traumatisé par cette nuit, Adam partage son appartement d'étudiant avec sa soeur Gwyn, qui vient poursuivre ses études à New York. Un soir qu'ils dînent en souvenir de leur jeune frère, Andy, tragiquement décédé en se noyant à l'âge de sept ans, Gwyn, bouleversé, et Adam, venu la réconforter, font l'amour. Ils consomment cette passion incestueuse durant un mois entier, au terme duquel le jeune homme a prévu de partir étudier à Paris.
Automne 1967. Adam, seul à Paris, se consacrant laborieusement à la poésie, renoue avec Margot. Rudolf le retrouve et lui présente ses future épouse, Hélène Juin, et belle-fille, Cécile - qui tombe immédiatement sous le charme du bel américain. Celui-ci conçoit alors le projet risqué et compliqué de faire payer son crime à Born en empêchant son mariage...
2007. Adam, atteint d'une leucémie, est condamné et reprend contact avec Jim Freeman, ancien camarade de fac, devenu un célèbre romancier, pour lui demander avis et conseils sur le début de rédaction de ses souvenirs de l'année 67. Walker meurt peu après et son ami doit alors décider du sort de ce manuscrit explosif...
J'avais commandé ce livre il y a maintenant quelques mois, alors que j'avais plongé dans la relecture et la rédaction de critiques d'autres romans de Paul Auster. Invisible faisait partie de ses oeuvres que je connaissais pas, publiée juste avant sa dernière fiction en date (Sunset Park, 2011), et dont le pitch m'intriguait beaucoup. Une fois le bouquin en ma possession, je ne l'entamais pourtant pas tout de suite, à la fois parce que d'autres auteurs me faisaient de l'oeil et aussi parce que, de manière inattendue, irrationnelle, je pressentais que l'expérience serait électrisante, "intense" (pour reprendre un adjectif employé plusieurs fois par le héros du récit, Adam Walker). Avec sa couverture noire que seules le nom de l'auteur, sa photo dans un petit médaillon et le titre en caractères rouge sang, il me faisait l'effet d'un curieux monolithe, comme dans 2001 : L'odyssée de l'espace, à la fois séduisant et dangereux. Une sensation qui, après lecture, s'est vérifiée...
Invisible est bien le roman le plus puissant de Paul Auster. Peut-être pas son meilleur, et je peux dire tout de suite pourquoi - un dénouement dont la forme métaphorique est évidente mais à la signification nébuleuse (à moins que son sens ne devienne clair plus tard, quand tout cela sera mieux assimilé, digéré) - mais dont la construction est vraiment virtuose, les audaces extraordinaires et leurs effets très durablement troublants, les personnages inoubliables, les situations vertigineuses. Dans la galaxie "Austerienne", Invisible est une planète à part, un astre noir, dérangeant, et envoûtant. La maquette conçue par Actes Sud est appropriée, transformant effectivement le livre en une sorte de brique d'ébène, une boîte de Pandore romanesque.
Le résumé que j'en ai tiré ne traduit pas véritablement la structure magnifiquement élaborée de l'histoire puisque celle-ci se compose de quatre chapitres et qu'à partir du deuxième on lit en fait les Mémoires d'Adam Walker, la relation des événements traversés par lui durant le printemps, l'été et l'automne 1967, quand Jim Freeman en reçoit le manuscrit quarante après.
Mais surtout, dans le dernier acte, un coup de théâtre génial intervient, modifiant profondément à la fois ce qu'on a lu mais surtout la notion même de perception d'une oeuvre écrite. Jim Freeman révèle en effet (pour des raisons que je ne dévoilerai pas là mais qui sont cependant faciles à deviner) qu'en choisissant d'achever la mise en forme du texte de Adam Walker il a, en accord avec une des personnes citées dans ce récit, modifié tous les noms, y compris le sien, transformant ainsi une autobiographie en biographie romancée ou en fiction inspirée de faits réels. Ainsi comprend-on une des nombreuses interprétations du titre Invisible : la vérité dissimulée, les faits sélectionnés, la liberté permise d'y croire ou non (partiellement ou entièrement) et, par conséquent, le doute induit sur les confessions de celui qui a été rebaptisé pour l'occasion Adam Walker.
Certains événements de 1967 sont-ils alors à prendre au pied de la lettre ? Ou sont-ce, quelquefois du moins, les délires d'un homme malade et agonisant quarante ans après, des visions exagérées, déformées, de perturbants fantasmes ? Bien entendu, Jim Freeman l'ignore, et Paul Auster se garde bien d'éclaircir ces interrogations. Si on choisit d'accepter tout cela, les trois saisons traversées par "Adam Walker" sont trois actes d'une pièce dans laquelle Thanatos, Eros et Vindicta animent les protagonistes dans une ronde infernale. Si on choisit d'en douter, comme semblent l'indiquer plusieurs éléments (la fulgurance des situations, l'exacerbation des sentiments et des sens, la rapidité avec laquelle s'enchaînent les faits, leur relation 40 ans après par un homme dont la santé déclinante autorise à se méfier de ce qu'il balance, ou enfin que ce soit "Jim Freeman" - freeman qui veut dire "homme libre", comme libre de tout réinventer, ou en tout cas d'arranger de façon plus commode - qui assemble, corrige, retouche le texte initial de "Adam Walker" - là encore une identité pleine de sous-entendus : Adam comme le premier homme, Walker comme "le marcheur", celui qui avance mais aussi qui fait marcher le lecteur, qui lui raconte des salades ?), si on choisit donc le doute, cela reste aussi dérangeant, trouble, y compris quand in fine c'est à Cécile Juin qu'on doit l'épilogue de toute l'histoire (épilogue hallucinant là encore, à la fois cauchemardesque et absurde, fou et grotesque).
"Ses paroles en elles-mêmes avaient un ton plutôt joueur, désarmant, mais il y avait dans les yeux de Born quand il les prononça une lueur froide et détachée, et je ne pus me défendre de l’impression qu’il me mettait à l’épreuve, qu’il me narguait, pour des raisons qui m’étaient totalement incompréhensibles."
Tous les acteurs de Invisible participent du caractère équivoque suggéré par le titre du roman, donnant à voir des personnalités très fortes et incarnées comme rarement dans l'oeuvre de Auster - sur ce dernier point, c'est son livre le plus sensuel, le plus sexuel même, explorant ces dimensions de manière très franche et pour éprouver le lecteur sur les principes de l'infidélité, de la jalousie, de l'inceste, de la passion. Comme souvent, l'auteur a recours à un double qui apparaît d'abord dans sa jeunesse, assez innocente (même si on découvre vite que Adam Walker a fait des choses déjà inhabituelles durant son enfance, que même le traumatisme lié à la mort prématurée de son frère ne saurait expliquer totalement) : doté d'un physique avantageux (tel que décrit par ceux qui l'ont connu, tel que celui de Auster lui-même en vérité), poète, traducteur, francophone/phile (comme Auster là encore), il voit son existence plusieurs fois basculer suite à des événements extravagants (la mort du frère donc, une nuit d'initiation sensuelle avec sa soeur, sa rencontre avec Rudolf et Margot, sa brève mais torride liaison avec Margot, l'amour charnel partagé avec sa soeur, sa vie de couple avec une afro-américaine - avec ce que cela suggère de difficultés dans un pays comme l'Amérique miné par les tensions communautaires - , sa reconversion comme avocat défendant les minorités. Tout cela renvoie à de précédents héros de Auster que la vie ne ménage pas mais permet de se transcender.
Somptueux "méchant" de cette histoire, Rudolf Born est un être pour lequel le romancier ne cache pas sa fascination. Il le met en scène tel un diable resurgissant sans cesse pour maudire le monde, exprimer sa pensée en d'abjectes vociférations, commettre des actes immondes sans les assumer ou en s'en vantant de manière tonitruante. A son côté dans un premier temps, Margot apparaît comme une jeune femme distante, indifférente, avant de muer en garde-fou pour Adam mais aussi en maîtresse sincèrement inquiète pour lui, devenant peut-être du coup sa négligence la plus malheureuse.
Le livre est remplie de femmes comme Auster sait en camper mais auxquelles il donne là une richesse psychologique et de la chair comme rarement (même si ce n'est pas un romancier qui bâcle ses héroïnes, les sacralise trop ou les réduit à des faire-valoir). La plus étourdissante est sans doute Gwyn, la soeur de Adam, elle aussi présentée comme une beauté exceptionnelle et un tempérament complexe, qui, en devenant l'amante de son frère, transforme le récit de leur inceste en une nouvelle sur l'amour païen, la passion taboue, qui hante durablement le lecteur. Les pages consacrées à cet "Eté" de 1967 sont parmi les plus incroyables que j'ai lues, non seulement chez Auster, mais de toute ma vie de lecteur.
Enfin, comme un contrepoint au portrait plus discret de Hélène Juin (un personnage en creux, intéressant plus pour ce qu'elle renvoie que pour ce qu'elle représente en fait), Cécile, en lumière à deux âges extrêmes de sa vie, est aussi un rôle fabuleux : la jeune fille intelligente et éprise de 1967 devenue une brillante chercheuse quinquagénaire en 2007, à qui revient la transcription, via son journal intime, de la dernière partie de l'histoire développe un ultime et spectaculaire rebondissement, qui semble à la fois confirmer toute la dimension maléfique de Rudolf Born (tel que le présentait déjà Adam) et résoudre un mystère secondaire par rapport à la trame principale (dans quelles circonstances le père de Cécile s'est-il retrouvé dans un coma dont il ne se réveilla jamais ?). La manière dont Auster explique cela, avec une subtilité qui renforce la monstruosité du personnage et de ses actes, est redoutable.
Cette intertextualité et ces enchâssements des récits, procédés fréquents chez l'auteur, aboutissant à des révélations souvent épouvantables, sont déployées ici avec un art qui confine au génie.
"De tous les jeunes inadaptés de notre petite bande, à l’université,
Walker était celui qui m’avait paru le plus prometteur,
et je considérais comme inévitable de commencer tôt au tard à entendre parler des livres
qu’il aurait écrits ou à lire quelque chose qu’il aurait publié dans un magazine
– poème ou roman, nouvelle ou article critique,
peut-être une traduction de l’un de ses chers poètes français."
Dans une interview à la radio, Paul Auster citait un reporter sportif, Red Smith : "Écrire, c'est simple : ouvrez vos veines, et saignez." et poursuivait en ces termes : "Essayons d'utiliser nos blessures pour rendre quelque chose à ce monde qui nous a tellement heurtés." Jamais, plus qu'ici, il n'a paru se faire saigner pour produire un récit si sensible, sensuel, charnel et noir - ces ténèbres, seules sans doute où tout peut disparaître, donc devenir vraiment invisible.
*
Ah, les livres de Auster restent pour moi de jouissifs stimulants pour imaginer qui pourrait jouer ses personnages si troubles, interpréter ses histoires si pénétrantes ! Voici donc mon fan-cast pour Invisible :
Jim Sturgess : Adam Walker
Daniel Brühl : Rudolf Born
Charlotte Le Bon : Margot
David Morse : James "Jim" Freeman
Ruth Negga : Rebecca Adams
Margaret Qualley : Gwyn Walker
Valérie Donzelli : Hélène Juin
Lucie Fagedet : Cécile Juin (1967)
Catherine Ringer : Cécile Juin (2007)
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