vendredi 3 juin 2016

Critique 909 : CARÊME - INTEGRALE, de Christophe Bec et Paolo Mottura


CARÊME : INTEGRALE rassemble en un seul volume (au format "pocket", de 19 x 26 cm) les trois tomes de la série, écrits par Christophe Bec et dessinés par Paolo Mottura, publiés par Les Humanoïdes Associés. 
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CARÊME : NUIT BLANCHE est le premier tome de la trilogie, publié en 2004 par Les Humanoïdes Associés.
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Vendeur itinérant d'aspirateur anti-acariens, alors qu'il souffre lui-même de nombreuses allergies, Martinien Fidèle s'arrête pour la nuit dans une auberge de montagne. Il y rencontre Aimé Carême, un obèse avec qui il se découvre vite une passion commune pour les récits d'épouvante.
Le lendemain matin, les deux hommes repartent ensemble et passent par Roohmire où Martinien cherche, en vain, à faire réparer un des phares de sa camionnette (brisé après avoir percuté un daim la veille). Puis ils s'engagent dans le tunnel des Montagnes Noires dont Aimé a entendu dire qu'il était maudit. La légende se vérifie avec un terrible carambolage dont les deux amis réchappent miraculeusement.
Un représentant de la compagnie qui exploite le tunnel les dédommage en leur offrant le voyage jusqu'à Lanmeurbourg à bord de l'express - un des rêves d'Aimé...
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CARÊME : CAUCHEMARS est le deuxième tome de la trilogie, publié en 2005 par Les Humanoïdes Associés.
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Martinien et Aimé arrivent à Lanmeurbourg, la capitale de l'Empire, où le premier obtient de l'assurance de la compagnie du tunnel des Montagnes Noires une énorme compensation financière pour la perte de sa camionnette et de ses articles.
Grâce à cet argent, Martinien offre à Aimé un mémorable gueuleton dans un grand restaurant. Mais au cours du dîner, Carême avoue à Fidèle qu'il ne lui reste plus que quelques mois à vivre. Ensemble, les deux amis décident donc de suivre une cure dans de luxueux thermes.
Ils y font la connaissance l'illustrateur Aristide Boulon, que Martinien décide de publier avant de rencontrer Isabelle Kölinsly, fille d'une célèbre adepte du spiritisme, qu'il demande en mariage.
Le premier livre édité par Martinien est un best-seller tandis que Aimé s'installe de son côté pour se consacrer à sa passion, la peinture...
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CARÊME : LEVIATHAN est le dernier tome de la trilogie, publié en 2006 par Les Humanoïdes Associés.
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Martinien devient un libraire et éditeur à succès mais aussi le témoin des tensions sociales entre l'Empire et les anarchistes. Lors d'une remise de prix, Aristide Boulon exprime publiquement son soutien aux opposants au régime, ce qui vaut une enquête des autorités à Fidèle.
Une bonne nouvelle arrive ensuite quand un américain propose de traduire le best-seller publié par Martinien, qui part pour la Nouvelle-York en compagnie de Aimé à bord d'un paquebot de croisière où le capitaine leur raconte des histoires fantastiques de marins - dont une pêche tragique contre le léviathan.
Sur le nouveau continent, les deux amis assistent, horrifiés, à un spectaculaire attentat commis par les anarchistes. Une répression terrible et une grave crise économique s'ensuivent, provoquant le déclin des affaires de Martinien. Son mariage n'y résiste pas.
Mais Aimé lui présente alors un jeune artiste, Frank Romutta, à qui ils confient les illustrations des récits du capitaine. Le succès du livre renfloue les caisses de Martinien, mais il ne pourra pas profiter de sa bonne fortune avec Aimé bien longtemps...

La bande dessinée repose, j'ai souvent insisté là-dessus dans mes critiques, sur un équilibre délicat entre un bon script et de bons dessins. Je ne souscris pas à la pensée de certains lecteurs qui favorisent le scénario aux images, pas plus que ceux qui se contentent de belles images sur un scénario faible. Il faut que ces deux éléments soient d'égale valeur : le texte doit inspirer le dessin, le dessin doit sublimer le texte.

C'est à ce problème qu'on fait face en lisant la trilogie imaginée par Christophe Bec, déjà compositeur d'une bibliographie fournie : il y propose une histoire prometteuse mais qui déçoit sur la longueur et que les dessins épatants de Paolo Mottura ne sauraient sauver.

Qu'est-ce qui ne fonctionne pas là-dedans ? Cela revient à s'interroger sur ce qui fait une bonne histoire. Il ne s'agit pas ici, pour moi, de donner une définition d'un récit digne de ce nom car chacun peut apprécier le contenu avec sa sensibilité propre. Par contre, on peut juger honnêtement, sinon objectivement, de la solidité de la construction d'un scénario : il faut pour cela des personnages bien caractérisés, une intrigue bien développée aux péripéties qui s'enchaînent avec fluidité, un dénouement qui sait combler le lecteur. Ces points-là procèdent d'une rigueur élémentaire, même si ce n'est jamais simple à produire.

Or, Bec manque cruellement de cette rigueur. On sent chez lui l'envie d'explorer un univers, des relations, des thèmes, de filer la métaphore, d'exprimer des points de vue. Mais le souci, c'est qu'il le fait trop maladroitement pour que l'ensemble résiste à la critique.

Carême est-il une histoire d'amitié ? Une variation sur les horreurs fictives et réelles ? Le poids du passé ? Les vertus de l'art ? Bien malin qui pourra le dire. C'est peut-être tout cela à la fois, mais alors le programme est si copieux qu'il nécessitait plus de rigueur encore une fois. Il eût mieux fallu ne choisir qu'un seul de ces motifs et l'explorer plutôt que de sombrer dans ce mélange dont tous les ingrédients se marient mal, n'amènent nulle part (ou pas assez clairement), et saturés de références et d'opinions mal digérées.

Par exemple, le cadre de cette trilogie est une dystopie, et ses protagonistes et décors évoquent fortement ceux des Cités obscures de Schuiten et Peeters, empruntent au courant "steampunk" rétro-futuriste. Mais ces influences desservent le récit pour n'en retenir que la puissance visuelle et pas la métaphore avec notre propre société. Le scénario se traîne pendant deux tomes en semant des indices qui ne sont jamais exploités de manière compréhensible (les visions traumatiques de Aimé) ou alors avec une lourdeur qui est de mauvais goût, assimilant maladroitement des anarchistes contre un système impérialiste et des terroristes fanatiques religieux lorsque dans le troisième acte on assiste à un attentat directement inspiré par celui du 11-Septembre.

Par ailleurs, glissées au milieu de scènes décompressées au possible (quatre pages à montrer Martinien et Aimé se promener en touristes à Lanmeurbourg) ou expédiées (la romance et le mariage, puis plus tard le divorce de Martinien et Isabella), Bec défend la culture des "illustrés" (c'est louable, mais dire du bien des bandes dessinées dans une BD relève d'une lapalissade), méprisée par l'intelligentsia (discours victimaire passablement agaçant)... Puis ensuite conspue les jeunes artistes qui méconnaissent leurs glorieux aînés et sont coupables d'être trop vite célébrés ! Le passéisme de ce discours et le mépris recuit de Bec sont en vérité fâcheux, flirtant avec l'intégrisme et la suffisance.

Enfin, l'amitié entre Martinien et Aimé qui sert de ciment à cette trilogie est mal racontée : lorsqu'on sait que Carême est condamné, la narration en voix-off tue toute émotion. Jamais ensuite on ne voit son état physique (ni même moral - le personnage étant résigné) se détériorer, ce qui n'est pas banal pour un mourant ! La scène finale où Martinien retrouve le chien de son ami donne même l'impression que c'est plus important pour lui d'avoir ce cabot que de dire "adieu" au disparu...

C'est un gâchis énorme parce que la lecture des planches de Paolo Mottura réserve, elle, des moments sidérants : voilà un artiste phénoménal, dont le trait rond et surtout la générosité esthétique méritait mieux que cette histoire mal fichue. 

Après un premier tome déjà prometteur, l'italien lâche les chevaux et nous gratifie de pleines et doubles pages impressionnantes, ponctuant des séquences plus sobres mais magnifiquement bien mises en scène, et surtout dotées d'une colorisation renversante. Ses compositions sont majestueuses, ses perspectives profondes, ses angles de vue radicaux. Ses personnages sont campés avec des physionomies très contrastées, à l'image du duo Martinien-Aimé. On peut juste déplorer de ne pas voir comment il traite les femmes, négligées dans ce récit, réduites à des silhouettes.

Attention donc : feuilleter cette Intégrale, c'est avoir sous les yeux un livre graphiquement bluffant, très séduisant, attirant. Mais, hélas ! sans une histoire à la hauteur. Dommage.     

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