L'OMBRE D'UN HOMME est un récit complet, inclus dans la série Les Cités Obscures, écrit par Benoît Peeters et dessiné par François Schuiten, publié en 1999 par Casterman.
*
Albert Chamisso est agent d'assurances représentant les Assurances Générales dans la ville de Blosseldsatd (anciennement appelée Brentano). C'est employé zélé et efficace comme en témoigne la façon dont il réussit à régler le litige opposant son client, le photographe du journal "La Lumière", Michel Ardan, et la propriétaire d'un grand magasin, Mme Bouchiney, dont il a brisé accidentellement la verrière de son toit.
Récemment marié à la belle Sarah, plus jeune que lui, Albert souffre pourtant de cauchemars récurrents, au cours desquels de mystérieuses mains le saisissent et le jettent hors de son lit, voire le défenestrent. Epuisé par ses mauvaises nuits, il perd son boulot et sa femme le quitte, excédée, après qu'il ait consulté le docteur Polydore Vincent, qui lui a prescrit un remède chimique, provoquant un effet secondaire étonnant : son ombre est désormais en couleurs.
Seul, Albert s'est désormais installé dans un appartement délabré des bas quartiers de la ville. Toujours au plus bas moralement, il veut engager des poursuites judiciaires contre les Assurances Générales, prêt à révéler leurs magouilles.
Mais, un jour, il remarque sa jolie voisine, en face de chez lui. Après avoir été retrouvé et photographié comme un phénomène de foire par Michel Ardan, Chamisso est abordé par Minna, qui lui propose de se produire sur scène ensemble, persuadée qu'avec son ombre en couleurs ils connaîtraient un grand succès. Elle a raison, mais bientôt, Albert découvre que son ombre est redevenue normale et redoute que sa nouvelle vie échoue...
Ce récit complet de 90 pages s'inscrit dans un plus vaste projet, débuté en 1978, par le scénariste et essayiste Benoît Peeters et le dessinateur François Schuiten : une collection d'albums de bandes dessinées appelée Les Cités Obscures. L'Ombre d'un homme en est le 7ème tome (après, entre autres, Les Murailles de Samaris, La Fièvre d'Urbicande, La Tour, Brüsel ou L'Enfant penchée).
L'univers de cette série appartient à ce qu'on peut qualifier de "rétro-futurisme", mélangeant donc des éléments narratifs et esthétiques de la littérature du XIXème siècle (comme les romans de Jules Verne) et des récits fantastiques et de science-fiction du XXème siècle, avec une dimension morale empruntée au contes et légendes.
Récemment, je vous ai parlé de Carême, par Christophe Bec et Paolo Mottura, qui découlait du même courant sans être une réussite. En vérité, les maîtres de ce genre, dans la BD franco-belge, sont le duo Schuiten-Peeters, comme le prouve cet album.
Ce récit étrange traite de manière décalée et subtile des rapports à l'image et à l'apparence, en quoi ils sont révélateurs de l'intégration sociale et traduisent de l'état moral d'un individu dès lors qu'il est investi d'une particularité inexplicable dans une société rationalisée à l'excès. La mésaventure d'Albert Chamisso n'est pas seulement celle d'un homme dont l'ombre se colore soudainement et inexplicablement (mystère qui ne sera jamais résolu), mais raconte comment ce qui lui arrive témoigne de son mal-être, provoque sa déchéance et lui fournit une seconde chance (professionnelle et sentimentale) inattendue.
Le scénario imaginé par Peeters réfléchit aussi sur le sens à donner à l'ombre et donc à la lumière : dès que le héros découvre sa spécificité et qu'il ne peut la cacher au monde qui l'entoure, embarrassant son entourage, donnant un prétexte à son épouse (qui ne l'aime pas - leur mariage a été arrangé) de le quitter et à son employeur de le remercier, il sombre littéralement - on pourrait même jouer sur les mots en disant qu'il "s'ombre" comme s'il plongeait dans de véritables ténèbres. Hier, citoyen intégré, agent modèle, mari traditionnel, il est ensuite banni : la métaphore est troublante, en devenant un homme à l'ombre en couleur, il est comme un homme de couleur dans une société qui ne tolère pas cela, non pas seulement parce que c'est une excentricité absurde, mais parce qu'il n'est plus pareil que les autres individus de Blossfeldstad (tous blancs aux ombres bien noires), cette cité qui a tout aussi bizarrement abandonné son premier nom (Brentano).
J'ai appris, après avoir lu cet album, qu'il avait été réédité en 2009, dix ans après son premier tirage donc, dans une version très remaniée par ses auteurs. Ce n'est pas la première fois que Schuiten et Peeters corrigent ainsi leurs albums, estimant non pas qu'ils doivent être refaits pour des considérations commerciales ou éditoriales (à la manière de ce que Hergé fit pour plusieurs épisodes de Tintin) mais parce qu'ils pensent a posteriori n'avoir pas réalisé une histoire assez aboutie narrativement et graphiquement. Je n'ai pas lu cette seconde version, comptant des pages supplémentaires, des textes additionnelles (notamment des récitatifs), mais aussi avec des planches supprimées, mais en l'état L'ombre d'un homme de 1999 est une réussite indéniable.
Le script donne une large part à l'image, les dialogues économes sont sobres et éloquents, les personnages sont caractérisés de manière très suggestive, crédibilisant le contexte de l'histoire. Visuellement, cela se traduit par des décors (avec de vertigineux gratte-ciels comme seul sait les designer Schuiten) et véhicules (les superbes hélioptères) extraordinaires, mais aussi par l'apparence vestimentaires très étudiée des personnages.
La fantaisie de l'intrigue est agrémentée d'une ambiance à la fois inquiétante (une ville oppressante, aux institutions écrasantes, et aux quartiers divisés entre les meublés bourgeois et les bas-fonds) et romantique (le héros doit son salut à l'amour d'une femme). La colorisation délicate de Schuiten, qui ressemble à celle produite par des crayons et des pastels, valorise les premiers comme seconds plans, l'architecture sophistiquée, et les transitions psychologiques des protagonistes (passant d'un état dépressif à une relation sensuelle), exaltant la poésie des situations (magnifique séquence du spectacle d'ombres de Albert et Minna). Le dessinateur s'amuse même à donner au héros, une fois rasé et les cheveux coupés, les traits de son scénariste.
Oeuvre magnifique et envoûtante, L'ombre d'un homme est un chapitre de grande qualité dans le projet passionnant des Cités obscures.
Ce récit étrange traite de manière décalée et subtile des rapports à l'image et à l'apparence, en quoi ils sont révélateurs de l'intégration sociale et traduisent de l'état moral d'un individu dès lors qu'il est investi d'une particularité inexplicable dans une société rationalisée à l'excès. La mésaventure d'Albert Chamisso n'est pas seulement celle d'un homme dont l'ombre se colore soudainement et inexplicablement (mystère qui ne sera jamais résolu), mais raconte comment ce qui lui arrive témoigne de son mal-être, provoque sa déchéance et lui fournit une seconde chance (professionnelle et sentimentale) inattendue.
Le scénario imaginé par Peeters réfléchit aussi sur le sens à donner à l'ombre et donc à la lumière : dès que le héros découvre sa spécificité et qu'il ne peut la cacher au monde qui l'entoure, embarrassant son entourage, donnant un prétexte à son épouse (qui ne l'aime pas - leur mariage a été arrangé) de le quitter et à son employeur de le remercier, il sombre littéralement - on pourrait même jouer sur les mots en disant qu'il "s'ombre" comme s'il plongeait dans de véritables ténèbres. Hier, citoyen intégré, agent modèle, mari traditionnel, il est ensuite banni : la métaphore est troublante, en devenant un homme à l'ombre en couleur, il est comme un homme de couleur dans une société qui ne tolère pas cela, non pas seulement parce que c'est une excentricité absurde, mais parce qu'il n'est plus pareil que les autres individus de Blossfeldstad (tous blancs aux ombres bien noires), cette cité qui a tout aussi bizarrement abandonné son premier nom (Brentano).
J'ai appris, après avoir lu cet album, qu'il avait été réédité en 2009, dix ans après son premier tirage donc, dans une version très remaniée par ses auteurs. Ce n'est pas la première fois que Schuiten et Peeters corrigent ainsi leurs albums, estimant non pas qu'ils doivent être refaits pour des considérations commerciales ou éditoriales (à la manière de ce que Hergé fit pour plusieurs épisodes de Tintin) mais parce qu'ils pensent a posteriori n'avoir pas réalisé une histoire assez aboutie narrativement et graphiquement. Je n'ai pas lu cette seconde version, comptant des pages supplémentaires, des textes additionnelles (notamment des récitatifs), mais aussi avec des planches supprimées, mais en l'état L'ombre d'un homme de 1999 est une réussite indéniable.
Le script donne une large part à l'image, les dialogues économes sont sobres et éloquents, les personnages sont caractérisés de manière très suggestive, crédibilisant le contexte de l'histoire. Visuellement, cela se traduit par des décors (avec de vertigineux gratte-ciels comme seul sait les designer Schuiten) et véhicules (les superbes hélioptères) extraordinaires, mais aussi par l'apparence vestimentaires très étudiée des personnages.
La fantaisie de l'intrigue est agrémentée d'une ambiance à la fois inquiétante (une ville oppressante, aux institutions écrasantes, et aux quartiers divisés entre les meublés bourgeois et les bas-fonds) et romantique (le héros doit son salut à l'amour d'une femme). La colorisation délicate de Schuiten, qui ressemble à celle produite par des crayons et des pastels, valorise les premiers comme seconds plans, l'architecture sophistiquée, et les transitions psychologiques des protagonistes (passant d'un état dépressif à une relation sensuelle), exaltant la poésie des situations (magnifique séquence du spectacle d'ombres de Albert et Minna). Le dessinateur s'amuse même à donner au héros, une fois rasé et les cheveux coupés, les traits de son scénariste.
Oeuvre magnifique et envoûtante, L'ombre d'un homme est un chapitre de grande qualité dans le projet passionnant des Cités obscures.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire