mercredi 15 juin 2016

Critique 920 : UNE AVENTURE DE SPIROU ET FANTASIO - FANTASIO SE MARIE, de Benoît Feroumont


UNE AVENTURE DE SPIROU ET FANTASIO : FANTASIO SE MARIE est un récit complet, écrit et dessiné par Benoît Feroumont, publié en 2016 par Dupuis.
Cette histoire appartient à la collection d'albums hors-série "Le Spirou de", dont elle représente le 9ème tome.
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De nos jour, à Bruxelles. Fantasio présente à son meilleur ami Spirou Clothide avec qui il va se marier. La jeune femme est la fille unique de Suzanne Gallantine, dont l'empire éditoriale compte les principaux titres de presse féminine. C'est alors qu'ils surprennent dans le bureau de la prêtresse de la mode une jeune femme en train de dérober un collier qui réussit à s'enfuir en les semant !
Habitant désormais seul dans la maison qu'il occupait auparavant avec Fantasio, Spirou reçoit rapidement la visite de leur amie, la reporter Seccotine, qui propose au groom de cohabiter sous le même toit et de partager de nouvelles aventures.
Ensemble, ils se lancent à la poursuite du collier volé à Suzanne Gallantine qui n'est en fait qu'une des trois parties d'un bijou spolié à une famille juive durant l'Occupation allemande en Belgique en 1942. Le deuxième segment doit être porté par la mannequin qui sera la mariée lors d'un défilé de mode.
Mais, malgré la vigilance de Spirou et Seccotine et la présence d'une policière, Carinne, par ailleurs peu ravie de devoir composer avec nos deux héros (car elle travaille secrètement pour Suzanne Gallantine), le deuxième collier est dérobé !
Spirou se souvient alors où il a déjà vu le troisième bijou - et pour cause : il est chez sa mère, Mme Van De Roode, avec laquelle il est brouillé depuis longtemps car elle a hérité sa fortune de biens retirés aux juifs.
Pour ne rien arranger à la situation, Fantasio a commis un double impair en demandant à la mère de Spirou de l'argent pour financer ses futures noces et a menti à ce sujet à Clothilde...

La pré-publication, ce Printemps, du Spirou de... Benoît Feroumont a constitué une des très bonnes surprises de ce début d'année 2016 et enrichit cette collection de récits complets, située hors de la continuité de la série classique, d'un bel ouvrage. Je dirai même qu'il s'agit là d'un des meilleurs tomes produits sur les huit déjà parus (Les géants pétrifiés de Yoann et Vehlmann, Les marais du temps de Frank Le Gall, Le tombeau des Champignac de Yann et Fabrice Tarrin, Le journal d'un ingénu d'Emile Bravo, Le groom vert-de-gris et La femme-léopard de Yann et Olivier Schwartz, Panique en Atlantique de Lewis Trondheim et Fabrice Parme, La grosse tête de Téhem et Makyo et Toldac).

Feroumont, qui produit l'excellente série Le Royaume (dont le retour est annoncé pour 2017), a naturellement choisi de confronter Spirou et Fantasio au beau sexe, mais pas pour érotiser les deux célèbres héros. Il s'agit plutôt de questionner la raison pour laquelle ils ont si peu rencontrée de femmes dans leurs aventures (en dehors du fait que la censure - officielle et interne à l'éditeur Dupuis - a longtemps empêché les créateurs) et d'observer ce que cela donnerait si une intrigue était développée à partir de cet élément.

Le titre de l'album est donc légèrement trompeur car en fait de mariage, celui de Fantasio en l'occurrence, cela sert surtout de prétexte, de subplot : les noces du complice de Spirou permettent surtout de situer le contexte du récit - le monde de la mode et de la presse féminine, et l'entreprise menée par trois femmes pour récupérer un de leurs biens.

A partir de là, Feroumont brode une aventure qui, en plus de 60 pages, entraîne Spirou et le lecteur dans un tourbillon de péripéties. Le rythme est très soutenu et l'histoire très solide, avec un zeste de fantastique surprenant mais bien intégré. C'est surtout, cependant, la référence à la comédie américaine classique que l'album doit sa saveur.

Libéré des contraintes avec lesquelles doivent composer les auteurs de la série-mère, Feroumont peut oser, quitte à défriser les puristes (qui, comme tous les puristes, flirtent avec une forme d'intégrisme, refusant toute espèce de changement, même dans le cadre d'un hors-série, qu'il soit narratif, constitutif ou graphique). En vérité, donc, et c'est, je trouve, rafraîchissant, c'est ce qui permet à Spirou de rester un héros vivant  et pas un personnage figé, reproduit ad nauseam par des copieurs soumis, on assiste moins à une "aventure de Spirou et Fantasio" qu'à une aventure de Spirou et Seccotine. Ce n'est pas étonnant de la part de Feroumont qui a toujours su brillamment mettre en avant les personnages féminins (l'héroïne du Royaume est Anne, son roman graphique Gisèle et Béatrice réfléchit malicieusement sur le harcèlement d'une jeune employée de bureau) d'animer la si craquante reporter créée par Franquin (quand bien même le maître ne sut jamais trop quoi en faire).

La dynamique de ce couple fournit des échanges irrésistibles, comme celui où d'entrée de jeu Seccotine débarque chez Spirou après le déménagement de Fantasio en lui déclarant, très enthousiaste : "Spirou, je veux être ta partenaire !!... Je veux vivre une aventure avec toi ! Qu'en dis-tu ?" Le double sens de cette proposition donne le ton à tout ce qui va suivre, au gré de scènes souvent hilarantes.

Le sommet réside sans doute dans la séquence du défilé de mode à la gare de Bruxelles où Seccotine réussit à se faire passer pour un mannequin et confie à Spirou le soin de surveiller Carinne dont la mine patibulaire et le comportement étrange dans le public ne laissent pas deviner qu'elle est policière (mais surtout à la solde de la peu recommandable future belle-mère de Fantasio). En la perdant de vue, le groom cherche ensuite à avertir sa partenaire et déambule dans les coulisses au milieu d'un essaim de top models.   
 

La gaucherie de Spirou est non seulement très drôle mais rappelle au lecteur sa jeunesse (comme l'avaient fait Emile Bravo dans Journal d'un ingénu ou, à un degré moindre, Lewis Trondheim et Fabrice Parme dans Panique en Atlantique - deux des sommets de la collection). En vérité, c'est un gamin rougissant parmi les femmes, gêné par cette intimité (il a littéralement des vapeurs lorsque Seccotine sort de sa salle de bains seulement vêtue d'une serviette de bain). On peut comprendre son émoi à chaque fois (qui ne serait pas dans tous ces états en pareilles circonstances, surtout s'agissant d'un ado ?), mais le spectacle qu'il offre est aussi amusant que touchant.

Feroumont n'en reste pas là d'ailleurs car le lecteur attentif rigolera aussi en voyant Doudoune, l'énorme matou de Seccotine, courir après l'écureuil Spip, non pas pour le chasser mais parce qu'il visiblement sous son charme.

Le dessin, tout en rondeurs et s'inscrivant dans une inspiration plus "hergéenne" que "franquinesque" (de l'aveur même de Feroumont), traduit magnifiquement tous les atouts du projet : les nombreux personnages féminins, dotés de psychologies bien taillées, sont admirablement campés, avec une variété impressionnante. 

Spirou, sous le crayon de l'artiste, ressemble à un petit gars énergique et dégageant une sympathie imparable, une des meilleures représentations qu'on puisse en faire (bien meilleure en tout cas que celle de Téhem dans La grosse tête, il est vrai bien peu aidé par un scénario médiocre). Le traitement de Fantasio est plus inégal et surprenant : il m'a aussi divisé, mais c'est un petit bémol car j'étais comblé d'assister au retour au premier plan de Seccotine.

Le soin apporté au découpage, avec l'usage fréquent du "gaufrier", des enchaînements très énergiques, et des décors à la fois sobres et bien exploités, contribuent encore au plaisir que procure cette lecture. Et il ne faut pas oublier de saluer la colorisation superbe de Charlotte Coopman, souvent dans des tons acidulés mais très nuancés.

La dimension purement et puissamment comique de l'album ne doit pas occulter une autre prise de risque de l'auteur qui traite de la spoliation des biens juifs dans son intrigue et qui, malgré son affection indéniable pour la Belgique et Bruxelles en particulier, rappelle, via la famille de Spirou (son grand-père et sa propre mère, les Van De Roode) et celle des Gallantine (Suzanne ayant été le témoin de l'arrestation de la mère d'Hilda, dont la fille et la petite-fille, Sofia et Mascha, cherchent à récupérer les trois colliers magiques du "Clair de Lune"), le collaborationnisme. Mais il le fait avec subtilité (soulignant que les enfants - comme Spirou ou Clothilde Gallantine - ne suivent pas toujours l'attitude indigne de leurs parents) et efficacité (cet élément dramatique n'alourdit pas un récit d'abord divertissant).

A la fin de cette trépidante aventure, le statu quo est vraiment bouleversé et on se prendrait presque à souhaiter que la série classique de Spirou et Fantasio puisse être (même ponctuellement) ainsi bousculée (ce qu'avaient tenté Tome et Janry avec Machine qui rêve) - et ce, même si le pauvre Fantasio "prend cher"... Mais, ces considérations mises à part, Fantasio se marie est une vraie merveille, pétillante, virevoltante, et non dénuée de profondeur. 
Ci-dessus : le premier projet de couverture de l'album.

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