vendredi 11 mars 2022

KING OF SPIES #4, de Mark Millar et Matteo Scalera


King of Spies s'achève avec ce quatrième épisode, qui compte 46 pages. Mark Millar semble avoir voulu offrir à son héros, Roland King, une sortie à sa (dé)mesure, mais surtout à son dessinateur, Matteo Scalera, l'occasion de nous éblouir. Un choix judicieux car on retiendra davantage la qualité graphique de cette conclusion que sa tonalité outrancière et curieusement, in fine, très mièvre.


Paris. Sonné après avoir été percuté par un véhicule, Roland King trouve encore les ressources pour éliminer les deux tueurs panaméens à ses trousses. Une équipe de commandos dirigée par son fils, Atticus, est aussi décimée dans la foulée.


On retrouve Roland à Bruxelles 72 heures plus tard. Il a trouvé refuge chez une ancienne maîtresse, Fatima, qui l'a soigné et caché. Bien qu'il ait gâché sa vie par le passé, elle s'abandonne dans les bras de l'espion en cavale. Mais leur étreinte est un échec.


A la télé, Roland découvre que Atticus est l'otage de terroristes  - une ruse évidemment pour le pièger. Avant de se jeter dans la gueule du loup, il aborde une jeune femme, qui est sa fille illégitime et, sans se présenter, lui remet de l'argent pour qu'elle puisse exaucer ses rêves.
 

Roland rentre à Londres pour exécuter le pire des monstres de sa liste. Arrêté par Figgy et Atticus, il a bien entendu prévu, non pas de s'en sortir vivant, mais de partir avec fracas... En espérant convaincre son fils de ne pas suivre sa voie.

Incorrigible Mark Millar ! La fin de King of Spies n'étonnera personne, ni ses fans, ni ses détracteurs : le scénariste écossais, comme un garnement qu'on ne remettra jamais dans le droit chemin, se lâche totalement, se complaisant à la fois dans l'outrance, le mauvais goût, mais aussi un étonnant sentimentalisme, à la limite de la mièvrerie, comme s'il voulait nous dire que, malgré tout, il n'est pas méchant.

King of Spies aurait pu être une mini-série radicale et audacieuse, mais elle ne sera qu'un divertissement de plus, typique de la production de Millar. L'auteur a vraiment renoncé à toute ambition, et depuis que son Millarword a été absorbé par Netflix, le mettant, lui et ses collaborateurs à l'abri financièrement, cette tendance s'est confirmé mini après mini séries.

On peut en tirer deux bilans : le premier, c'est que, après tout, c'est le droit de Millar, il n'a plus rien à prouver, il ne récupérera pas les lecteurs de comics qui ne le lisent plus depuis belle lurette, il est un scénariste fortuné, qui s'amuse et puis basta. Le second, c'est que, bien qu'il ne renonce pas à produire des comics (alors que, pour les raisons précitées, il le pourrait, ce n'est plus ce qui lui rapporte de l'argent, ni de la reconnaissance), il s'occupe en signant des mini-séries sans prétention, sans grandes qualités non plus, et laissera à la postérité une oeuvre partagée entre ouvrages accomplis et gros regrets par rapport à ses compétences d'écrivain.

En vérité, Millar concentre sa génération. A l'époque où il a vraiment explosé, chez Marvel, l'éditeur comptait dans ses rangs ses "architectes" : il y avait là Bendis, Brubaker, Hickman, Aaron, Fraction. A part Brubaker qui, depuis qu'il a pris son indépendance, réussit exemplairement à bâtir une oeuvre dans le registre de la série noire (principalement avec son partenaire Sean Phillips), les autres vont et viennent entre ombre et lumière. Fraction n'a jamais fait mieux que son run sur Hawkeye. Aaron s'est perdu dans des blockbusters Marvel sans âme. Bendis s'est égaré en pensant se relancer chez DC. Hickman a reboosté les X-Men mais semble plus absorbé par ses projets chez Substack. Et Millar ne fait plus que le minimum syndical.

Les "architectes" n'ont pas été remplacés chez Marvel, chez qui les editors ont repris les commandes (malgré l'émergence des Zdarsky, Cates, MacKay, Thompson - mais aucun de ceux-là n'ont collaboré sur un event commun comme Avengers vs X-Men, point culminant des "architectes" et point final de leur ère). Millar a, comme Brubaker, gagné une indépendance absolue, mais bien différemment, en se vendant à Netflix, ce qui l'autorise à faire tout et (surtout) n'importe quoi.

A moins que le fan que j'étais ait vieilli et se soit détaché insensiblement des écrits de Millar. C'est un phénomène fréquent : on adhère à un auteur jusqu'à ce qu'il ne nous parle plus autant, voire plus du tout. A part Jupiter's Legacy (et encore j'ai zappé le dernier volume comme Frank Quitely) et The Magic Order, rien n'a provoqué un réel enthousiasme dans ses derniers titres.

King of Spies s'achève en feu d'artifices. Millar a le sens du spectacle, on ne peut lui enlever ça. C'est brutal, de mauvais goût, insensé, grotesque, parfois abscons (j'avoue ne pas avoir compris l'explosion à laquelle assiste Figgy juste avant l'épilogue). Il y a des trucs qui sortent de nulle part, comme cette fille illégitime dont Roland parle à Fatima, mais qu'il retrouve sans se présenter et qui accepte son argent sans se poser de question. Et donc, à la toute fin, il y a ces pages avec Atticus et sa mère, baignant dans un sentimentalisme complètement wtf, en mode bisounours, où le fiston impitoyable se mue en rejeton précautionneux. Il n'y a que Millar pour oser ça. Le souci, c'est qu'on lit désormais ça en levant les yeux au ciel, assez sidéré, alors qu'avant il nous aurait laissé sur une note plus amère, dérangeante.

La forme même de l'épisode laisse songeur. En effet, l'épisode compte pas moins de 46 pages. Est-ce que Millar s'est rendu compte tardivement qu'il ne pourrait pas boucler son histoire avec un numéro classique ? Ou a-t-il voulu gâter ses fans avec du rab ? En fait, il semble surtout qu'il ait gâté son dessinateur.

Millar, c'est un des avantages de sa position actuelle, est financé par Netflix pour adapter ses comcis en séries en live action ou en anime, mais aussi pour écrire de nouvelles BD. Il dispose d'une équipe de designers qui prépare tout pour l'artiste qui dessinera les planches, tout en lui laissant l'opportunité d'apporter des modifications. En revanche, depuis toujours, et c'est vraiment tout à son honneur, Millar est un partenaire généreux puisque la moitié de tous les droits revient à l'artiste, ce qui les met donc eux aussi à l'abri du besoin pour longtemps. Quitely, Coipel, Albuquerque, Scalera, etc. peuvent s'arrêter de dessiner si ça leur chante, ils gagnent le jackpot en collaborant une fois avec Millar, plus que toute une vie avec les "Big Two".

Si certains, déjà fâchés avec les délais mensuels, en profitent, d'autres ne rangeront heureusement pas leurs crayons parce que c'est leur passion. Matteo Scalera est un dessinateur plein de santé et son art respire de cette vitalité grisante. On voit que ce type adore son boulot, quel que soit l'histoire qu'il sert. Ses planches sont ébouriffantes et comblent les fans. C'est encore une fois le cas avec King of Spies, et particulièrement avec ce dernier épisode.

Les dessinateurs habitués à la vingtaine de pages des comics mensuels sont parfois déboussolés quand ils ont l'occasion de tester un format plus grand. Pas Scalera qui dessine comme à son habitude, sans compter son temps, sans se ménager, ni épargner le lecteur. L'action est échevelée, tout est paroxystique, c'est too much. Mais c'est tellement bien fait, tellement maîtrisé qu'on serait ingrat de s'en plaindre.

Le baroud d'honneur de Roland King est l'occasion d'apprécier la formidable énergie du dessin de Scalera, son brio dans le découpage, la liberté dont il profite. Il peut s'autoriser une scène d'amour très charnelle sans se soucier de la censure, mais aussi d'éclater des crânes sans se gêner. Il s'amuse et c'est contagieux. C'est le meilleur de King of Spies, qui restera comme la démonstration du génie de Scalera. Bien entendu, s'il avait disposé d'un script encore meilleur, cette démonstration aurait été plus étincelante encore, mais il sauve les meubles. Et c'est déjà beaucoup.

Maintenant, reste à voir ce que deviendra Roland King car adapter un truc pareil en série live ou en anime ne sera pas de la tarte, sauf à l'édulcorer considérablement pour ne pas choquer quelque public trop délicat parmi ceux abonnés à Netflix. A moins que la plateforme en reste là (les producteurs ont déjà fort à faire avec d'autres comics de Millar en cours de développement). Est-ce que je conseille la lecture de King of Spies quand il sera traduit (vraisemblablement par Panini Comics) ? Peut-être pas, moi-même je vais sans doute arrêter de craquer pour tout ce que sort Millar, mais si vous êtes in inconditionnel de Scalera, difficile de faire l'impasse.

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