Que Tom King se penche à son tour sur le cas de Christopher Chance constituait une raison déjà suffisante de m'intéresser à cette mini-série. King aime sortir de leur placard des héros que plus personne n'écrit et il le fait souvent excellemment. Mais quand, en plus, il le fait avec Greg Smallwood, alors là, plus question de laisser passer ça car c'est un des artistes que je défends, estimant incompréhensible que personne ne fasse davantage appel à lui depuis son run sur Moon Knight (en compagnie de Jeff Lemire, un autre de mes chouchous).
J'étais donc déjà chaud patate avant même de lire ce premier épisode. Mais après l'avoir lu, je suis extatique. Imaginez : vous attendez une BD, vous espérez qu'elle sera bien, mais une fois lue, vous tenez dans vos mains quelque chose de bien mieux que ce que vous attendiez, que ce vous espériez; C'est exactement le sentiment que j'ai avec The Human Target #1.
L'action démarre comme du pur King, désespéré et en même temps excitant : Christopher Chance a une méchante toux, il avale un verre d'eau et des pilules pour la calmer. Il s'asseoit sur le bord de son lit dans la chambre d'hôtel où il séjourne. La toux le reprend. En voix off, il l'évoque comme un mal qui va avoir sa peau, contre lequel son remède ne le soualge même plus. Il ouvre un tiroir de sa table de nuit et en extrait une feuille et un crayon où il note quelque chose. Puis il s'allonge sur le lit, ferme les yeux, pour s'endormir définitivement. Sur la feuille, on lit : "I love you too." Puis dans un coin de l'image suivante, la mention : "Day 12".
Ensuite on remonte le temps, douze jours en arrière. Ce procédé est directement emprunté, comme l'a avoué King, au film noir D.O.A. (Dead On Arrival), de Rudolph Maté (1950) où le héros enquête sur son propre assassinat et n'a que peu de temps pour résoudre cette affaire. Christopher Chance va donc mourir. Mais qui l'a tué ? Et pourquoi ? Sans doute, concernant cette seconde interrogation, est-ce en rapport avec sa dernière mission où il a endossé le rôle de Lex Luthor lors d'une présentation publique, durant laquelle on lui a tiré dessus. Par la suite, il fait plusieurs malaises à des intervalles rapprochées et échoue chez le Dr. Midnight de la JSA (Justice Society of America), qui lui confirme qu'il a été empoisonné. Encore plus tard, le docteur a réussi à localiser la nature et la provenance du poison, et ainsi établir une liste de douze personnes s'étant déplacé dans la région d'où vient la substance toxique. Autant de suspects qui ont pu vouloir éliminer Luthor sans se douter qu'un autre avait pris sa place.
Le déroulement de l'épisode est implacable et accrocheur en diable. Le sort de Chance (le mal nommé) suscite notre compassion, car il est d'abord victime d'une terrible injustice. Certes, ce sont les risques du métier quand on est la cible humaine, qu'on est payé pour recevoir les coups à la place d'un client détesté afin de faire sortir l'agresseur du bois. Mais c'est cher payé tout de même. Le fait d'avoir personnifié Lex Luthor exposait Chance au danger car c'est un des hommes les plus détestés et détestables du DCU. Mais rien ne laissait présager qu'il serait empoisonné avant même de se montrer à sa place en public, en buvant un café dégueulasse.
King adore déconstruire la figure du héros de comics : il a fait de Mister Miracle un artiste de l'évasion suicidaire que la paternité sauve ; de Adam Strange un criminel de guerre qui a sauvé son monde adoptif en livrant sa planète natal à des aliens ; il s'est servi de Rorschach comme d'un masque dans un récit conspirationniste ; de Supergirl dans une histoire initiatique quasi médiévale... Et à présent, il exhume Christopher Chance pour une intrigue policière où le héros dont le métier est de se faire passer pour un autre est véritablement puni à sa place.
Pour souligner le décalage entre le héros et le piège dont il est victime, King le confronte au monde des super-héros en costumes bariolés : Dr. Midnight d'abord, qui l'examine, puis les suspects, rien moins que les membres emblématiques de la Justice League International, l'incarnation la plus burlesque de la Ligue de Justice, formée par J.M. De Matteis, Keith Giffen et Kevin Maguire à la fin des années 80, au point que les fans l'ont surnommée la League bwah ha ha (en référence aux rires que provoquaient leurs aventures). C'est culotté et inattendu, mais en même temps logique, puisque seule une pareille bande de zouaves pouvaient condamner un homme innocent en l'empoisonnant alors que l'un d'eux visait Luthor.
Visuellement, il fallait donc faire de The Human Target un comic book pop, avec une esthétique spéciale, dédiée, qui collerait à ce décalage. Et en ayant recours à Greg Smallwood, King a eu le nez creux parce que c'est un artiste complet, qui assume dessin et colorisation (parfois même le lettrage, mais cette fois il l'a laissé à Clayton Cowles, excellent).
Le style de Smallwood est réaliste et descriptif, très élégant et classique. C'est un des dessinateur avec la technique la plus éprouvée qu'on puisse trouver actuellement, un peu comme Esad Ribic il a vraiment appris le dessin, en connaît les bases, a perfectionné son style. Chez lui, vous ne trouverez aucun défaut de proportion, les attitudes des personnages sont toujours naturelles, les décors sont impeccablement tracés, les compositions sont admirables.
Le découpage est une leçon dans son genre : chaque plan a une valeur parfaite, les angles de vue sont méticuleusement choisis pour obtenir un effet maximisé, les enchaînements de cases sont d'une fluidité incomparable. On peut lire deux fois d'affilée l'épisode sans avoir l'impression d'en avoir épuisé la force graphique, c'est d'une solidité à toute épreuve.
Mais réduire Smallwood à un technicien serait une insulte à son talent. Car Smallwood, comme tous les vrais grands, est un narrateur à part égale avec le scénariste. Ce qu'il dessine donne une plus-value au script, c'est vraiment comme donner du relief à quelque chose de plat : soudain, tout prend vie, ça vous saute à la figure, ça vous décille littéralement et vous voyez alors non plus de jolis dessins, une belle BD, mais une histoire prenante avec des personnages de chair dans des décors évocateurs.
La colorisation est éblouissante : Smallwwod s'en sert comme d'un moyen pour rehausser son trait, doser ses effets, installer une ambiance. Il utilise une palette comme un chef opérateur de cinéma emploie des filtres qui viennent prolonger, terminer un trait parfois inachevé volontairement pour ne pas alourdir l'image. La carnation, les textures, la lumière, tout vibre et concourt à faire palpiter la page, non pas pour donner une impression photo-réaliste, mais de la justesse, de la véracité. C'est tout le contraire de l'illustration : là, Smallwood vous montre comment une case, une bande, une planche s'organisent, organiquement, pour que l'ensemble fonctionne pleinement. C'est scotchant tellement c'est bien fait.
Tom King a déclaré que The Human Target avait été facile à écrire, il l'a rédigé d'un trait, tous les épisodes sont déjà terminés pour lui, et Greg Smallwood a ajouté que c'était ce sur quoi il rêvait de travailler depuis longtemps, un matériau lui permettant d'aller jusqu'au bout de lui-même. On pense aux adaptations de Parker par Darwyn Cooke d'après Richard Stark en tournant les pages car le résultat dégage cette même impression de BD total et jouissive. Que vous choisissiez de la suivre en singles, ou attendiez le recueil vo ou vf, soyez-en sûr : The Human Target, c'est vraiment un must-read !
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