mercredi 25 novembre 2015

Critique 761 : L'OUTREMANGEUR, de Tonino Benacquista et Jacques Ferrandez


L'OUTREMANGEUR est un récit complet écrit par Tonino Benacquista et dessiné par Jacques Ferrandez, publié en 1998 par Casterman.
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Richard Selena est un officier de police obèse et boulimique, moqué par ses collègues, et à qui son médecin ne donne qu'un an ou deux à vivre s'il ne se soigne pas.
C'est alors qu'il commence une enquête pour homicide sur la personne d'un bourgeois, Victor Lachaume, tué avec un tisonnier. Selena convoque la nièce de ce dernier après avoir remarqué une photo d'elle sur le lieu du crime. Elsa était entretenue par son oncle depuis qu'elle avait été adoptée, mais elle a un alibi puisqu'elle a passé la nuit avec un jeune homme, qui confirmera ses dires.
Néanmoins, Selena la soupçonne et lui donne rendez-vous chez lui où il lui propose un étrange marché : si elle dîne chaque soir, entre 21 et 23 heures, pendant un an, il finira par détruire toutes les preuves la compromettant.
Lors de leurs premiers repas, l'ambiance est tendue. Mais Selena commence au même moment un régime, en plus des séances de thérapie collective qu'il suit. Il rend aussi visite à une femme résidant dans une maison en banlieue à qui il remet une somme d'argent.
Quelques mois passent. Selena apprend par son adjoint Brisset que Lachaume avait une maîtresse et que son épouse le savait. Le policier n'hésite pas à contrefaire une lettre écrite par Elsa à Lachaume qui doit être examinée par un graphologue afin qu'elle ne soit pas confondue.
Six mois après son ouverture, l'affaire Lachaume est finalement classée, au grand dam de Brisset, qui est tout de même résolu à établir la vérité. Elsa manifeste progressivement de l'affection envers Selena mais il la repousse. La femme qu'il continue de visiter en banlieue pour lui donner de l'argent s'appelle Gabrielle et elle reproche à Selena d'être responsable de la mort de son mari, Paul.
Selena a perdu beaucoup de poids et s'est même mis à faire du sport : sa transformation suscite des commentaires de ses collègues. Brisset ne donne plus signe de vie mi-Mars. Elsa avoue que Lachaume la faisait chanter pour coucher avec elle. Paul était l'indic de Selena et a été abattu par un dealer : depuis, le policier traîne cette culpabilité et cela a provoqué sa boulimie.
C'est la fin des dîners entre Selena et Elsa : il a réglé ses comptes avec son passé, elle doit oublier le sien. Mais Brisset acceptera-t-il de se taire alors qu'il a appris leurs rendez-vous ?

Comme je l'avais déclaré dans ma critique récente (n° 759) sur La Boîte Noire, L'Outremangeur est le chef d'oeuvre du duo formé par le romancier et scénariste Tonino Benacquista et le dessinateur Jacques Ferrandez. Réalisé deux ans auparavant, ce récit complet original est une relecture saisissante du conte de La Belle et la Bête écrit par Gabrielle-Suzanne de Villeneuve en 1740.

L'histoire possède une vraie ampleur : elle se déroule sur une année entière, découpée en six dates comme autant d'étapes dans le parcours de ce flic fascinant qu'est Richard Selena. Le marché qu'il passe avec la principale suspecte d'un meurtre aboutit à un récit initiatique pour elle comme pour lui, deux êtres aux passés tourmentés et traumatisants, d'où affleure un subtil érotisme.

Mais la grande force de l'écriture de Benacquista réside dans la solidité de son intrigue et la manière dont il la traite : il y déploie un art du contre-pied jubilatoire, abordant le polar pour mieux s'en éloigner mais sans jamais le perdre de vue, explorant la psyché de son héros pour révéler l'identité d'un meurtrier et son mobile, creusant une ligne narrative secondaire qui permet de comprendre l'origine de l'état psychologique et physique de Selena. Toutes ces strates se complètent avec un brio étincelant, une fluidité irréprochable : c'est une mécanique de haute précision aux ambiances envoûtantes.

Comme La Boîte noire, L'Outremangeur, qui avait pourtant en l'état tout ce qu'il fallait pour fournir un film de qualité, a connu une adaptation pour le grand écran décevante, tournée par Thierry Binisti, avec Eric Cantona (lesté d'un maquillage et de costumes grotesques) dans le rôle principal aux côtés de Rachida Brakni (Elsa), Jocelyn Quivrin (Brisset) et Richard Bohringer (Lachaume). Le long métrage présente d'ailleurs des modifications idiotes avec l'histoire originale qui en disent long sur l'incompétence de ceux qui s'en sont emparés en pensant l'améliorer.

Jacques Ferrandez met en images avec bien plus de talent et de sensibilité cette affaire, tout en s'amusant à donner à Selena les traits de... Benacquista lui-même (comparez le portrait du personnage en couverture ci-dessus et cette photo du romancier ci-dessous).  
Tonino Benacquista, l'auteur de l'histoire...
Et le modèle physique du héros pour Jacques Ferrandez !

Le découpage est classique, sans fioritures, et témoigne de la rigueur avec laquelle l'artiste a respecté le script, sachant qu'il était inutile d'en rajouter pour bien le servir. Toutefois, le travail de Ferrandez est admirable quand on observe avec quelle subtilité il a su représenter l'évolution physique du héros, et installer l'alternance des ambiances par le jeu de couleurs à l'aquarelle.

Le trait vif, spontané, fait également merveille, donnant vie à ces personnages, chair à leurs tourments, suscitant même la sensualité avec raffinement quand la relation entre Elsa et Selena est sur le point d'emprunter une direction plus romantique.

Des nombreuses associations entre romanciers et bédéastes, celle concrétisée par la production de L'Outremangeur est une des plus abouties : série noire sentimentale et poignante, cet exercice est ici magistralement accompli par un auteur et un artiste dont la complicité fait regretter qu'ils n'aient pas plus souvent oeuvré ensemble.

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