vendredi 13 novembre 2015

Critique 749 : GREEN MANOR, TOME 2 - DE L'INCONVENIENT D'ÊTRE MORT, de Fabien Vehlmann et Denis Bodart


GREEN MANOR : DE L'INCONVENIENT D'ÊTRE MORT est le deuxième tome de la série, écrit par Fabien Vehlmann et dessiné par Denis Bodart, publié en 2002 par Dupuis.
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(Extrait de Jeux d'enfants.
Textes de Fabien Vehlmann, dessins de Denis Bodart.)

Cet album comporte cinq histoires de sept pages chacune :

- 1/ Jeux d'Enfants. Mars 1871. Le si gentil George, serviteur au Green Manor's Club, acceptera-t-il la proposition du machiavélique Lord Virgile de tuer sans risque un individu odieux qui lui gâche la vie ?

- 2/ La Marque de la Bête. 1885. Mark Abbott porte-t-il comme il le raconte à son ami Joseph Sharp, suite à une série de situations inquiétantes, la marque de la Bête le condamnant à devenir un monstre ?  

- 3/ Dernières Volontés. Eté 1875. L'intègre juge Sherman réussira-t-il à sauver de la potence à laquelle il l'a condamné un homme dont il a la révélation de l'innocence quand il est frappé par un infarctus ?

- 4/ L'Ombre du Centurion. Septembre 1897. Le spectre du Centurion qui tua le Christ va-t-il encore sévir à Londres après que le général Miller ait fait l'acquisition de son arme, la lance de Longinus ?

- 5/ Nuit Vaudou. Les lords du club, parmi lesquels Fulham, Milton et le docteur Straford, réussiront-ils à innocenter l'amie de leurs épouses, la femme de lord William, accusée de l'avoir tué alors qu'il était enfermé dans sa chambre fermée de l'intérieur ?

Comme pour le tome 1, la première édition dans la collection "Humour Libre" présentait un visuel de couverture différent - et moins réussi que celui de la collection "Expresso" plus tard : 

Fabien Vehlmann a avoué, non sans humour, sa fierté d'avoir ainsi intitulé ce deuxième tome, qui détourne le titre d'un ouvrage d'Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né, paru en 1973. Pour ceux qui ne l'ont pas lu, il s'agit d'un opus collectant des aphorismes sur les effroyables vérités de l'absurdité de la condition humaine. Ainsi résumé, ça n'a pas l'air très drôle, et c'est vrai que Cioran se montre très désabusé, mais il manie savoureusement le paradoxe et l'autodérision, en ironisant sur toute idée de progrés et de bonheur : pour ce penseur sinistrement comique, nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance.

On comprend bien ce qui relie Cioran aux récits assassins de Vehlmann où on s'amuse de choses terribles en compagnie de lords apparemment distingués et fréquentables mais coupables d'atrocités quand ils ne sont pas occupés à dénouer des intrigues diaboliques.

Ce qui distingue ces cinq nouvelles histoires, c'est une influence légèrement plus fantastique, quoiqu'il s'agit plus de suggérer le paranormal que de l'utiliser vraiment, et jamais pour débrouiller les mystères posés à la fois aux lords du Green Manor's Club et au lecteur.

Ainsi, la malédiction dont se croit affligé Mark Abbott (dans La marque de la Bête) ou le pouvoir maléfique prêté à la lance de Longinus (dans L'ombre du Centurion) ne sont pas si avérés. La force de Vehlmann est de résoudre ses "historiettes criminelles" par la logique, de ramener à la rationalité ce qui semble lui échapper.

Le scénariste n'a rien perdu de cet humour malicieux qui faisait le régal du premier tome (et qui se glisse dans ses oeuvres les plus réussies). Pourtant, il évite les bons mots, préférant miser sur les situations, les ambiances et la caractérisation des personnages : la densité de ses short-stories est admirable et témoigne de références souvent pointues (y sont cités Platon, les légendes arthuriennes, la culture vaudou, et même Gaston Leroux - dans le dernier épisode, évoquant Le Mystère de la chambre jaune, mais avec une chute désopilante de cynisme).

Ces miniatures jubilatoires sont mises en images avec la virtuosité habituelle de Denis Bodart. Il faut bien examiner chacun de ses plans pour en apprécier les détails qui ajoute à l'humour de l'ensemble, car l'artiste ajoute de discrets effets aux scripts (les onomatopées des lords fumant la pipe - "Mp, mp" - ou la visualisation d'un son - quand lady Lisbeth William se mouche, un phylactère montre une trompette à soufflet).

Je suis toujours admiratif de la manière dont Bodart croque ses gentlemen à qui il donne des trognes extraordinairement expressives et raccords avec leur personnalité : il est sensible que si le dessinateur prend tant de temps pour produire chaque épisode, c'est parce qu'il "caste" soigneusement chaque rôle, en accumulant les versions jusqu'à trouver la physionomie parfaite. 

Regardez aussi avec quelle prodigieuse habileté il campe un de ces notables : leur allure est instantanément identifiable, tout à tour vaniteux ou accablé, malfaisant ou trop gentil. Le soin avec lequel il habille chaque protagoniste est au diapason : Bodart ne cherche pas le photo-réalisme mais la qualité de la reconstitution, en veillant à ce que tout vive. Le même traitement vaut encore pour les décors, dont chaque élément, vu sous tous les angles, est d'une justesse sans pareil.

Les couleurs de Scarlett complètent magnifiquement ces louanges graphiques, avec une palette nuancée qui valorise le dessin et le sujet. La complémentarité entre tous les auteurs de cette bande dessinée font sa réussite.

Si "c'est le savoir-vivre qui distingue l'assassin de la victime", comme Vehlmann l'affirme en exergue de ce tome 2, c'est la constance dans le brio qui fait de Green Manor un titre si goûteux. 

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