Avant-propos :
Après avoir longtemps hésité, je me lance donc dans une collection de critiques à propos de la mythique série Blueberry par Jean-Michel Charlier et Jean Giraud.
Pourquoi cette hésitation ? D'abord parce que j'ai découvert Blueberry très jeune et que cette série m'a longtemps accompagné, représentant le sommet de la bande dessinée franco-belge. On ne revient pas facilement sur une oeuvre qui vous a marqué aussi profondément sans appréhension. Comment en parler ? Qu'en dire qui n'a pas déjà été dit ? Il est très probable que ce que j'écrirai n'aura rien d'original et tiendra plutôt du témoignage que de l'analyse.
Ensuite, j'ai choisi non pas de revenir sur l'intégralité de la série mais sur une dizaine de tomes qui sont mes préférés, ceux que j'estime les plus réussis. Mes critiques seront construites autour de cinq cycles (Le trésor des confédérés ; Le premier complot contre Grant ; Blueberry fugitif ; La réhabilitation de Blueberry ; et A la conquête de Pearl), comptant onze albums. On peut les lire et les comprendre sans avoir lu ceux qui les précédaient car ils forment un ensemble compact, cohérent et passionnant, aussi bien narrativement que graphiquement. Cette collection s'achève aussi avec le dernier épisode écrit par Jean-Michel Charlier, terminé par le seul Jean Giraud : la fin d'une époque... Ces critiques comprendront parfois trois tomes (cycle du Trésor des confédérés et de La Réhabilitation de Blueberry), parfois deux (Le Premier complot contre Grant), parfois un seul (A la conquête de Pearl). Mais j'alternerai ces articles avec des entrées sur d'autres titres pour respirer un peu.
Enfin, comme je le suggérai en ouverture, ces aventures revêtent un aspect sentimental particulier pour moi puisque Chihuahua Pearl a été publié l'année où je suis né : avoir vu le jour en même temps qu'un classique absolu du western en bande dessinée est une fantaisie du destin que je goûte avec le sourire...
Enfin, comme je le suggérai en ouverture, ces aventures revêtent un aspect sentimental particulier pour moi puisque Chihuahua Pearl a été publié l'année où je suis né : avoir vu le jour en même temps qu'un classique absolu du western en bande dessinée est une fantaisie du destin que je goûte avec le sourire...
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BLUEBERRY : CHIHUAHUA PEARL est le treizième tome de la série et le premier volet du Cycle du Trésor des Confédérés, écrit par Jean-Michel Charlier et dessiné par Jean Giraud, publié en 1973 par Dargaud.
Investis de pouvoirs spéciaux par le président du Mexique Juarez, les "federales" du commandante Vigo traversent le patelin de Chihuahua. Au même moment, les "hijackers" (des soldats sudistes devenus hors-la-loi) prennent le même chemin, avec à leur tête Finlay et Kimball.
Tous ces hommes recherchent Mike S. Donovan dit Blueberry qui, pour une mission secrète du gouvernement de Washington, passe pour un déserteur de l'armée nordiste. Passé clandestinement au Mexique, il doit exfiltrer l'ex-colonel sudiste Trevor qui se cache sous le nom de Lindsay et qui est détenu à la prison de Corvado, palais du gouverneur de Chihuahua Luis Emiliano Lopez.
Le contact de Blueberry sur place est une show-girl surnommée Chihuahua Pearl, dont est amoureux Lopez. Le yankee, jalousé par le gouverneur, doit quitter la bourgade sans pouvoir attendre ses acolytes, Jimmy McClure (un ivrogne chercheur d'or) et Red Neck (un chasseur de bisons), mais demande à l'escamoteur Boudini, qui se produit dans le même cabaret que Pearl, de les lui envoyer.
Ce qui motive tous ces individus, c'est le trésor des confédérés d'un montant de 500 000 $, qui doit servir à financer la revanche des sudistes, et dont la cachette est connue par Trevor/Lindsay...
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BLUEBERRY : L'HOMME QUI VALAIT 500 000 $ est le quatorzième tome de la série et le deuxième volet du Cycle du Trésor des Confédérés, écrit par Jean-Michel Charlier et dessiné par Jean Giraud, publié en 1973 par Dargaud.
Trevor/Lindsay a caché le trésor des confédérés en 1865 lors de la débâcle des sudistes, en fuyant au Mexique avec ses hommes (parmi lesquels se trouvaient Finlay et Kimball). Mais l'empereur Maximilien les arrête pour qu'ils ne grossissent pas les rangs de l'armée de son rival Juarez. Avant d'être pris, Trevor a le temps de dissimuler le magot dans le cercueil d'un cimetière de Tacoma.
En 1867, Juarez renverse Maximilien et amnistie tous les prisonniers sudistes. Trevor rassemble quelques hommes pour écumer Tacoma. Il rencontre Pearl à qui il commence à se confier un soir d'ivresse avant de l'épouser... Et de se taire sans lui avoir révélée l'endroit où se trouve le butin.
Trevor est arrêté peu après par Lopez que Pearl séduit pour tenter de faire libérer son mari, mais celui-ci est condamné à mort par le gouverneur, désireux d'écarter définitivement ce rival. Pearl négocie alors directement avec les autorités de Washington une part du trésor contre leur aide pour délivrer Trevor.
C'est ainsi que Blueberry hérite de cette mission, qu'il doit remplir sans protection et parce qu'il risque d'être renvoyé de l'armée à cause de son sale caractère. S'il échoue, l'Etat américain niera avoir eu connaissance de sa présence au Mexique.
Pourtant le deal passé par Pearl et le secret de Trevor ont transpiré, attirant les convoitises du commandante Vigo, de Finlay et Kimball, et de Lopez.
Blueberry réussit néanmoins à faire fuir Trevor en s'alliant avec Finlay et Kimball. Ils se réfugient dans un gouffre où les rejoint Pearl. Finlay menace de la torturer si Trevor ne le conduit pas au trésor et c'est ainsi que Pearl, Blueberry, Mc Clure et Red Neck sont abandonnés à leur sort...
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BLUEBERRY : BALLADE POUR UN CERCUEIL est le quinzième tome de la série et le troisième (et dernier) volet du Cycle du Trésor des Confédérés, écrit par Jean-Michel Charlier et dessiné par Jean Giraud, publié en 1974 par Dargaud.
Trevor entraîne Finlay et son gang à Tacoma où, dans le cimetière, repose le trésor. Profitant qu'ils creusent une tombe, il leur fausse compagnie et se réfugie dans une maison avec des armes qu'il avait cachés non loin. Un paysan mexicain assiste à la scène et, pour lui voler ses bottes, ses armes et son cheval, tue Trevor.
Mais le paysan ne va pas loin avant de croiser la route de Blueberry et ses compagnons, qui ont réussi à quitter la grotte avant que Lopez ne les y capture. Reconnaissant aux pieds du peon les bottes de son mari, Pearl l'abat et révèle à Blueberry que dans la chaussure gauche se trouve un message laissé par son mari en cas de problème.
Gagnant Tacoma, Blueberry et son groupe trouve la cachette du trésor mais celui-ci est dans un coffre blindé intransportable. Avec Red Neck et Mc Clure, le yankee va chercher un chariot tandis que Finlay et ses hommes, d'un côté, et Lopez et sa garde, de l'autre, assiègent le pueblo.
Blueberry, dans une manoeuvre spectaculaire et audacieuse, réussit à quitter Tacoma avec l'or et ses compagnons. Mais leurs ennemis continuent de les poursuivre jusqu'au bac de Presidio où ils tombent sur Vigo dont ils se servent comme otage pour passer de l'autre côté de la frontière dans des conditions climatiques infernales.
Sur le sol américain, ils ouvrent enfin le coffre dans lequel ne se trouve que de la ferraille. Vigo s'esclaffe et passe aux aveux en expliquant que le trésor avait été découvert par les Juaristes qui s'en sont servis pour financer leur armée et renverser Maximilien. Il a fallu ensuite éviter que les américains soient au courant.
Red Neck, Mc Clure et Pearl partent chacun de leur côté après un ultime règlement de comptes où se sont entretués Finlay et Kimball. Blueberry retourne voir le général Mc Pherson, conseiller militaire du président américain, qui l'avait envoyé en mission, pour tout lui révéler en comptant sur Vigo pour confirmer les faits. Mais le commandante mexicain trahit le yankee qui est dégradé, renvoyé de l'armée et condamné à trente ans de prison à Francisville au terme d'un procès expéditif.
Comme ces résumés en attestent, cette saga est d'une densité et d'un souffle exceptionnels, courant sur trois albums dont le troisième compte 62 pages plus un prologue de 17 pages dans lequel Jean-Michel Charlier a retracé la jeunesse de Blueberry, de son enfance dans le Sud jusqu'à ses hauts faits d'armes durant la guerre de sécession.
La dimension extravagante et foisonnante du récit porte la marque de ce scénariste à la production colossale, dont l'imagination était nourrie par un goût de l'Histoire et du romanesque mais aussi une vigueur irrésistible. Le cadre du western était donc parfait pour cet auteur qui ne pouvait qu'être inspiré par les décors de l'Ouest américain et les figures épiques du XIXème siècle.
Créée en 1963, Blueberry est au départ une série d'aventures classique aussi bien dans ses scénarios, qui s'appuient sur les oppositions entre l'armée américaine et les tribus indiennes, que dans ses dessins, où Jean Giraud mettra du temps à s'émanciper de l'influence de Joseph Gillain dit Jijé. Par ailleurs, les codes de la censure s'appliquant aux publications pour la jeunesse ne permettent pas aux auteurs de produire une bande dessinée très audacieuse. Il faudra attendre 1968 et un assouplissement moral pour que la série bénéficie de nouvelles libertés.
C'est alors que Charlier et Giraud relatent la jeunesse de leur héros durant la guerre civile, dévoilant comment il a pris le faux nom de Blueberry en s'engageant dans l'armée nordiste pour échapper à une sombre affaire de meurtre (dont il était innocent) dans le Sud. Quatre cycles sont développés avant d'arriver à celui du Trésor des confédérés au tome 13 : le Cycle des Premières guerres indiennes (tomes 1 à 5 : Fort Navajo ; Tonnerre à l'Ouest ; L'Aigle solitaire ; Le Cavalier perdu ; La Piste des Navajos) ; suivi d'un album indépendant (L'Homme à l'étoile d'argent) ; puis le Cycle du Cheval de Fer (tomes 7 à 10 : Le Cheval de fer ; L'Homme au poing d'acier ; La Piste des Sioux ; Général "Tête Jaune") ; et le Cycle de L'Or de la Sierra (tomes 11 et 12 : La Mine de l'allemand perdu et Le Spectre aux balles d'or).
Charlier était un authentique feuilletoniste mais avait-il prévu dès le tome 13 et le début du Cycle du Trésor des confédérés qu'il engageait la série dans une saga qui compterait onze épisodes, réalisée sur une période de 17 ans ? Cette perspective ne lui aurait pas fait peur cependant et ce premier acte en trois temps prouve qu'il avait des plans sur le long terme.
Par ailleurs, la modernité de cette épopée fait écho à la révolution qui métamorphosa le western au cinéma avec la version qu'en donnèrent les réalisateurs italiens, Sergio Leone en tête (qui, d'après le scénariste, envisageait d'adapter Blueberry sur grand écran - ce dont on peut légitimement douter, le génie transalpin ayant juré après Il était une fois dans l'Ouest, en 1969, qu'il ne souhaitait plus filmer d'histoires de cowboys et qu'il n'a signé Il était une fois... La révolution qu'à cause des défections de Peter Bogdanovich et Sam Peckinpah).
Blueberry traduit cette orientation de manière significative déjà dans le diptyque La Mine de l'allemand perdu - Le Spectre aux balles d'or (tomes 11-12), mais plus encore à partir du 5ème Cycle du Trésor des confédérés : le héros y exprime un mélange de sensualité et de virilité inédit, aux moeurs tranchant singulièrement avec les canons du bon cowboy. Mike Donovan est en effet bagarreur, indiscipliné, insolent, buveur, joueur, séducteur, et son allure est négligé, avec sa chevelure hirsute, son éternelle barbe de trois jours, son hygiène douteuse, dans des vêtements dépareillés et sales. Il n'hésite pas à tuer et fait preuve d'un cynisme ravageur pour se justifier. Ses acolytes ne valent guère mieux : Jimmy Mc Clure est un ivrogne et Red Neck est un chasseur de bisons : tous deux aident Blueberry par amitié certes mais aussi appât du gain.
Charlier créé aussi avec Chihuahua Pearl une créature fascinante, à la beauté extraordinaire (silhouette de guêpe, formes pulpeuses, visage d'ange) mais à la moralité carnassière (elle séduit les hommes pour leur fortune). Cette sublime garce possède un charisme fantastique et son (magnifique) portrait (peint) en gros plan sur la couverture du tome 13 indique immédiatement au lecteur qu'il s'agit d'une femme aussi ensorcelante que dangereuse. La galerie des seconds rôles compte d'autres personnages fameux comme le commandante Vigo (dont les révélations finales sur le trésor retournent complètement cette intrigue tortueuse pour en faire une sinistre mascarade), les "hijackers" Finlay et Kimball, le pathétique gouverneur Lopez, ou l'ex-colonel Trevor qui est littéralement L'Homme qui valait 500 000 $.
Pour donner vie et chair à cette collection de héros ambigus et de vilains complexes, Charlier pouvait compter sur le talent de celui qui deviendrait certainement le plus grand dessinateur de sa génération, peut-être même le plus sensationnel graphiste de la bande dessinée réaliste française : Jean Giraud.
Passé par les Arts appliqués, celui que Mézières surnommait "le Mozart de la BD" a ensuite été un des protégés de Jijé : les deux hommes mettront en images le deux westerns réalistes fondateurs que sont Jerry Spring et Blueberry, Giraud aidant son mentor à l'occasion pour se faire la main puis Joseph Gillain assistant son disciple quand il commencerait sa collaboration avec Charlier. Pendant une bonne dizaine d'albums de Blueberry, le style du futur "Gir" restera grandement influencé par celui de son parrain, puis s'en affranchira progressivement à partir des tomes 11 et 12 jusqu'à ne plus rien lui devoir dès le tome 13.
Ce qui ne cesse de subjuguer le lecteur, qui plus est quand il ambitionne de dessiner lui-même, c'est l'aspect foisonnant du trait de Giraud et sa virtuosité. Que ne savait pas dessiner cet immense artiste ? Rien en vérité ! Mais cette aisance tenait à la fois d'une pratique assidue, pour ne pas dire permanente, de son art et d'un authentique génie naturel : à lui seul, Jean Giraud a incarné tout un pan graphique de la bande dessinée, non seulement franco-belge mais mondiale, au même titre que Jack Kirby, Will Eisner, Alex Toth, et tous les grands maîtres du 9ème Art. Devant ce géant, nous sommes tous, apprentis artistes comme lecteurs, des nains.
Giraud était une entité bicéphale : comme chacun le sait, il coexistait en lui Gir, l'homme qui illustrait les aventures de Blueberry et co-créa Jim Cutlass (toujours avec Charlier au scénario, dessiné ensuite par Christian Rossi, un des émules de l'artiste), et Moebius, le graphiste du Garage Hermétique, le collaborateur de Jodorowsky (notamment pour Les Aventures de John Difool dans la saga de L'Incal), concepteur visuel de nombreux films (dont la majorité ne fut cependant jamais tournée). Ces deux identités n'étaient pas étanches, Moebius inspirant Gir comme Gir inspirait Moebius, parfois en réaction, parfois en prolongement.
Le trait de Giraud était celui d'un dessinateur exerçant avec un matériel traditionnel : comme il le disait lui-même, "pour Blueberry, je prends le pinceau". Ses compositions sont détaillées, ses cases sont pleines, ses personnages possèdent une texture presque palpable, avec des hommes aux visages burinés, mal rasés, les vêtements froissés et crasseux, traversant des paysages dont le réalisme est saisissant - en particulier les extérieurs, ces grands espaces plus vrais que nature, mais également les pueblos, les garnisons, les prisons, tout cela est fascinant.
Le tour de force du dessinateur est d'arriver à ne jamais freiner la lecture malgré la densité visuelle de ses plans tout en faisant de celle-ci une force d'attraction envoûtante, qui invite à lire et relire san lassitude ces pages pour en admirer la puissance évocatrice. Tout l'art de Gir est là, dans cette capacité à en donner pour son argent au lecteur, à dessiner en abondance, à en mettre plein la vue : une école à lui tout seul qui a inspiré et inspire encore d'innombrables artistes.
La colorisation limitée à la quadrichromie de l'époque ne rend pas toujours justice à ces images si riches, avec des à-plats parfois criards, même si cela participe désormais au charme de ces bandes dessinées, témoins d'une époque où les techniques d'impression n'étaient pas aussi raffinées qu'aujourd'hui. J'ai toujours regretté que des Intégrales en noir et blanc de Blueberry, à un prix abordable évidemment, ne soient pas publiées, pour permettre aux vieux fans comme moi mais aussi à de nouvelles générations d'amateurs de BD de lire les dessins de Giraud au plus pur d'eux-mêmes.
Oeuvre exceptionnelle en soi, ce Cycle forme à la fois une trilogie impressionnante, pleine de verve narrative et à l'esthétique explosive : au terme de ces trois tomes, on quitte Blueberry en fâcheuse posture mais avec la promesse de nouvelles péripéties jubilatoires produites par un tandem créatif prodigieux.
Charlier était un authentique feuilletoniste mais avait-il prévu dès le tome 13 et le début du Cycle du Trésor des confédérés qu'il engageait la série dans une saga qui compterait onze épisodes, réalisée sur une période de 17 ans ? Cette perspective ne lui aurait pas fait peur cependant et ce premier acte en trois temps prouve qu'il avait des plans sur le long terme.
Par ailleurs, la modernité de cette épopée fait écho à la révolution qui métamorphosa le western au cinéma avec la version qu'en donnèrent les réalisateurs italiens, Sergio Leone en tête (qui, d'après le scénariste, envisageait d'adapter Blueberry sur grand écran - ce dont on peut légitimement douter, le génie transalpin ayant juré après Il était une fois dans l'Ouest, en 1969, qu'il ne souhaitait plus filmer d'histoires de cowboys et qu'il n'a signé Il était une fois... La révolution qu'à cause des défections de Peter Bogdanovich et Sam Peckinpah).
Blueberry traduit cette orientation de manière significative déjà dans le diptyque La Mine de l'allemand perdu - Le Spectre aux balles d'or (tomes 11-12), mais plus encore à partir du 5ème Cycle du Trésor des confédérés : le héros y exprime un mélange de sensualité et de virilité inédit, aux moeurs tranchant singulièrement avec les canons du bon cowboy. Mike Donovan est en effet bagarreur, indiscipliné, insolent, buveur, joueur, séducteur, et son allure est négligé, avec sa chevelure hirsute, son éternelle barbe de trois jours, son hygiène douteuse, dans des vêtements dépareillés et sales. Il n'hésite pas à tuer et fait preuve d'un cynisme ravageur pour se justifier. Ses acolytes ne valent guère mieux : Jimmy Mc Clure est un ivrogne et Red Neck est un chasseur de bisons : tous deux aident Blueberry par amitié certes mais aussi appât du gain.
Charlier créé aussi avec Chihuahua Pearl une créature fascinante, à la beauté extraordinaire (silhouette de guêpe, formes pulpeuses, visage d'ange) mais à la moralité carnassière (elle séduit les hommes pour leur fortune). Cette sublime garce possède un charisme fantastique et son (magnifique) portrait (peint) en gros plan sur la couverture du tome 13 indique immédiatement au lecteur qu'il s'agit d'une femme aussi ensorcelante que dangereuse. La galerie des seconds rôles compte d'autres personnages fameux comme le commandante Vigo (dont les révélations finales sur le trésor retournent complètement cette intrigue tortueuse pour en faire une sinistre mascarade), les "hijackers" Finlay et Kimball, le pathétique gouverneur Lopez, ou l'ex-colonel Trevor qui est littéralement L'Homme qui valait 500 000 $.
Pour donner vie et chair à cette collection de héros ambigus et de vilains complexes, Charlier pouvait compter sur le talent de celui qui deviendrait certainement le plus grand dessinateur de sa génération, peut-être même le plus sensationnel graphiste de la bande dessinée réaliste française : Jean Giraud.
Passé par les Arts appliqués, celui que Mézières surnommait "le Mozart de la BD" a ensuite été un des protégés de Jijé : les deux hommes mettront en images le deux westerns réalistes fondateurs que sont Jerry Spring et Blueberry, Giraud aidant son mentor à l'occasion pour se faire la main puis Joseph Gillain assistant son disciple quand il commencerait sa collaboration avec Charlier. Pendant une bonne dizaine d'albums de Blueberry, le style du futur "Gir" restera grandement influencé par celui de son parrain, puis s'en affranchira progressivement à partir des tomes 11 et 12 jusqu'à ne plus rien lui devoir dès le tome 13.
Ce qui ne cesse de subjuguer le lecteur, qui plus est quand il ambitionne de dessiner lui-même, c'est l'aspect foisonnant du trait de Giraud et sa virtuosité. Que ne savait pas dessiner cet immense artiste ? Rien en vérité ! Mais cette aisance tenait à la fois d'une pratique assidue, pour ne pas dire permanente, de son art et d'un authentique génie naturel : à lui seul, Jean Giraud a incarné tout un pan graphique de la bande dessinée, non seulement franco-belge mais mondiale, au même titre que Jack Kirby, Will Eisner, Alex Toth, et tous les grands maîtres du 9ème Art. Devant ce géant, nous sommes tous, apprentis artistes comme lecteurs, des nains.
Giraud était une entité bicéphale : comme chacun le sait, il coexistait en lui Gir, l'homme qui illustrait les aventures de Blueberry et co-créa Jim Cutlass (toujours avec Charlier au scénario, dessiné ensuite par Christian Rossi, un des émules de l'artiste), et Moebius, le graphiste du Garage Hermétique, le collaborateur de Jodorowsky (notamment pour Les Aventures de John Difool dans la saga de L'Incal), concepteur visuel de nombreux films (dont la majorité ne fut cependant jamais tournée). Ces deux identités n'étaient pas étanches, Moebius inspirant Gir comme Gir inspirait Moebius, parfois en réaction, parfois en prolongement.
Le trait de Giraud était celui d'un dessinateur exerçant avec un matériel traditionnel : comme il le disait lui-même, "pour Blueberry, je prends le pinceau". Ses compositions sont détaillées, ses cases sont pleines, ses personnages possèdent une texture presque palpable, avec des hommes aux visages burinés, mal rasés, les vêtements froissés et crasseux, traversant des paysages dont le réalisme est saisissant - en particulier les extérieurs, ces grands espaces plus vrais que nature, mais également les pueblos, les garnisons, les prisons, tout cela est fascinant.
Le tour de force du dessinateur est d'arriver à ne jamais freiner la lecture malgré la densité visuelle de ses plans tout en faisant de celle-ci une force d'attraction envoûtante, qui invite à lire et relire san lassitude ces pages pour en admirer la puissance évocatrice. Tout l'art de Gir est là, dans cette capacité à en donner pour son argent au lecteur, à dessiner en abondance, à en mettre plein la vue : une école à lui tout seul qui a inspiré et inspire encore d'innombrables artistes.
La colorisation limitée à la quadrichromie de l'époque ne rend pas toujours justice à ces images si riches, avec des à-plats parfois criards, même si cela participe désormais au charme de ces bandes dessinées, témoins d'une époque où les techniques d'impression n'étaient pas aussi raffinées qu'aujourd'hui. J'ai toujours regretté que des Intégrales en noir et blanc de Blueberry, à un prix abordable évidemment, ne soient pas publiées, pour permettre aux vieux fans comme moi mais aussi à de nouvelles générations d'amateurs de BD de lire les dessins de Giraud au plus pur d'eux-mêmes.
Oeuvre exceptionnelle en soi, ce Cycle forme à la fois une trilogie impressionnante, pleine de verve narrative et à l'esthétique explosive : au terme de ces trois tomes, on quitte Blueberry en fâcheuse posture mais avec la promesse de nouvelles péripéties jubilatoires produites par un tandem créatif prodigieux.
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