jeudi 6 août 2015

Critique 682 : LE TOUR DE VALSE, de Denis Lapière et Ruben Pellejero


LE TOUR DE VALSE est un récit complet écrit par Denis Lapière et dessiné par Ruben Pellejero, publié en 2004 par Dupuis.
*

Kalia est née en 1917 avec la Révolution socialiste russe. Encore jeune fille, elle s'éprend de Viktor contre la volonté de ses parents qui avaient arrangé son mariage avec un de leurs amis. Mais elle aura raison de cette décision et épousera son bien-aimé.
Ils partent s'installer en ville où ils deviennent parents de deux enfants, un garçon prénommé Sérioja et une fille baptisée Youlia. Viktor gagne sa vie en travaillant sur des chantiers comme maçon lorsque la Russie s'engage dans la seconde guerre mondiale. Pendant les quatre ans qu'il passe sur le front, Viktor laisse Kalia sans nouvelles.
A son retour, il retrouve sa place mais une dispute avec un collègue, pro-stalinien, conduit à sa dénonciation et sa déportation dans un camp de rééducation par le travail en Sibérie. Kalia, estimant ses enfants assez grands pour vivre sans elle, les quitte pour aller rechercher leur père qui n'est pas revenu après avoir purgé sa peine de dix ans.
Là-bas, elle aide Mémère Grounia dans sa ferme et rencontre d'anciens déportés, les Zeks, grâce auxquels elle espère avoir des nouvelles de Viktor. L'un d'eux lui apprendra qu'il a rencontré une autre femme lors du tour de valse, au cours duquel prisonniers masculins et féminins se réconfortaient une fois par mois... 

Pour leur seconde collaboration après le magnifique Un peu de fumée bleue... en 2000, Denis Lapière et Ruben Pellejero confirment la qualité de leur collaboration avec ce nouveau récit complet.

Cette fois, le scénariste a été encore plus ambitieux en situant précisément cette saga dans un contexte historique précis : l'action a lieu en Russie et court sur plusieurs décennies (de 1919 à 1953, quand Staline est mort). Il s'agit d'une évocation puissante et subtile du sort des déportés politiques en Sibérie à travers le destin d'une femme, épouse et mère de famille, qui en réalisant un livre de souvenirs pour son époux avec leurs enfants s'est fixée comme objectif de retrouver celui qu'elle a aimé depuis son adolescence.

Le résultat de cette entreprise est au diapason du dessin de Ruben Pel­le­jero : comme pour Le silence de Malka et Un peu de fumée bleue..., son trait dépouillé et un peu grossier, avec cette encrage plus prononcé qui est devenue sa nouvelle signature, produit des images volontiers statiques et simples, qu'on pourrait isoler comme autant de vignettes d'une grande élégance. Option étonnante que ce raffinement esthétique pour un récit aussi dur.

Mais une fois cette première impression dépassée, on mesure la justesse, la pertinence de cette narration graphique qui donne en vérité une densité, une épaisseur, à l'histoire comme aux personnages. Comme des instants volés à une existence broyée par l'Histoire avec un grand "H", la vie irrigue les pages de l'ouvrage, n'éludant ni la noirceur du propos sans engloutir l'espoir qui anime, sans faille, l'héroïne. Du grand art.

Le script traduit parfaitement à la fois les clichés liés à la Sibé­rie et ses déportés tout en veillant à ne pas s'en contenter : ce territoire hostile, froid et âpre, est un décor à la fois terrible et formidable pour un drame. En écrivant sur ces paysages, les conditions inhumaines de ceux qui y sont envoyés, Lapière dit que c'est justement le recueil de la parole qui empêche ces damnés d'être oubliés.

La narration est développée avec beaucoup de sobriété, évitant tout pathos, nous émouvant sans facilité : le des­tin brisé de cette famille dans l'URSS sta­li­nienne d’après-guerre est d'une grande force et d'une grande subtilité, multipliant les effets d'écriture (la correspondance de Kalia avec ses enfants, la réalisation du "Livre de Papa", la transcription des souvenirs du Zek) qui donnent une profondeur rare au propos. Jusqu'au bout, l'issue de la quête de l'héroïne demeure incertaine et le dénouement, romanesque sans être exagérément optimiste, passe sans problème.

Cette bande dessinée magistrale reprend habilement la philosophie d'Hanna Arendt selon laquelle le fascisme ne veut pas seulement exterminer les hommes qui se rebellent contre lui mais effacer toute trace de leur existence, les faire disparaître de l'Histoire. En accompagnant Kalia dans son périple, c'est aussi cela que cet album évoque et contre lequel ses auteurs luttent.

Aucun commentaire: