jeudi 6 août 2015

Critique 681 : UN PEU DE FUMEE BLEUE..., de Denis Lapière et Ruben Pellejero


UN PEU DE FUMEE BLEUE... est un récit complet écrit par Denis Lapière et dessiné par Ruben Pellejero, publié en 2000 par Dupuis.
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A l'âge de 12 ans, Laura remarque Ludvik dans un camion transportant des détenus politiques de leur prison à une caserne où ils sont torturés. La jeune fille vit non loin de là, seule avec sa mère qui tient une auberge, "La Route des Dames", car les épouses des suppliciés viennent les y apercevoir.
A la libération de Ludvik, Laura devient son amante et le suit en ville. Mais le passé douloureux de cet auteur de théâtre le rattrape et mine leur relation. Il finit par disparaître en rejoignant un groupuscule de chasseurs de tortionnaires.
Laura rentre auprès de sa mère et raconte une nuit son histoire à un photographe de passage qui, sans le lui dire, a croisé Ludvik durant ses voyages...

Ce très beau one-shot est hanté par la poésie de Tristan Corbière (1845-1975) dont un des textes fournit une partie de la trame du récit. Il s'agit en particulier de la deuxième strophe de Petit Mort pour Rire :
Va vite, léger peigneur de comètes !
Les herbes au vent seront tes cheveux ;
De ton oeil béant jailliront les feux
Follets, prisonniers dans les pauvres têtes...

Les fleurs de tombeau qu'on nomme Amourettes
Foisonneront plein ton rire terreux...
Et les myosotis, ces fleurs d'oubliettes...

Ne fais pas le lourd : cercueils de poètes 
Pour les croque-morts sont de simples jeux, 
Boîtes à violon qui sonnent le creux... 
Ils te croiront mort - Les bourgeois sont bêtes -
Va vite, léger peigneur de comètes !

Ces trois vers sont recopiés sur six cigarettes que va fumer Laura, l'héroïne de cette histoire, exhalant des volutes de fumée bleue en déclarant : 

"Parfois, je me dis que je ne suis qu'une jeune femme
dont l'âme se consume lentement en un peu de fumée bleue."

Lorsque j'ai lu pour la première fois ce récit complet au moment de sa parution, j'ai été saisi par sa capacité à susciter une émotion simple et poignante, un sentiment que j'ai retrouvé intact en rouvrant cet album qui est celui que je préfère parmi les deux produits par ses auteurs.

Dans le dossier qui complète les 76 pages de cette histoire, Denis Lapière revient sur sa genèse : le projet est né après sa rencontre au festival d'Angoulême avec Ruben Pellejero, dont l'épouse a servi d'interprète. Au départ, le scénariste a soumis à l'artiste un synopsis d'une dizaine de pages qui pouvait aboutir à plusieurs développements possibles. Après en avoir discuté, les deux hommes ont structuré ce premier jet pour aboutir à une narration parallèle, alternant scènes dans l'auberge aux dialogues déliés et scènes passées du point de vue de Laura avec une voix-off au ton plus sec. Lapière a ensuite épuré son script qui correspondait initialement à un livre de 150 pages.

Bien qu'il se défende d'avoir voulu évoquer un pays sous le joug d'une dictature en particulier, l'auteur suggère quand même fortement que l'action se déroule en Europe de l'Est - il sera plus affirmatif avec Le Tour de valse, son autre opus réalisé avec Pellejero quatre ans plus tard, situé en Sibérie.

La grande qualité du scénario tient à sa manière d'en dire peu mais bien : la justesse du ton, la bonne distance prise avec les événements, l'humanité fêlée des personnages, tout est là. Lapière n'a pas à forcer pour émouvoir le lecteur et lui faire sentir comment des êtres humains peuvent être si brisés que même l'amour ne peut les réparer.

De plus, en choisissant de faire de Laura à la fois l'actrice principale et la narratrice, il place son aventure dans une perspective où l'intime prime sur la leçon d'Histoire. C'est une histoire sur le deuil et la renaissance, avec cette jeune femme de 17 ans qui consomme littéralement ce qui reste de l'amour qu'elle a éprouvé pour un homme tout en étant désormais prête à en aimer un nouveau.

Et quelle belle trouvaille que la révélation faite au lecteur in fine quand on découvre que le photographe a croisé Ludvik, transformant cet auditeur apparemment surgi de nulle part en visiteur providentiel. 

Pour les dessins de cet album, le fan de cet immense artiste catalan qu'est Ruben Pellejero (qui livrera cet automne sa version de Corto Maltese, écrite par Juan Diaz Canales, le scénariste de Blacksad) le retrouvera avec le style déjà à l'oeuvre pour Le Silence de Malka (dont j'ai parlé ici : Le silence de Malka). 

Il cerne ses personnages et décors d'un trait noir et plus épais que sur la série Dieter Lumpen et applique des couleurs aux teintes choisies en fonction des époques évoquées et des ambiances. Les scènes dans l'auberge, où Laura est avec le photographe, privilégient les bruns, les oranges, une palette chaude, propice à la confidence ; tandis que les flash-backs se distinguent par des tons plus froids, avec des camaïeux de bleus et de gris où seule la chevelure rousse de Laura contraste.

Le résultat est magnifique, à la fois dans la rondeur du trait, sensuel, et la noirceur qui entoure les protagonistes, comme cernés par les ténèbres de la répression, de la douleur, du chagrin. Voilà, en somme, comment le dessin ajoute de la poésie à un récit déjà très poignant.

Un chef d'oeuvre.    

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