dimanche 16 avril 2023

dernière sortie sur THE DEUCE


Quatre ans après la fin de sa diffusion, j'ai enfin pris le temps de suivre la dernière saison de The Deuce, une des toutes meilleures séries produites par HBO. J'ignore pourquoi j'ai laissé passer autant de temps, peut-être craignais-je d'être déçu. Le show créée par David Simon, George Pelecanos et Richard Price ne déçoit pourtant pas à l'heure de faire ses adieux. Huit épisodes crépusculaires et nostalgiques.

CE QUI SUIT COMPORTE DES SPOILERS.


Six ans se sont écoulés. Alors que se profile l'année 1985, New York est en pleine restructuration urbaine sous l'impulsion de l'ambitieux Gene Goldman qui s'appuie sur le capitaine Alston pour faire le ménage dans les quartiers chauds, comme celui de la 42ème Rue (The Deuce), où sévit toujours la prostitution, le trafic de drogue et la pornographie.


Vincent Martino renoue avec son ex-femme Andrea alors que le couple qu'il formait avec Abby bat de l'aile. Candy et Harvey se disputent sur la direction à faire prendre à leurs films X car le marché évolue et le porno amateur séduit de plus en plus de clients. Lori Madison sort de sa cinquième cure de désintoxication et reprend vite le chemin des tournages en Californie.


Frankie Martino se brouille avec son protecteur Rudy Pipilo car il deale de la drogue, dont le caïd italien de la vieille école ne veut pas entendre parler même si cela lui rapporterait encore plus d'argent. Candy rencontre un homme, Hank Jaffe, conseiller financier, qui la séduit sans être gêné par son passé de prostituée et d'actrice de films X. Lori réfléchit à l'avenir et à sa reconversion.


Abby fait la connaissance d'une street-artist, Pilar, dont elle devient la maîtresse, ce qui l'éloigne encore plus de Vincent, même s'il fait mine de ne pas se vexer. Candy songe à tourner un film porno féministe mais manque de fonds, Harvey refusant de la suivre dans ce projet et Hank ne parvenant pas à la convaincre de l'aider financièrement. Todd apprend qu'il a le SIDA et revoit ses priorités avec Paul alors que sa carrière de comédien au théâtre décolle. 


Frankie est tué par un client qui l'accusait de lui avoir vendu de la drogue de mauvaise qualité. Mais ce dernier est le fils d'un parrain et Rudy jure à Vincent qu'il ignore où il se cache. Lori revient à New York pour passer une audition pour un film traditionnel, mais c'est un échec humiliant. Invitée par Abby, Candy rencontre des militantes féministes qui veulent que le gouvernement fasse voter une loi pour interdire la pornographie et tente de les convaincre que son travail se distingue de la production habituelle.


Todd meurt du SIDA avec ses parents, appelés par Paul, à ses côtés. Paul décide de s'investir dans l'activisme pour alerter sur l'épidémie qui décime le milieu gay alors que les pouvoirs publics ne font rien. Dévasté par la mort de Frankie, Vincent obtient des renseignements sur celui qui l'a tué et se venge. Abby quitte Pilar pour soutenir Vincent mais est horrifiée en devinant ce qu'il a fait. Lori, de retour en Californie, découvre que son homme la trompe et elle le quitte. Pour subsister, elle se produit dans des clubs de strip-tease avec le projet de revenir à New York pour de bon.


De retour en ville, Lori reçoit l'aide de Candy qui l'embauche pour son film avec l'espoir que cela attirera des investisseurs. Mais, le soir même, après avoir fait une ultime passe avec un inconnu sur la 42ème Rue, Lori se suicide, sûre que son passé ne lui permettra jamais de se réinventer. Alston et Goldman obtiennent du maire Koch la fermeture des bordels, bars et saunas pour des mesures de santé publiques, rassurant ainsi les promoteurs immobiliers qui veulent rebâtir. Rudy, qui a couvert la vengeance de Vincent, est abattu par Tommy Longo, son bras-droit. Candy préfère accepter de tourner à nouveau comme actrice pour boucler le budger de son film plutôt que d'être aidé par Hank, ce qui acte leur séparation.


2019. Vincent Martino revient à New York à l'occasion du mariage de son neveu. Il apprend dans un article du journal la mort, à 73 ans, de Candy, dont le seul film traditionnel est réédité en DVD. En flânant sur la 42ème Rue le soir, il croise les fantômes de son passé et s'engouffre dans le métro, accompagné par celui de son frère Frankie...

The Deuce semble désormais, en 2023, d'un autre âge, d'un autre temps. Verra-t-on à nouveau une série de ce calibre, de cette ambition, sur un sujet aussi délicat ? On peut se poser la question au moment où HBO est en pleine restructuration car la chaîne à péage, propriété du groupe Warner Discovery, vit ses dernières heures et sera rebaptisée MAX, avec de nouvelles productions sur le long terme, pour (re)conquérir ses abonnés perdus.

Déjà, après une première saison phénoménale, The Deuce avait dû revoir sa narration à la baisse : ses créateurs, David Simon, George Pelecanos et Richard Price, avait des plans courant sur plusieurs saisons, avec le rêve de montrer l'évolution de ce quartier et de New York des années 1970 à nos jours. La chaîne ne leur donnait plus que trois saisons pour boucler leur saga, et, avec un art consommé de l'ellipse, ils transformèrent l'essai lors d'une saison 2 toujours aussi magistrale.

Pourtant, quand la troisième et dernière saison fut disponible, je ne me jetai pas dessus. Pourquoi ? Je l'ai oublié. Sans doute étais-je accaparé par une autre série alors (c'était en 2019, une éternité quand on considère que c'était avant le COVID, la guerre en Ukraine...). Peut-être aussi avais-je peur d'être déçu ? Ou voulais-je différer le moment de dire "adieu" aux personnages de The Deuce

Finalement, cette semaine, je m'y suis mis. Et non seulement je n'ai pas été déçu, mais j'ai été une fois encore impressionné, et même ému. Car la mélancolie est omniprésente dans ces huit derniers épisodes, dont Vincent Martino est le coeur. Celui-ci, comme Frankie Martino, son jumeau, est incarné par James Franco, qui est absolument bluffant (il signe aussi la réalisation de l'épisode où Frankie trouve la mort). Mais entre-temps, l'acteur a été rattrapé par le tribunal médiatique du mouvement #MeToo, ce qui l'a contraint à ne plus tourner pendant trois ans (de 2020 à 2023) après qu'il a avoué des relations avec des étudiantes suivant des cours de comédie qu'il donnait.

Si j'évoque cette triste affaire, c'est parce qu'elle trouve un écho troublant avec le propos de The Deuce où il est question de l'industrie du cinéma pornographique, de la prostitution (et du trafic de drogue). C'est aussi pour cela que je posais la question au début sur la possibilité de voir un jour à nouveau une série traitant de sujets pareils. L'époque a tellement changé depuis le scandale Harvey Weinstein qu'on se croirait parfois revenu à cette évocation du puritanisme de l'ère Reagan où il était question d'interdire les films X et d'éradiquer la prostitution.

Je ne défends ni l'un ni l'autre, mais je ne crois pas que prohiber le porno et la prostitution soit une solution. Il y aura toujours des films X sur le Net, d'une manière ou d'une autre, sans doute tournés dans des conditions dégueulasses (comme du gonzo) et c'est idem pour la prostitution (alors que dans certains pays, elle est encadrée, les travailleuses du sexe protégées, etc.). On sait aussi que d'anciennes stars du X ont un discours souvent plus posé et intelligent sur ce milieu que certains sociologues (avérés ou auto-proclamés) et politiques, mais encore faudrait-il les entendre (je pense à Ovidie par exemple, qui ressemble à Candy dans The Deuce par certains aspects).

En nous ramenant en 1985, la série revient sur l'épidémie du SIDA, qu'on appelait le "cancer des pédés" et qui était ignoré par les pouvoirs publics, jusqu'à ce que des activistes portent la question sur la place publique et que des célébrités avouent être atteintes de ce mal. Aujourd'hui, grâce à des thérapies, les porteurs du virus survivent plus longtemps, mais il faut tout de même rappeler que le SIDA existe toujours, n'est pas éradiqué.

La force de The Deuce, finalement, c'est, en regardant dans le rétroviseur, de prouver que beaucoup de choses changent, et que rien ne change. Même aujourd'hui, dans notre époque où tout est commenté, noyé dans un déluge de paroles dénué de sens ou qui file la nausée, on continue de considérer la société et ses maux comme des problèmes à gérer et non à résoudre, négligeant la part humaine qui les crée ou les subit. Ainsi l'ambitieux et hypocrite Gene Goldman veut nettoyer les villes mal famées de Big Apple pour rendre la cité à nouveau attractive pour des business men et s'appuie sur un flic efficace qu'il paie grassement pour harceler, intimider, faire fuir tous ceux qui se dressent sur leur chemin.

Mais, au final, là encore, le problème n'est pas réglé : Alston embarque Goldman un soir pour une virée dans le Bronx afin qu'il voit où ont déménagé les putes, leurs macs, les toxicos, les gangsters. Rien n'a été réglé, simplement déplacé, jusqu'à ce que les promoteurs décident d'investir dans cet autre quartier. Goldman est un personnage antipathique jusqu'au bout, n'assumant pas ses propres turpitudes, et fermant les yeux tant que ses objectifs sont atteints. Il n'est ni un urbaniste, ni un visionnaire, ni même un politicien, juste un profiteur, un jouisseur cynique.

Qu'importe que des vies soient brisées, des individus comme lui sont convaincus que c'est la marche du progrès ou des bénéfices, c'est selon. A l'autre bout de ce spectre capitaliste, Frankie Martino aura moins de chance que Goldman : il périt tristement, pathétiquement par là où il a péché, victime d'un client rancunier, entraînant sans le savoir une cascade de règlements de comptes (avec pour victime collatérale son protecteur, Rudy) et de chagrins (celui de son frère en premier). Anti-héros flamboyant, il a fini, baignant dans son propre sang, sur le parquet de la boîte de nuit de son frère, quelque temps après avoir enregistré une vidéo avec femme et enfants pour que son petit dernier ait un souvenir - étrangement prémonitoire.

Le casting de la série se resserre sur ses protagonistes les plus emblématiques et leurs interprètes rendent justice aux rôles qu'ils ont porté durant trois saisons épiques. Emily Meade est particulièrement bouleversante et la scène de son suicide vous cueille à froid, au moment où on s'y attend le moins, avec une brutalité sèche terrible. Margarita Levieva et Chris Coy incarnent deux amants que le destin n'épargnent pas, mais avec une dignité admirable. Luke Kirby est parfaitement infect dans le costume de Goldman alors que Lawrence Gilliard Jr. est impeccable en capitaine Alston à la lucidité implacable.

Toutefois, les deux monarques de The Deuce restent jusqu'au bout Maggie Gyllenhaal, toujours aussi charismatique et classe en Candy, et James Franco, dont l'ultime promenade sur la 42ème Rue, est bouleversante. Certains ont reproché aux auteurs cette scène finale, comme si elle idéalisait un passé sordide mais fantasmé. Moi, j'ai trouvé ça poignant, très beau, une issue élégante.

Quand même, c'était bien, The Deuce.

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