mercredi 12 avril 2023

DANGER STREET #5, de Tom King et Jorge Fornes


Danger Street est un véritable ovni, qui ne ressemble à aucun autre comic-book actuel (voire passé). Tom King signe sûrement là son oeuvre la plus inattendue, la plus originale, comme il le souhaitait lui-même en affirmant vouloir proposer une histoire qui le sorte de sa zone de confort. Avec Jorge Fornes, il trouve d'ailleurs un artiste capable de le suivre partout en s'adaptant avec une aisance étonnante. Comme le prouve encore cet épisode à la fois foutraque et glaçant.
 

Orion surprend Warlord et Starman déterrant le cercueil de Good Looks : un combat s'engage, qui va attirer sur site "Lady Cop" et les Dingbats. Cependant, le Manhunter s'en prend à un nouveau membre de la Green Team, tandis qu'un autre passe un marché avec Codename Assassin et que Jack Ryder a une explication avec Batman...


Au fur et à mesure que la publication de Danger Street se poursuit, je cherche, parfois vainement, à quoi comparer cette mini-série qui me désarçonne et me ravit à la fois. Elle ne ressemble effectivement à rien de ce qu'écrit d'habitude Tom King, et Jorge Fornes produit quelque chose qui, graphiquement, n'a non plus rien à voir avec son travail précédent sur Rorschach, avec le même auteur.
 

Bien entendu, comparaison n'est pas raison et ce n'est pas non plus une obsession de ma part. Mais quand vient le moment de rédiger la critique d'un nouvel épisode de Danger Street, des références sont utiles pour vous faire partager mon ressenti, vous donner quelques clés.
  

Tout au long des cinq premiers épisodes de Danger Street, ce qui m'a frappé, c'est la manière avec laquelle Tom King réussissait à faire coexister dans une même histoire des personnages aussi différents, en provenance d'une série anthologique des années 1970. Comment il parvenait à assembler les pièces de ce puzzle qui, initialement, ne formaient pas une seule image, sinon celles d'être issues du catalogue d'un même éditeur (DC Comics).


Et puis, cette fois, avec ce cinquième épisode, j'ai eu une sorte de flash. Je venais de lire les trente pages de ce numéro, j'avais pris quelques notes pour cette critique, et j'étais passé à autre chose. Plus tard, alors que je ne pensais pas à Danger Street, un nom s'est imposé à moi pour comparer ce comic-book à quelque chose d'antérieur.

Si vous connaissez Robert Altman, vous savez qu'il s'agissait d'un cinéaste américain (1925-2006), qui connut la gloire dans les années 1970, notamment en remportant la Palme d'or du Festival de Cannes en 1970 pour M.A.S.H. mais aussi l'Ours d'or à Berlin en 1976 pour Buffalo Bill et les indiens et le Lion d'or à Berlin en 1993 pour Short Cuts (une sorte de grand chelem, que seul Henri-Georges Clouzot avant lui réussit). C'était ce qu'on appelle un indépendant, qui fit partie du Nouvel Hollywood au même titre que Scorsese, Lucas, Coppola, Spielberg, de Palma, etc, mais qui ne transigeait pas avec le système des majors - ce qui lui valut de traverser les années 80 plus difficilement.

Mais ce qui nous intéresse ici, avec Altman, c'est que beaucoup de ses films les plus connus étaient ce qu'on appelle communément des films choraux, sans rôles principal, mais avec une troupe d'acteurs qui se partageait l'affiche, dont les personnages se croisaient dans une même histoire. Altman était considéré comme le maître de ce sous-genre, notamment avec Nashville, un de ses plus fameux longs métrages, puis plus tard Short Cuts.

Et c'est exactement ce à quoi fait penser Danger Street : c'est un comic-book choral, avec un ensemble de personnages qui se croisent au sein d'une même histoire alors que rien ne les y prédestinait. Parfois une grappe de ces personnages sont réunis par un élément, comme Orion, Starman, Warlord, les Dingbats, Lady Cop par Good Looks. Dans cet épisode, Warlord et Starman déterrent le cercueil du pauvre gamin pour procéder à une cérémonie magique qui, espèrent-ils, le ressucitera (puisque Starman l'a accidentellement tué). Mais Orion s'en mêle. Et Lady Cop est envoyée dans le cimetière où éclate une bagarre dantesque entre Orion et Starman. Et les Dingbats, témoins de cet affrontement, veulent en profiter pour venger leur ami.

C'est du Altman revu par King avec des personnages DC. Des gens qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, qui n'auraient jamais dû se rencontrer, et qui convergent tous vers le même point, droit dans la gueule du loup, droit dans les flammes. En cinq épisodes, Tom King les aura réunis et nous aura embarqués dans cette aventure improbable mais qui trouve sa culmination de manière étonnamment logique. Puisque Orion comme Lady Cop comme les Dingbats recherchaient tous Starman et, dans une moindre mesure, Warlord jusqu'alors.

Il y a quelque chose qui a insensiblement changé dans le dessin de Jorge Fornes au cours des derniers mois. On reconnaît bien son style faussement simple, mais toujours très détaillé, avec ce découpage strict, rigoureux, d'une remarquable fluidité, qui vous mène par le bout du nez exactement là où il l'a décidé. C'est l'école Mazzucchelli, sa référence indiscutable, elle-même influencée par Caniff, Sickles, Toth, le "less is more".

Mais ce qui a subtilement changé, c'est l'encrage, plus fin, et qui fait désormais penser à celui d'un Lee Weeks, cet immense artiste underrated, souvent mal servi par des encreurs, et qui quand il s'en charge lui-même se révèle à son meilleur. Fornes comme Weeks n'est pas un artiste démonstratif, on croit donc, à tort, que son dessin a quelque chose de facile, de presque sommaire, alors qu'en vérité, et c'est beaucoup plus exigeant, plus difficile, c'est un dessin qui vise la justesse.

Le dessin dans la bande dessinée, c'est l'art de choisir la bonne image, et dans cette bonne image, le bon angle de vue, la bonne valeur de plan, l'expression parfaite pour les personnages, le bon dosage dans les détails des décors. Certains dessinateurs perfectionnent ces choix durant toute une carrière, d'autres ont l'oeil comme on dit de certains musiciens qu'ils ont l'oreille absolue pour savoir  comment dessiner la bonne image, avec les bons ingrédients, les bonnes notes. Fornes est en train d'atteindre ce niveau d'excellence où sa narration parle pour lui, sans effort apparent, mais avec une efficacité redoutable, celle où le lecteur ne se rend même plus compte à quel point c'est agréable, naturel de lire ses planches.

Un excellent exemple de cette maîtrise se situe dans deux scènes hors de la trame principale de l'épisode. Dans la première, le Manhunter s'en prend à un deuxième membre de la Green Team, Cecil Sunbeam, qui se définit comme un starmaker dans le milieu du cinéma. Leur première rencontre se solde par un échec du tueur, qui se dégonfle au moment d'exécuter Cecil et qui s'éclipse sous les moqueries de sa cible. Puis il revient quelques pages plus tard et là, il supprime froidement Cecil en l'étranglant. Le meurtre est rapide, une planche, avec un découpage classique (des cases occupant toute la largeur de la bande), ce qui rend encore plus effroyable le sort réservé à Cecil, qui s'il était un gamin odieux était quand même un adolescent, un enfant. Et du coup on est terrifié par le Manhunter pour qui tuer un gosse ne pose aucun problème.

La seconde scène est un dialogue entre Jack Ryder/the Creeper et Batman. Ce dernier vient sommer le premier d'arrêter de parler des Outsiders. Mais contre toute attente, Ryder ne se dégonfle pas (contrairement au Manhunter) et finit par reprendre sa place devant les caméras de son JT, abordant la peur que provoquent les super-héros tout en expliquant que, plus certainement, les super-héros ont peur du public, de ne pas être acceptés, appréciés, adoubés par lui. L'aplomb de Ryder nous impressionne car, contrairement aux moments où il apparaît grimé en Creeper, ricanant et violentant des malfrats, il fait preuve d'un sang-froid incroyable face à Batman, dont il connaît la double identité, l'existence de milliardaire, la compagnie de ses Robins, etc. Là encore, Fornes, suivant le script de King, opte pour un découpage sec, un "gaufrier", avec deux hommes de profil, qui se défient. Et l'impuissance de Batman est encore plus terrible car il se heurte à un type en apparence normal, sûr de son fait, et le renvoyant dans les cordes sans effort.

Pour cela - l'inspiration "altmanienne" de King, la rigueur de Fornes, l'improbabilité virtuose de leur collaboration avec ces personnages, leurs interactions - , Danger Street est jubilatoire, imprévisible, sensationnel. Quelle série !

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