samedi 24 décembre 2022

KROMA #2, de Lorenzo de Felici


Kroma revient et ce deuxième épisode (sur quatre) est aussi, sinon plus beau et terrifiant que le premier. Lorenzo de Felici signe vraiment une oeuvre magistrale, qu'on attribuerait à un auteur expérimenté si on ne savait pas qu'il s'agit de son premier script. La mise en image est splendide, avec un usage des couleurs renversant.


Zet transpercé par la lance d'un garde du prêtre Makavi, Kroma est terrifiée mais préfère fuir au péril de sa vie que retourner en cellule et être la captive du magistrat de la cité pâle.


Le prêtre Makavi ordonne à son homme de main, Damog d'aller cherche Kroma dans la forêt avec une bande de soldats. La jeune fille se réveille en voyant le fantôme de Zet qui la guide loin du danger.


Des crocodiles géants dévorent une partie de la troupe conduite par Damog avant que celui-ci et son second, Devu, ne rattrapent Kroma au sommet d'un monticule. Un oiseau géant la sauve in extremis.


Sous le plumage aux couleurs flamboyantes du volatile se cache un vieillard, Soristo, banni jadis de la cité pâle et qui offre son aide à Kroma. Ensemble ils parcourent un paysage chatoyant.


Parvenus au "nid" de Soristo, Kroma l'écoute expliquer comment il a décrypté le code des couleurs des animaux sans pourtant réussir à communiquer avec eux. Pour cela, il lui manque une "clé"...

Le premier épisode s'était conclu sur un cliffhanger terrible avec la mort de Zet, ce jeune apprenti qui voulait aider Kroma à quitter sa cellule. La jeune fille était utilisée pour entretenir de vieilles superstitions dans une cité régie par un prêtre fanatique et manipulateur auprès d'habitants qui avaient fui la colère d'un roi des couleurs après qu'un d'entre eux l'ait irrité.

En une cinquantaine de pages, Lorenzo de Felici, surtout connu pour avoir co-créé et dessiné Oblivion Song (co-créée et écrit par Robert Kirkman) et avoir participé au projet collectif Infinity 8, nous livrait le premier chapitre d'une histoire fascinante, profonde et troublante, avec une maturité exceptionnelle.

Aucun hasard pourtant dans cette maîtrise car, comme il y revient à nouveau dans la postface de ce deuxième numéro, Kroma est un projet longuement mûri. L'italien explique que l'idée initiale remonte à une dizaine d'années et était destinée au marché de la BD européenne. Mais après le refus de plusieurs éditeurs et de multiples réécritures, dont une avec l'aide d'un scénariste français, il préféra remiser son récit en attendant que l'horizon ne s'éclaircisse. Puis Robert Kirkman lui proposa Oblivion Song...

En confiance avec son partenaire et Image Comics, de Felici sut qu'il avait trouvé là un endroit et des auditeurs prêts à l'aider à porter son histoire à son terme. Comme il le raconte, entre temps, Kroma a beaucoup évolué, il a ramené l'intrigue à l'essentiel et pu la faire publier comme il l'entendait, soit à raison de quatre épisodes king-size, en assumant seul scénarion dessin, encrage et couleurs.

Très vite, dans ce nouveau chapitre, on sort de la cité pâle dont s'échappe, acrobatiquement, Kroma. Nous voici à ses côtés dans la forêt aussi belle que dangereuse, avec sa faune grotesque et inquiétante. Elle est traquée par Damog, un soldat zélé qui entend bien la ramener au prêtre Makavi qui la séquestrait, mais pas forcément en vie, car ce sinistre sire la considère comme une authentique créature maudite.

Le sauvetage de Kroma est l'occasion d'un rebondissement ébouriffant puisqu'il introduit un nouveau personnage : Soristo est un vieillard excentrique qui se camoufle avec un déguisement d'oiseau et vit dans un "nid". On apprend ensuite qu'il a été banni de la cité pâle, où il était enseignant, au prétexte qu'il s'était "égaré" - en vérité il avait remis en question les croyances propagées par les religieux. Depuis il vit dans cet environnement hostile où il a appris à décoder les couleurs des animaux qui le peuplent mais sans réussir à communiquer avec eux. Pour cela, il lui manque une "clé"...

On comprend instantanément que Kroma est cette "clé" et on devine aussi vite que Soristo, sous des dehors sympathiques, n'est pas net. Son existence solitaire, au contact d'une nature aussi mystérieuse, semble même l'avoir rendu fou. Sa manière de parler est aussi illuminée que celle du prêtre Makavi, et cela donne une ambiguïté épatante au récit. Ce qui se passe dans la cité n'était pas rassurant, mais ce qui se joue en dehors, au-delà des "monstres" qui y vivent, ne l'est pas davantage. La jeunesse de Kroma et la tension qui l'anime aide à s'identifier. Même si elle voit le fantôme de Zet et suit ses conseils...

De Felici nous guide jusqu'à une nouvelle chute absolument effrayante. La densité des épisodes est palpitante, mais le rythme du récit est tel qu'on ne voit pas le temps passer et on n'a jamais le sentiment d'être submergé par tout ce que nous dit l'auteur. Il a trouvé un équilibre magistral entre ce qu'il veut suggérer et ce qu'il veut expliquer, laissant de l'espace au lecteur tout en lui fournissant le nécessaire pour ne pas être perdu dans ce monde à la fois envoûtant et angoissant. Il n'oublie pas non plus de nous émouvoir, comme dans une saynète poignante où Kroma feuillette le carnet qu'elle avait subtilisé à Zet et dans lequel elle trouve son portrait dessiné -et qu'elle agrémente avec des pigments de couleurs.

Visuellement, Kroma est un comic-book splendide et pour tous ceux qui pensent que "c'était mieux avant" dans la BD (américaine ou d'ailleurs), le travail de Lorenzo de Felici devrait les convaincre qu'au contraire le neuvième Art sait encore fréquemment nous subjuguer par les visions d'artistes inspirés.

En changeant de cadre, la série nous plonge dans une déluge chromatique vertigineux, grisant. De Felici nous éblouit avec des splash-pages étourdissantes, mais son découpage est aussi admirable par la fluidité et la vigueur qu'il possède. L'action du premier tiers de l'épisode est menée tambour-battant, réservant son lot de surprises. Jamais le dessinateur ne cède à la facilité.

La suite est plus apaisée avec le chemin parcouru par Kroma et Soristo. De Felici "coupe le son" à l'occasion pour laisser parler ses images par elles-même, sans que la lisibilité ne soit entamée. Ces silences au contraire fonctionnent comme un contraste puissant où l'on partage l'émerveillement de Kroma mais aussi son appréhension puisque, comme elle, nous ignorons où nous allons.

Généralement, Lorenzo de Felici privilégie des cases de dimensions généreuses pour qu'on appréhende le décor et les proportions entre personnages et environnement. Cela produit un effet percutant car les compositions de l'artiste sont impeccables, la façon dont il joue avec les ombres, la valeur des plans nous maintiennent constamment aux aguets.

Ce mélange de sidération et d'accalmie fait tout le sel de cette série. Je repense alors à Isola, la série de Brandon Fletcher et Karl Kerschl (en rade depuis deux ans et demi), qui, avec des auteurs plus aguerris, ne rivalisait pas avec ce projet hallucinant de beauté, de poésie et de terreur.

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