mercredi 14 décembre 2022

DANGER STREET #1, de Tom King et Jorge Fornés


Après avoir été déprogrammée, voici enfin la nouvelle mini-série écrite par Tom King et dessinée par Jorge Fornes : Danger Street. Le projet est peu commun, tout comme la longueur des épisodes (35 pages) et l'ampleur du casting (une trentaine de personnages). C'est parti pour douze numéros avec l'arrière-ban des héros DC pour une aventure qui s'annonce à nulle autre pareille.


L'agent de police Liza Warner arrête les Dingbats de Danger Street, une bande de gamins turbulents qui roule en quad sans permis. Elle leur conseille d'aller sur la plage et de la rappeler pour les raccompagner.


Un trio composé de Starman, Metamorpho et Warlord roulent eux aussi en direction de la plage. Ils évoquent leur projet d'intégrer la Justice League en se servant du casque de Doctor Fate pour invoquer, défier et vaincre Darkseid.


Le Manhunter Mark Shaw est appelé par le Grand Maître qui lui désigne sa nouvelle cible. Il s'agit d'éliminer un groupe d'enfants sur le point de commettre un acte monstrueux : la Green Team. Et il convient d'être prudents car s'ils sont jeunes, ils sont plein de ressources.


La Green Team reçoit justement Jack Ryder, un journaliste récemment licencié par la chaîne NBS, et à qui elle souhaite confier un programme sur leur propre média. Mais avant, il l'interroge à propos d'une bande : les Outsiders.


Il est l'heure pour Warlord, Starman et Metamorpho de convoquer Darkseid au moyen du casque du Dr. Fate. Mais rien ne va se passer comme prévu et même tourner au drame quand un des Dingbats surprend la scène...

Tom King a eu l'idée de Danger Street en relisant DC First Issue Special, une collection de 13 one-shots parue entre Avril 1975 et 1976. Aujourd'hui oubliées, ces histoires mettaient en scène des héros méconnus comme Doctor Fate ou des créations originales comme Ladycop, réalisées par des auteurs et artistes de renommée (comme Jack Kirby, Gerry Conway, Dennis O'Neil, Walt Simonson...). Le résultat est de qualité très variable, le plus improbable côtoyant le très bon.

Pour le scénariste amoureux des personnages tombés dans les limbes mais un peu las de n'écrire que sur des héros solitaires ou en couple, s'est alors présenté un défi fou : imaginer une intrigue dans laquelle les protagonistes des épisodes de DC First Issue Special se croiseraient et partageraient les mêmes péripéties.

Tout comme The Human Target, King a écrit son script intégralement avant de le remettre à un artiste, tout en étant disposé à corriger quelques éléments ultérieurement. Il lui fallait un partenaire solide pour animer un tel lot de personnages, de décors et d'événements et après la réussite que fut leur Rorschach, le choix de Jorge Fornes s'est imposé.

L'artiste espagnol s'est investi pleinement dans ce challenge et c'est d'ailleurs pour cela que Danger Street a vu sa sortie décalée car, avec une pagination plus conséquente aussi, il n'était pas question cette fois de faire un break dans la parution. Initialement, King et Fornes avaient même pensé rendre leur mini-série bimensuelle ! Pour compléter l'équipe, le coloriste Dave Stewart (lui aussi ayant officié sur Rorschach) a rempilé.

Dit comme ça, Danger Street peut sembler une bizarrerie plus ou moins attirante. Mis à part la mention de Darkseid comme grand méchant auquel souhaitent ce confronter quelques-uns des héros, pas de vedettes dans ce récit - à moins que vous soyez un fan absolu de Dr. Fate ou Metamorpho ou du Creeper par exemple.

Et pour le critique aussi, l'entreprise peut susciter quelque doute : à quoi tout cela va ressembler ? Les personnages vont-ils cohabiter intelligemment malgré leurs énormes diférences ? Est-il même seulement possible qu'ils puissent partager une même histoire ?

Je ne suis sans doute pas le plus objectif pour vous conseiller le nouveau projet de Tom King et de Jorge Fornes car j'avais beaucoup aimé Rorschach, et King est un de mes scénaristes favoris. Mais ça ne signifie pas que j'hésiterai à estimer justement Danger Street si ça ne me plaisait pas (comme ne m'avait pas plu Heroes in Crisis ou comme Strange Adventures m'avait un peu déçu).

Pourtant, ce premier épisode m'a emballé et me fait espérer qu'on débute une saga passionnante, très originale, à la fois atypique, barré et mélancolique. Tout d'abord pour le casting lui-même : on fait la connaissance de pas moins d'une quinzaine de personnages rien que pour cet épisode, et ce n'est jamais indigeste, jamais trop. King en regroupe certains, fait se croiser d'autres, organise déjà des rencontres, connecte plusieurs lignes narratives avec une fluidité remarquable.

La piste à laquelle on s'accroche le plus rapidement et aisément est celle qui unit Mikaal Tomas (le Starman à la peau bleue), Tom Morgan (Warlord) et Rex Mason (Metamorpho) qui, en possession du casque de Dr. Fate, entreprennent d'invoquer Darkseid pour l'affronter et le vaincre, ce qui leur ouvrirait, ils en sont sûrs, les portes de la Justice League. La narration est assurée par la voix sortant du casque de Fate qui présente les faits comme un conte, avec ses héros, ses jeunes garçons, son ogre, ses monstres, la magie. Et dans cette configuration, Starman, Warlord et Metamorpho sont les princes.

Les Dingbats de Danger Street sont une bande d'adolescents turbulents qui sont rappelés à l'ordre par l'agent de police Liz Warner qu'ils surnomment Ladycop ("la princesse" dans le récit de Fate). Pour l'instant, on sait peu de choses d'elle, sinon qu'elle a parfois des absences au cours desquelles elle semble se rappeler une scène de crime très sanglante. Les Dingbats sont superbement caractérisés, King saisit leur insouciance, les dialogues vifs reprennent les blagues qu'ils s'échangent, avec un naturel épatant.  Quand l'un d'eux, ayant perdu de vue ses camarades va surprendre "les trois princes", l'épisode se termine sur une scène terrible...

Jack Ryder est un personnage créé par, tiens, tiens, Steve Ditko (comme la Question, qui servit de modèle à Alan Moore pour Rorschach). C'est un justicier violent au costume invraisemblable qui terrifie les malfrats qu'il va punir avec un rire dément et qui se fait appeler le Creeper ("l'ogre" d'après Fate). Moraliste rigide et radical comme l'était l'objectiviste Ditko (c'est-à-dire avec une vision partageant nettement la société entre Bien et Mal et adepte de solutions fermes contre le désordre), Ryder vient de se faire virer d'une chaîne de télé quand il auditionne pour un concurrent contrôlé par une bande de gamins, la Green Team, de très jeunes milliardaires aux objectifs troubles. Là encore King campe cette assemblage improbable d'une façon assez glaçante pour qu'on accepte que ces gamins dirigent un network et convainquent un adulte de les rallier (pour davantage que l'animation d'un programme).

La Green Team est dans le viseur du Grand Maître des Manhunters, une organisation sectaire de tueurs professionnels, dont Mark Shaw. Si vous avez lu (ou plus exactement supporté) Event Leviathan de Brian Michael Bendis et Alex Maleev, le nom de Mark Shaw vous rappelera qu'il en était le grand méchant. Mais quand il apparut dans le milieu des années 70, c'était donc ce personnage de tueur, ayant repris le nom de Manhunter d'après un héros antérieur (vu notamment dans le Elseworlds JSA : The Golden Age de James Robinson et Paul Smith). Encore une fois, on est impressionné par la souplesse avec laquelle King relie tout ça.

Jorge Fornes illustre cette toile d'araignée avec une maestria bluffante. Son style qui fait tant penser à celui du grand David Mazzuchelli période Batman : Year One est parfait pour cette histoire qui semble partir dans tous les sens mais qui est solidement construite et que ses dessins ramènent justement à une dimension plus terre-à-terre.

Une scène définit ce qu'apporte Fornes à Danger Street : lorsque Warlord, Starman et Metamorpho attendent de voir surgir Darkseid, la surprise est totale quand ils voient débarquer Atlas (création de Kirby), aussi déboussolé qu'eux et criant que "le ciel va tomber" avant d'asséner un coup de poing à Métamorpho puis de tenter d'étrangler Starman. Fornes pourrait, comme beaucoup de ses collègues, faire de cette scène un moment d'action spectaculaire avec un découpage dynamité. Au contraire, il cadre tout cela de telle manière que l'énormité de la scène passe plus par la sidération des protagonistes que par la violence. Il n'y a rien de super héroïque alors mais juste trois types en costume confrontés à un gaillard égaré et brutal, pris au dépourvu sur une plage.

Cette façon de faire descendre la température pour que le lecteur soit finalement plus stupéfait que s'il lisait une scène qui pète tout s'avère redoutablement efficace. Le temps est détraqué alors car chaque geste paraît ralenti et en même temps l'action est très rapide de son début à son dénouement. Cela donne en quelque sorte le ton, le "la" du projet : rien ne va se passer comme prévu, à plus forte raison parce que les héros sont clairement dépassés. Qu'il s'agisse de trois super-héros costumés, de gamins farceurs rattrapés par un jeu dangereux, d'une femme flic hanté, d'un tueur prêt à tour, d'un justicier détraqué, de jeunes millionnaires inquiétants.

J'avais peur que Fornes perde ce qui fait son charme dans une histoire avec des gars en spandex alors que je le préfère dans un environnement plus réaliste. Mais King a eu du nez en misant sur lui car, justement, Fornes amène un décalage entre ces personnages et les forces qu'ils invoquent, l'ambition qu'ils ont et les capacités réelles qu'ils possèdent. King a rassemblé un casting des plus hétéroclites et Fornes se charge de nous les rendre familiers (alors qu'on n'a pour la plupart jamais entendu parler d'eux). C'est astucieux et maîtrisé.

Et puis Fornes, à l'heure des débats sur l'intelligence artificielle appliquée aux arts plastiques et à l'aert séquentiel en particulier, a quelque chose d'infiniment réconfortant : il travaille à l'ancienne, son trait n'est pas parfait, mais c'est fait par un être humain. Qu'importe les outils tant qu'on sait qu'un homme/une femme est derrière et ne soit pas dépassé.e par la technologie. Fornes a ça : ce n'est pas une machine, mais il a une force de travail impressionnante et surtout de la sensibilité.

Je la sens bien, cette nouvelle mini-série. Danger Street a tout pour tenir ses promesses, à commencer par nous entraîner dans un voyage tumultueux et plein de surprises, par deux auteurs en pleine forme.

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