samedi 26 juin 2021

BLACK HAMMER REBORN #1, de Jeff Lemire et Caitlin Yarsky


Jeff Lemire revient à sa série fétiche avec Black Hammer Reborn, dont le titre est un clin d'oeil à Heroes Reborn de Marvel (une relance dans les années 90). Le scénariste renoue donc avec Lucy Weber, dont il va nous conter l'histoire alors qu'elle a remisé le marteau de son père. Pour l'accompagner dans cette aventure jubilatoire, Lemire s'appuie cette fois-ci sur une jeune artiste, Caitlin Yarsky, qui va probablement y gagner ses galons de vedette.


1986, Spyral City. Lucy Weber a dix ans quand elle assiste à la bataille finale des héros et de son père, Black Hammer, contre l'Anti-Dieu. 1996. Lucy succède à son défunt père dans le rôle de Black Hammer et retrouve les héros disparus lors de la bataille.


2016, Spyral City. Lucy Weber a remisé son costume et le marteau de Black Hammer. Elle s'est mariée à Elliot avec qui elle a eu deux enfants, Joe et Rose, et vit dans un pavillon de banlieue. Elle a repris son travail, sous la coupe d'un chef qui ne l'apprécie guère. 


Sa vie passée d'héroïne ressemble à un vieux rêve. Seule Amanda Reyes, sa meilleure amie, au courant de son secret, lui rappelle encore son glorieux passé en lui conseillant de rempiler. Pour cela, elle n'hésite pas à lui révéler que Elliot la trompe.


A cela s'ajoute une manifestation menaçante en provenance de la Para-Zone en plein centre ville. Quand elle rentre chez elle, Lucy met Elliot à la porte puis entre dans son garage au fond du jardin, où elle a gardé le marteau de son père. Mais une faute irréparable lui interdit de le brandir à nouveau...

Inutile de tourner autour du pot : ça fait un plaisir fou de se replonger dans une nouvelle série Black Hammer. Jeff Lemire nous a régalés avec des spin-off comme Doctor Star and the Kingdom of Lost Tomorrows ou récemment Skulldigger + Skeleton Boy, mais malgré la fin officielle de Black Hammer, on avait envie de renouer avec les héros originaux de la franchise.

Le scénariste nous exauce, à sa manière, unique, fournie en références à son propre univers et à ceux de DC et Marvel, et pourtant parfaitement accessible, comme si l'histoire s'était terminée il y a peu. Lemire est vraiment un magicien, un narrateur exceptionnel, qui se fait plaisir et entend communiquer son plaisir au lecteur, simplement et intelligemment.

Mine de rien, pour Dark Horse Comics, le Black Hammer-verse est une planche de secours car Mike Mignola et Hellboy et ses dérivés tournent un peu en rond tandis que des licences lucratives comme Star Wars, Predator, Alien ont été rachetées par Marvel. A lui seul Lemire produit des séries ou supervise des titres en relation (comme Black Hammer : Visions, où des auteurs et artistes s'amusent avec ses créations) avec une force de travail bluffante. En retour, grâce au succès public et critique, Dark Horse lui fiche la paix, trop content de pouvoir compter sur cette manne. A part le Millarworld, je ne vois d'exemple aussi frappant sur l'univers développé par un auteur au sein d'une maison d'édition en aussi peu de temps et avec un tel retentissement.

A la fin de Black Hammer : Age of Doom, tout était bouclé. Les héros avaient vaincu l'Anti-Dieu et gagné un repos bien mérité ailleurs, tandis que Lucy Weber assumait l'héritage de son père en qualité de protectrice de Spyral City sous le masque de Black Hammer. Ce premier épisode de Black Hammer Reborn contient le programme de cette nouvelle série dans son titre : il s'agit d'une renaissance, d'un retour. Mais pas seulement par opportunisme.

Il ne fait aucun doute que Lemire a réactivé sa série principale parce qu'il en avait envie, qu'il avait quelque chose encore à raconter. Cela n'a rien à voir avec une opération purement commerciale (il peut s'en passer car il grouille de projets à droite et à gauche, avec Jock, Andrea Sorrentino, il n'a pas coupé les ponts avec DC, Marvel, Image...). Mais parce qu'il a un oeil sur ce qu'il fait et un autre sur ce que l'industrie produit, Lemire n'a rien laissé au hasard au moment de sous-titrer son retour à Black Hammer. Ainsi, c'est quand Marvel publie Heroes Reborn (par Jason Aaron et Ed McGuinness) et plus généralement adresse des clins d'oeil appuyés à des sagas des années 80-90-2000 (Inferno, The Last Annihilation), que Lemire choisit à dessein le même verbe (Reborn) : sa nouvelle saga renverra à ses précédents volumes tout en proposant autre chose (car, contrairement à Marvel, le Black Hammer-verse est encore jeune et surtout n'est pas écrasé par une continuité vieille de plusieurs décennies).

Comme si on l'avait quittée la veille, on renoue avec Lucy Weber. Elle a désormais la quarantaine, un mari, des enfants, et les soucis qui vont avec. Elle a surtout remisé son costume, son masque et son marteau, elle n'est plus une super-héroïne. Pourquoi ? On suppose d'abord que c'est pour sa famille, un boulot à temps plein, mais il faudra attendre la toute dernière page pour comprendre (à moitié) qu'elle a commis un acte terrible et a renoncé à cette partie de son existence. 

Lemire ne montre Lucy en Black Hammer que dans des flashbacks, qui rappellent les précédents volumes de la série ou une bataille ayant eu lieu après Age of Doom contre un vilain minable (Black Hole). Le scénariste fait aussi allusion à Skulldigger lors d'un dialogue entre Lucy et Amanda Reyes, sa meilleure amie, au courant de son passé héroïque, et qui aimerait la voir rempiler. Une menace subite apparaît pour la motiver, mais Lucy tourne le dos à cette éventualité. Lemire sait parfaitement titiller la curiosité du lecteur sur la retraite de Lucy tout en enchaînant des scènes banales, ordinaires, sur une quadra afro-américaine, mariée, mère de famille, travaillant pour un patron sourcilleux. L'épisode est long (une trentaine de pages) mais jamais ennuyeux car subtilement construit, bien rythmé, constamment accrocheur.

Ces renvois au passé alimentent le présent et le futur : il ne fait guère de doute que Lucy va redevenir Black Hammer, et peut-être même assisterons-nous au retour des héros comme Abraham Slam, Barbalien, Colonel Weird, Madame Dragonfly, Golden Gail pour affronter la menace provenant de la Para-Zone. On aperçoit même le Dr Andromeda (le nouveau nom du Dr. Star, que Lemire a du modifier pour des raisons de droit). En tout cas, l"'effet madeleine de Proust" fonctionne totalement, se remémorer ces noms provoque un mélange de nostalgie et de joie comme lorsqu'on retrouve de vieux amis. Mais Lemire ne s'en contente pas et nous entraîne dans une histoire qui ne dépend pas de ce qui s'est passé auparavant, qui a son propre intérêt, son propre suspense. Difficile d'affirmer qu'un nouveau lecteur appréciera pleinement mais en tout cas tout est fait pour ne pas égarer ceux qui ne connaissent pas cet univers, ces personnages.

Pour dessiner ce nouveau chapitre, Lemire a placé sa confiance dans une nouvelle artiste à la place de Dean Ormston. Il s'agit de Caitlin Yarsky. J'avoue que je ne la connaissais pas mais en me renseignant à son sujet, j'ai appris qu'elle avait un peu travaillé sur la franchise Buffy (chez Boom ! Studios) et deux séries chez Images avec Sean Lewis (Coyotes et Bliss).

Néanmoins, Black Hammer Reborn va certainement en faire une star, ou du moins une artiste en vue car elle m'a impressionné. Elle évolue dans un registre réaliste et descriptif, avec un trait fin, très expressif, peu avare en détails. Son découpage est très fluide et classique. Il s'en dégage une maturité étonnante, comme si elle animait la série depuis longtemps.

Si je devais lui trouver un artiste qui lui ressemble, je citerai Zoran Janjetov, qui a travaillé avec Alejandro Jodorowsky sur Avant l'Incal et Les Technopères. Il y a une influence évidente et partagée : celle de Moebius, ce qui n'est pas rien. Mais c'est très séduisant, très agréable, très maîtrisé d'emblée. On n'a pas du tout le sentiment d'avoir affaire à une dessinatrice débutante, intimidée par les personnages et l'univers qu'elle investit. Vraiment une bonne pioche.

Et bien entendu, pour curonner le tout, les couleurs sont de Dave Stewart, ce qui ne gâche pas la vue. Le résultat est élégant, sobre, irréprochable, comme d'habitude.

Ah, vraiment, quel plaisir ! 

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