jeudi 1 avril 2021

STRANGE ADVENTURES #9, de Tom King, Mitch Gerads et Evan Shaner



A partir de ce neuvième épisode, nous entrons dans le dernier tiers de l'histoire de Strange Adventures, autant dire la dernière ligne droite. Et c'est un numéro très direct, très fort, très dérangeant aussi que livre Tom King. A la fin de ce numéro, il laisse même filer un indice sur un point-clé de son intrigue... Mitch Gerads est en feu, tout comme Evan Shaner : les deux dessinateurs signent des planches remarquables. Tout est en place pour un final explosif.


Rann. Adam Strange s'introduit dans une citadelle fortifiée des Pykkt à la nuit tombée après avoir tué deux gardes. Une fois dans la place, il se déleste de son jet-pack et tire dessus. Une fumée verte s'échappe des réacteurs. Un Pykkt le surprend mais meurt, étouffé, par le gaz qui fuit du jet-pack.
 

Tandis que Adam rejoint sur un surplomb rocheux Alanna et Sardath, les Pykkt, enfumés, fuient leur citadelle, paniqués. Le gaz toxique en tue beaucoup mais un autre piège mortel les attend à l'extérieur de la fortification quand les Rocks les enterrent vivants en ouvrant une fosse géante.


La Terre. Les Pykkt continuent leurs assauts incessants sur les grandes villes américaines. Les super-héros sont dépassés par leur nombre. Adam Strange semble être le seul en mesure de percer leurs défenses. Il évacue Batman touché par un tir ennemi.
 

Dans un bar, Michael Holt regarde une interview de Alanna à la télé où elle explique que si son mari a effectivement commis des exactions contre les Pykkt sur Rann, c'était pour sauver son peuple. La Terre est-elle prête à gagner salement une guerre pour ne pas tout perdre ?

La lecture de Strange Adventures a révélé une limite dans le format favori de Tom King, la mini-série en douze épisodes. Nul doute que cette histoire en tout cas aurait gagné à être plus ramassé car depuis le début de son second acte, l'action et l'intrigue sont beaucoup plus captivantes, les enjeux plus dynamiques, les caractères plus affirmés.

L'épisode de ce mois-ci paraît deux mois après le précédent puisque les auteurs, avec l'accord de leur editor, ont préféré prendre un peu plus de temps pour conclure leur récit au lieu de risquer de bâcler. Dans le cas de Mitch Gerads, cela était inévitable puisqu'il a collaboré, toujours avec Tom King, à un épisode de l'anthologie Batman : Black & White.

Toutefois je n'ai pas éprouvé de difficulté à rentrer dans l'histoire après cette interruption car désormais la situation est bien ancrée, on ne risque pas d'être largué. Mon résumé, je le précise pas, n'est pas une transcription littérale de l'épisode, j'ai préféré (comme je le fais avec Batman/Catwoman) un déroulé chronologique afin de souligner la structure en écho du script de King et pour faciliter mon analyse. J'ai aussi veillé à ne pas révéler ce que sous-entend la dernière réplique de l'épisode, mais j'y reviendrai.

Ce qui frappe, en effet, c'est la volonté de King de jouer franc-jeu après avoir baladé le lecteur pendant la première partie de la série. On sait désormais que Adam Strange a effectivement ce lecteur en colère qui l'avait pris à parti dès le premier épisode, croyant qu'il était un alien capable de le compromettre sa réputation. On sait à présent qu'il a effectivement commis des crimes de guerre sur Rann contre les Pykkt : en effet, la Justice League a rendu public son rapport et accable Strange. La calendrier étonne puisque ce document surgit alors que la Terre est assaillie à son tour par les Pykkt, mais on comprend qu'il s'agit d'une manoeuvre de l'équipe de héros pour se démarquer de Strange, dont l'image devient trop sulfureuse.

Pourtant, on s'aperçoit que le lcalcul de la Ligue est raté. En effet, grâce à une interview de Alanna Strange, où elle confirme les conclusions du rapport, l'opinion prend malgré tout le parti d'Adam. Tom King signe un dialogue vraiment magistral dans son ambiguïté à ce moment-clé : Alanna justifie la conduite de son mari par un raisonnement simple et perturbant. Adam Strange a gagné une guerre et sauvé son peuple et leurs alliés contre les Pykkt. Il l'a fait en usant de méthides discutables mais en épargnant des populations entières. La seule question à se poser alors serait : doit-on mener une guerre loyalement contre un ennemi impitoyable au risque de perdre ? Ou ne pas reculer devant certaines stratégies pour gagner ?

Pour des éditorialistes, finalement, le comportement d'Adam Strange se justifie. Il faut mieux gagner, coûte que coûte. Ce n'est évidemment pas ce que croit la Justice League, en particulier Superman pour qui la victoire se remporte dignement sinon on n'est pas meilleur que celui qu'on combat. Une vision idéaliste mais humaniste. King se garde bien de trancher et laisse au lecteur la liberté de choisir son camp. Ce n'est pas un choix simple et je suis moi-même embarrassé face à ce dilemme.

Mais à la lumière des flash-backs sur Rann, lorsqu'on voit littéralement ce qu'a fait Adam pour vaincre les Pykkt, on ne peut s'empêcher d'être saisi d'effroi. Les deux pièges qu'il tend à l'ennemi dans une bataille cruciale sont horribles. L'usage de gaz toxiques et le renfort des Rocks qui enterrent vivants les Pykkt en fuite puis le massacre vengeur commis par les Heltotaat, tout cela est franchement abominable, n'a absolument rien d'héroïque. Les Pykkt sont des monstres, certes, mais Strange, les Ranniens et leurs alliés ne valent alors pas mieux.

Parce qu'il a déjà écrit, abondamment, sur la guerre, ses atrocités, ses répercussions, on comprend bien où veut en venir King en dévoilant tout cela. Démocrate fervent, le scénariste a servi dans l'armée sous des administrations républicaines et il sait les dérives abjectes de la guerre menée pour des motifs qui n'ont rien de noble. D'ailleurs, plus largement, King dit que la guerre, quelle que soit la raison pour laquelle elle est menée, qui que ce soit qui la décide, n'a rien de noble, d'héroïque.  Il ne s'agit pas de sauver des populations opprimées, ou même de réellement se défendre contre des meurtriers, mais de servir des intérêts stratégiques au niveau économique. La guerre est une conquête, les pays qui en sont les théâtres deviennent des territoires sous occupation, et les victimes deviennent des "dommages collatéraux", des chiffres qui effacent des noms, des existences, des deuils. Le soldats peuvent être des héros, mais les guerres ne sont jamais héroïques : la guerre, c'est l'échec, jamais la victoire, de l'humanité.

Strange Adventures a progressé cahin-caha depuis neuf épisodes, parfois en côtoyant les cîmes, parfois en se traînant au sol. Ses artistes n'ont pas toujours été inspirés ou en mesure de rattraper un script inégal. Mais quand les planètes s'alignent, alors c'est une production puissante, intense, qui excuse presque tout ce qui n'a pas fonctionné (ou qui n'a pas aussi bien fonctionné que prévu).

Ce numéro offre de remarquables prestations de la part de Mitch Gerads et Evan Shaner, d'autant plus qu'ils ont à jouer des partitions semblables mais en sachant les rendre distinctes. A Gerads la mise en scène d'une guerre chaotique, à la façon d'un reportage, avec la confusion que cela engendre, les ruptures de tons, les enchaînements brusques. Avec sa colorisation directe et numérique, Gerads suit principalement l'évacuation par Adam Strange de Batman, blessé d'ailleurs par sa faute puisqu'il l'a distrait. Gerads cadre majoritairement en contre-plongée puisqu'on est quasi en permanence dans les airs, sous une pluie de rafales lasers. C'est très efficace et vertigineux car on reste dans l'incertitude : Adam réussira-t-il a déposer Batman à l'abri, dans un hôpital ? Puis il y a une belle et brêve scène avec Superman contre un robot géant au cours d'un échange sur la victoire à la loyale.

Mais on peut aussi préférer le montage habile d'une autre scène quand Michael Holt regarde l'interview d'Alanna à la télé, lorsqu'elle explique son art de la guerre, sa vision du conflit sur Rann. Entrecoupée par le vol d'Adam, et avec un effet de zoom sur Michael Holt, il y a une tension extraordinaire dans ce moment.

Le style de Shaner est plus sobre mais les scènes dont il s'occupe sont peut-être les plus glaçantes. En fait, mises bout à bout, ce ne sont pas des scènes mais bien une séquence, in extenso. Je regrette d'ailleurs un peu que le script n'ait pas joué à fond le déroulé sans interruption de cette séquence qui aurait été encore plus forte, plus saisissante. Suivre Adam dans la citadelle Pykkt, voir le gaz mortel s'échapper de son jet-pack, puis le voir observer avec des jumelles la sortie des Pykkt affolés avant que les Rocks ne les enterrent vivants, tout ça d'un seul tenant, aurait été incroyablement plus redoutable que le saucissonnage imposé par le scénario de King (qui parfois donne quand même le baton pour se faire battre avec sa manie de la narration parallèle). Dommage. Mais quels dessins de Shaner quand même, ligne claire, découpage au cordeau, valeurs de plans et angles de vue impeccables, compositions superbes : tout y est !

On s'engage donc dans une dernière ligne droite passionnante. Trois épisodes avant la fin et un énorme potentiel - surtout que le sort d'Aleea Strange est suggéré à la toute dernière ligne et ouvre bien des hypothèses sur "l'autre monde" évoqué par Adam Strange... 

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