mercredi 14 avril 2021

RORSCHACH #7, de Tom King et Jorge Fornes


Avec ce septième épisode de Rorschach, l'histoire écrite par Tom King et dessinée par Jorge Fornes prend une fois encore un tour imprévisible. Cet effet de surprise permanent désarçonne le lecteur en déjouant tous ses pronostics et produit un sentiment jubilatoire. Mais il ne s'agit pas pour les auteurs de simplement s'amuser avec nos nerfs : le récit devient une métaphore étonnante du métier de créateur de comics, très trouble et troublante, et de fait une oeuvre très personnelle.


Ayant trouvé sa maison grâce aux lettres laissées à son intention dans l'hôtel de Los Angeles où il est descendu, le Détective est invité à entrer dans la maison d'un homme portant le costume de Rorschach. Il se met à lui raconter comment il a fait la connaissance de Wil Myerson, il y a bien longtemps.
 

Convié chez Otto Binder, alors retiré du milieu des comics, "Rorschach" découvre que son hôte a entrepris de communiquer avec les morts, interprétant leurs messages avec leurs proches en vie grâce à des enregistrements sur bande magnétique. Bien que compréhensif, Myerson n'y croit pourtant guère.


Mais Myerson finit par adhérer à la théorie de Binder comme quoi le Dr. Manhattan, après sa disparition, a organisé ce mode de communication afin de prévenir quelques "élus" d'une prochaine attaque des aliens. Myerson a fini par être convaincu qu'il était un de ces "élus".


L'homme sous le masque de Rorschach est en vérité Frank Miller et, récemment, il avait reçu la visite de Myerson et de "la Gamine" pour une nouvelle "séance". Aujourd'hui, il fait écouter au Détective l'enregistrement effectué à cette occasion et l'ordre que leur aurait transmis le Dr. Manhattan...

Je suis toujours intéressé par les interviews que donne un auteur de comics quand il ne se contente pas de flatter le lectorat ou de prétendre qu'il va sortir la BD du siècle (même si ce dernier point peut être marrant quand on y devine une forme de roublardise ou d'autodérision). Ce qui m'intéresse vraiment, c'est quand un scénariste livre ses pensées sur ce qui l'a inspiré à écrire telle intrigue. Il ne s'agit pas de donner des clés pour comprendre l'histoire, mais plutôt pour expliquer ce qui l'a poussé à l'écrire. C'est alors un bon moyen de décrypter ce qui semble le plus déroutant dans le projet.

Tous ne le font pas, préférant laisser le lecteur se dépatouiller tout seul, ou le laissant interpréter l'histoire à sa guise. Tom King navigue entre deux eaux : il aime parler de son travail, sans s'en vanter, et reconnaître d'où lui viennent certaines idées. Interrogé récemment sur les références à Steve Ditko dans Rorschach, il a ainsi admis que son récit ne lui aurait certainement pas plu, mais qu'il lui était impossible de ne pas le citer compte tenu de ce qu'il avait entrepris.

Car si Rorschach emprunte le héros et sa mythologie à la création d'Alan Moore, en multipliant les allusions à Watchmen, depuis le début c'est une série qui abonde de citations à Steve Ditko, le Steve Ditko qui a créé The Question, en particulier. Et cela n'est évidemment pas étranger à Alan Moore puisque l'auteur anglais s'était directement inspiré de la Question pour Rorschach.

Maintenant, jouons à un jeu : imaginez que vous vous trouviez, littéralement, en face de quelqu'un qui non seulement est habillé comme un héros de comics mais qui, surtout, se prend pour lui, ou plus exactement comme quelqu'un qui devrait poursuivre la mission de ce héros. Il y a des chances que vous le preniez pour un dingue, du moins un individu farfelu, mais après tout tant qu'il ne descend pas dans la rue pour frapper des gens ou même les tuer, ce n'est pas bien méchant. Encore faut-il en être sûr, et là c'est plus dérangeant.

Allons un peu plus loin dans ce jeu : imaginez que le type déguisé en héros de comics soit un auteur de BD. Pas forcément déguisé en un des personnages qu'il aurait créé qui plus est, mais toujours convaincu de devoir faire son job de justicier. Là, assurément, vous vous diriez que le type a pété une durite, qu'il est sévèrement atteint. Même si, par ailleurs, en parlant avec lui, il vous expliquait que sa foi en la BD vient du fait qu'elle permet de donner du plaisir au lecteur, un moyen de s'évader. De faire briller une lumière dans un monde de ténèbres. Mais, constatant que ça ne suffit pas pour changer le monde, l'améliorer, il avait donc décidé de passer à l'étape "supérieure" en endossant le costume, le masque et la mission d'un personnage de fiction, ou d'un ancien justicier psychopathe disparu.

Hé bien, c'est à cela qu'on assiste, via le Détective, dans cet épisode quand il retrouve, grâce à un paquet de lettres laissé à son intention dans l'hôtel où il est descendu, l'expéditeur et que celui-ci lui ouvre tranquillement la porte de sa maison, avec le masque de Rorschach sur la tête et le reste de son accoutrement. Au début le Détective entre dans la maison (dans le jeu, la partie), débonnaire, sans doute convaincu d'avoir avoir affaire à un type farfelu, une sorte de "cosplayeur" extrême, mais pas dangereux. A la fin de l'épisode, le même Détective aura entendu une histoire ahurissante et aura la conviction d'être en présence d'un véritable allumé, dangereux, issu lui-même d'une histoire complètement vertigineuse.

Ce qu'accomplit Tom King est une nouvelle fois surprenant, perturbant et magistral. Il nous cueille complètement (nul ne peut se douter de ce que cet épisode réserve avant de l'avoir lu : ceux qui prétendent le contraire sont des menteurs). Mais il ne s'en contente pas car il semble nous tendre un miroir dans lequel on verrait sinon son reflet, en tout cas le reflet d'un auteur quand il part en vrille.

Finalement, ce qui distingue effectivement Rorschach et son propos de Mister Miracle par exemple, c'est que désormais Tom King ne prend plus un personnage de fiction pour parler de lui ou des traumas qu'il a pu endurer ou observer. Il parle de lui plus directement, de ses doutes en tant qu'homme et auteur. Tout est tendu dans un échange précis : au moment où "Rorschach" explique qu'il a autrefois ce qu'il considère comme son chef d'oeuvre, qu'il s'est reposé sur ce succès critique et public, jusqu'à ne plus rien produire, moins par manque d'idée que par manque de conviction. Il a fini par se rendre compte que la BD ne suffisait plus, qu'elle n'émettait plus une lumière assez vive pour percer les ténèbres et donc soulager le lecteur, changer le monde. Il a décidé qu'il fallait faire autre chose, de plus radical, en suivant les traces d'un ami, mort pour cela.

Ce qui est peut-être suprêmement étonnant dans cet épisode, c'est que King imagine Frank Miller sous le masque de ce quatrième Rorschach (après Walter Kovacs, Wil Myerson, l'Haltérophile). King cite de manière détournée The Dark Knight returns et son Frank Miller avoue qu'il n'a jamais fait mieux ensuite (ce qu'au fond pensent nombre de ses fans). King ensuite s'amuse avec l'image publique et fantasmée de Miller en en faisant l'ami de Myerson, un ami si proche et fidèle qu'il a décidé de reprendre le masque de Rorschach suite à sa mort, pour achever sa mission, cette mission dictée dans ces circonstances rocambolesques, délirantes. Miller qui, il n'y a pas si longtemps, s'était fait un critique virulent des musulmans après les attentats du 11-Septembre puis du mouvement Occupy Wall Street, Miller qui n'a jamais caché ses sympathies pour les Républicains. Mais Miller aussi, insaissisable, qui, dernièrement, s'est exprimé en dessin pour refuser la haine à l'encontre des asiatiques (accusés par des abrutis d'avoir créé et répandu le COVID-19).

King esst un peu comme Miller, comme il est un peu comme Moore (dont il a emprunté les codes narratifs et visuels) : une sorte de Janus des comics, un homme avec deux visages, deux histoires, l'ancien agent de la CIA et le scénariste de comics, un personnage en fait, ambigü, passionant et irritant, amoureux fou des comics, mais citoyen effaré lors des dernières présidentielles américaines. Peut-être au fond quelqu'un de plus confus, troublé, et dubitatif dans son art, mais pas encore au point de ne plus croire en lui, en son métier, qui n'a pas perdu la foi. Pas susceptible de se déguiser en Rorschach et de vouloir devenir un justicier. Mais qui s'interroge sur l'influence des comics, leur impact, en écrivant sur le doute, sur des héros ambivalents.

C'est captivant, fascinant même. Jorge Fornes accompagne ça avec infiniment de subtilité. Dans le précédent épisode, il représentait une mise en abyme fabuleuse en dessinant un dessinateur en train de dessiner un héros sans visage (le Citizen de Myerson, copie de la Question de Ditko). Et le voici en train, ce mois-ci, de dessiner Frank Miller (mais aussi Otto Binder), ce même Frank Miller qui, dans la réalité, a écrit Batman : Year One, dessiné par David Mazzucchelli, l'influence majeure évidente de Fornes.

Tout ça est vertigineux. On a l'impression continue de voir King et Fornes parler d'eux à travers des gens qu'ils admirent et observent et des héros qui les troublent. Peut-être au fond Fornes lui aussi cherche à décrypter les messages de ses idoles comme Myerson, Binder et Miller le font dans Rorschach en écoutant à l'envers des enregistrements audios sur des bandes magnétiques, convaincus que c'est le moyen qu'a trouvé le Dr. Manhattan pour prévenir une seconde attaque des calamars aliens (les squids) ? Fornes dessine-t-il Rorschach en cherchant, peut-être en trouvant, ce qui l'a tellement marqué dans le dessin de Mazzucchelli au point de quasiment le copier, de le reproduire ?

En tout cas, ses planches sont magnifiques, embellies par les couleurs sobres et intenses à la fois de Dave Stewart. Fornes a compris qu'il était inutile d'en rajouter. Comme Ditko, et Mazzucchelli, le plus simple est le meilleur. Qu'il s'agisse de consacrer une pleine page sur le visage en gros plan de Rorschach/Miller ou de montrer le Dr. Manhattan sur Mars, qu'il s'agisse de créer un somptueux fondu enchainé en zoomant sur un enregistreur pour passer à une planche de Pontius Pirate (la BD de Myerson) et ensuite revenir sur le masque de Rorschach (une transition hyper-graphique qu'utilisa aussi en son temps, sur Cité de Verre, Mazzucchelli, mais aussi David Aja sur Immortal Iron Fist), tout ici est juste, précis, pertinent. D'une fluidité exceptionnelle, qui contribue à cette sensation de vertige.

Quelle série ! 

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