Vous qui passez par là en curieux occasionnel ou en lecteur fidèle, vous aurez donc compris que je suis en ce moment dans une période Mark Millar. J'ai souvent apprécié ses travaux, en particulier chez Marvel (je ne lisais plus de comics quand il a percé chez DC Comics), mais depuis qu'il a franchi le Rubicon et s'est fait une place au soleil avec son propre label, hébergé tantôt ici, tantôt ailleurs (mais désormais fixé chez Netflix), ses propositions d'histoires et le prestige de ses collaborations aiguisent l'appétit encore plus. Sa récente collaboration avec Greg Capullo pour ce Reborn n'échappe pas à la règle.
Âgée de 78 ans, Bonnie Black est hospitalisée pour des troubles cardio-pulmonaires. Veuve depuis la mort de son mari en 2002, abattu par un sniper fou à Minneapolis, elle a perdu foi en un quelconque au-delà mais cela ne l'empêche pas de regretter par avance d'être séparée de sa fille Barbara et de sa petite-fille Felicity une fois qu'elle sera partie. Une nouvelle attaque la conduit en salle d'opération où elle semble succomber... Sauf qu'elle se réveille sur un champ de batailles extravagant où on la reconnaît comme la sauveuse d'Adystria. Son père, Tom, vient alors jusqu'à elle, rajeunie de 53 ans !
Bonnie est conduite à Adystria où elle est accueillie comme le Messie et son père lui explique la situation : ce monde est celui où arrivent les morts mais il est divisé en deux provinces en guerre. Le conflit est mené par Lord Golgotha depuis ses Terres Sombres mais une prophétie affirme que Bonnie sera la seule à pouvoir le vaincre et ainsi à rétablir la paix. Elle accepte, bon gré mal gré, cette tâche mais avant elle veut retrouver son mari, Harry, et se donne un mois pour cela - après quoi elle défiera l'ennemi. Elle part sur-le-champ avec Tom chez la Reine des Fées, qui se trouve être sa plus vieille amie sur Terre, Angela White, devenue une créature très puissante mais indifférente à la guerre car ce monde ne ressemble pas au paradis promis par la Bible. Cependant, le général Frost (qui fut le chat de Bonnie) obtient de Golgotha la permission de tuer Bonnie.
Le périple de Tom et Bonnie se poursuit jusqu'à ce qu'ils soient capturés par Trader Koti, un marchand d'esclaves qui compte vendre la jeune femme à Golgotha en la remettant à Frost. Mais elle trouve un moyen spectaculaire de s'échapper avec son père. Sur les quais toutefois, ils se trouvent encerclés jusqu'à ce qu'un sorcier leur ouvre une issue. Mais il s'agit d'un piège car ils atterrissent dans le donjon de la Montagne Noire des Souhaits.
Pour se tirer de là, Bonnie libère les prisonniers mais ceux-ci la trahissent en les assommant, elle et son père. Ils sont conduits, enchaînés, en haut de la montagne pour y être sacrifiés par Il Mago et Ruby l'impératrice des étoiles (une autre connaissance terrestre de Bonnie). Le général Frost arrive pour exécuter lui-même le père et surtout sa fille (à qui il n'a jamais pardonné de l'avoir fait stériliser). Pourtant, à nouveau, grâce une ruse, elle retourne la situation, formant un voeu maléfique qui tue tous ses adversaires puis Tom se libère de leurs chaînes de la même façon.
Après de nouveaux territoires, souvent hostiles, traversées, le duo retrouvent Rob-Boy, leur chien, qui a pisté où était Harry, le mari de Bonnie. Mais une fois sur place, ils découvrent un village dévasté par Arimathea, le dragon à tête de lion de Golgotha qui a enlevé plusieurs hommes dont Harry. Qui plus est Bonnie apprend que ce dernier a refait sa vie ici avec Sarah, mère de leurs deux enfants. Il est temps, décide-t-elle, d'en finir avec Golgotha - que Harry reconnaît comme le sniper qui l'avait abattu en 2002 à Minneapolis !
Bonnie et son père se présentent devant Golgotha et sa cour, composée de la lie de l'humanité (voleurs, criminels, terroristes). Arimathea attaque le premier mais Estelle surgit alors pour l'écarter et libère ses fées pour éloigner les renforts qui se pressent autour des visiteurs. Bonnie et son père affrontent Golgotha qui veut tuer la jeune femme pour ouvrir un portail dimensionnel afin d'envahir le monde des vivants. A l'hôpital, Bonnie, en réanimation, préfère alors se laisser mourir pour empêcher le plan de son ennemi de se réaliser et le tuer. Estelle n'a pas survécu à la bataille et son âme s'envole pour un autre plan dimensionnel, Harry retrouve Sarah et ses enfants tandis que Bonnie s'installe sur son trône de reine d'Adystria.
C'est un curieux mélange qu'a concocté Mark Millar avec cette aventure surnaturelle sur le thème de la vie après la mort. Bien qu'il soit spécifié qu'il s'agit d'un Book One, ce qui suggère une suite, le récit est complet (comme Huck) - mais contrairement à d'autres de ses productions (comme Empress, qui s'achève sur un twist concernant un personnage important : à ce jour, Millar n'a donné suite qu'à un seul titre lui-même, Kick-Ass, et va le décliner avec un nouveau personnage reprenant cet alias l'an prochain, toujours avec John Romita Jr au dessin. Mais à quand la suite d'Empress, de Reborn quand on sait l'agenda bien rempli de Stuart Immonen ou Greg Capullo ? A moins que ces histoires soient confiés à de nouvelles équipes comme ce sera le cas avec Hit-Girl en 2018 ou Kingsman actuellement...).
Le point commun de Reborn avec Huck, c'est que leur héros placé dans une situation périlleuse doit combattre pour s'y adapter et affronter des interlocuteurs malveillants. Huck était une bonne âme dont la générosité et les pouvoirs une fois dévoilés l'obligeaient à faire face à la médiatisation et au passé de sa mère, dans lequel se trouvait l'origine de ses dons extraordinaires. Bonnie Black va elle aussi devoir composer avec un rebondissement bouleversant.
Millar nous la présente d'abord de nos jours, vieille femme seule et éplorée, septuagénaire veuve mais triste à l'idée de quitter ce monde en causant le chagrin de sa petite fille à laquelle elle est très attachée. La vie a tout pris à Bonnie : ses parents (dans des circonstances dramatiques), son mari (dans une événement atroce), sa meilleure amie (hospitalisée comme elle). Lorsqu'une nouvelle attaque cardiaque, elle est résignée à partir.
Mais la voilà transportée dans un monde fantastique et revenue à ses 25 ans, considérée comme une sorte de Messie : l'au-delà selon Millar ressemble à un décor d'heroic fantasy avec toute sa panoplie - guerriers en épée et armure, dragons, monstres, sorciers, gueux et seigneurs, et un méchant démon (dont l'alter ego sur Terre fut intimement lié au calvaire de Bonnie Black). Le dépaysement est d'autant plus total et intense que sa représentation est assurée par Greg Capullo (disponible après un long run - presque cinq ans sans interruption - sur Batman, écrit par Scott Snyder, durant la période "New 52" de DC).
Encore une fois, Millar a réussi à attirer dans un de ses projets une pointure des "Big Two" mais il lui a écrit un script sur mesure. Capullo a une carrière étonnante : il est repéré jeune par les fondateurs d'Image Comics, à qui il servira de "petite main" en collaborant avec Jim Lee, Whilce Portacio, Todd McFarlane. Puis, contrairement à ses mentors, il migre vers Marvel où il se fait remarquer mais dans une période de crise (à la fin des années 90, toute l'industrie des comics et "la Maison des Idées" traverse de sévères turbulences économiques, frôlant la banqueroute). Capullo décide alors de se retirer pour exercer ses talents dans d'autres domaines (le jeu vidéo notamment) : son exil durera neuf ans, une éternité.
Puis il accepte de replonger dans les comics quand McFarlane lui soumet le script de The Haunt (une version horrifique de Spider-Man) écrit par Robert Kirkman (le scénariste à succès de The Walking Dead). L'expérience est compliquée par l'emploi du temps de McFarlane, encreur sur ce projet mais aussi directeur de publication pour son propre label. Mais DC a remarqué la ponctualité et le style de Capullo et lui fait signer un contrat d'exclusivité pour illustrer le Batman de Snyder : la suite est connue, ce sera un immense succès.
Influencé par les maîtres tels que Frank Frazetta et John Buscema, attiré par le baroque et l'horreur, Capullo était donc l'artiste idéal pour illustrer pareille histoire et il ne fait pas les choses à moitié : ses créatures sont insensés, ses décors très fouillés, ses designs (voir ci-dessous) étudiés comme des synthèses du genre exploré par Millar.
La trame de Reborn est classique, linéaire : une héroïne, un peu désorientée mais qui s'adapte vite, d'un côté ; un affreux méchant, de l'autre, et jusqu'à leur duel, spectaculaire, sanglant et brutal, chargé en symbolisme (le prix du sacrifice, la transmission, le fait d'assumer un rôle de sauveur), un voyage épique, coloré (mention spéciale à la colorisation de FCO Plascencia, complice habituel de Capullo), foisonnant (magnifique encrage de Jonathan Glapion, le partenaire du dessinateur depuis Batman).
Millar en fait voir à son héroïne qui la sauveuse désignée par une prophétie, détentrice de capacités à combattre qui vont se révéler progressivement, tout en devant composer avec l'abandon de sa vie terrestre. De quoi faire vibrer le lecteur, même s'il attend de manière convenue (et conventionnelle) la victoire du Bien sur le Mal. Comme dans Empress, on pourra juste déplorer le peu de place finalement réservé à Golgotha avant le combat ultime (alors que, comme Morax, il ne manque pas de charisme et que ses scènes transpirent d'un puissant malaise - avec bains de sang littéralement ou fornication, suggérée, avec son dragon à tête de lion !). Mais l'auteur a habitué les clients de son "Millarworld" à des BD feel-good depuis un moment maintenant, où le but de l'aventure compte finalement moins que le périple lui-même (agissant comme un révélateur mouvementé pour le personnage principal à s'adapter à sa nouvelle vie).
C'est surtout pour cela, cette dimension divertissante associée à la force graphique et à la simplicité accrocheuse de la narration, que Reborn, comme ses devanciers et ses successeurs, est un plaisir de lecture : simple à aborder, exploitant de manière efficace des genres très codifiés, cette série de six épisodes est immédiatement séduisante, épargnant tout effort pour le lecteur comme elle semble aussi aisément produite par ses auteurs.
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