Interrogé par le défunt magazine "Comic Box" au sujet de cette série, Mark Millar, avec son bagout habituel, répondait pour encourager les lecteurs français à s'y plonger : "je n'aurai pas peur d'y aller franco et de dire que c'est le meilleur comic de super-héros jamais produit !(rires) J'y ai mis tout ce que j'aime et que je voulais depuis longtemps. Toutes mes idées les plus radicales ! Et Frank [Quiteley] a encore dessiné des merveilles.(...) J'aime tellement ce comic-book que je pense qu'il devrait être vendu à côté de la Bible dans les rayons ! (rires)". Alors, partons à la découverte de Jupiter's Legacy.
1932. Ruiné par le crash boursier de 1929, Sheldon Sampson embarque avec sa fiancée Grace, son frère Walter et trois autres amis à bord d'un bateau pour une île mystérieuse qui lui est apparue en rêve. Il a la conviction que cet endroit lui apportera non seulement de quoi se refaire mais aussi de quoi refonder le monde en lui évitant de nouvelles crises. De nos jours, Sheldon est devenu The Utopian, le plus grand super-héros de la planète, à la tête d'une dynastie de surhommes dont il exige qu'ils utilisent leurs pouvoirs pour le bien de la communauté. En revanche, son frère Walter, également doté de capacités extraordinaires, veut se mêler de politique activement et s'oppose à Sheldon à cause de cela. Pour ce dernier, les gouvernements élus librement par les citoyens sont seuls responsables et il faut le respecter. Marié à Grace, Sheldon doit en outre composer avec leurs deux enfants, Brandon et Chloe, qui mènent une vie de débauche.
Chloe survit miraculeusement à une overdose mais, à l'hôpital où elle a été admise, l'infirmière lui apprend qu'elle est enceinte. Parallèlement, Brandon utilise ses pouvoirs pour remorquer un porte-container mais l'opération manque de tourner à la catastrophe car il est alcoolisé et drogué. Sheldon sauve la situation en réprouvant une fois de plus le comportement inconséquent de son fils. Chloe réussit à sortir de l'hôpital en évitant les paparazzi pour rejoindre Hutch, un dealer, qui est son amant occasionnel et aussi le père de son futur enfant, mais encore le fils du plus grand super-vilain connu (autrefois vaincu par The Utopian). Walter, excédé par la rigidité de son frère, aborde Brandon, humilié et revanchard, pour qu'il l'aide à neutraliser Sheldon.
Sheldon, ayant appris que Chloe s'était réfugié chez Hutch, convoque celui-ci et exige qu'il quitte sa fille, refusant que leur enfant soit élevé par deux toxicomanes. Hutch promet de renoncer à ses vices sans convaincre son beau-père. Ce dernier intercepte une alerte et s'absente promptement mais tombe dans un piège où tous les surhommes sous ses ordres se tournent contre lui. Brandon l'achève et Walter arrive, après avoir assassiné Grace, pour lui dicter la suite de ses plans. Seuls Chloe et Hutch ont réussi à échapper à cette trahison meurtrière mais sont désormais condamnés à une existence de fugitive.
Retour en 1932 : Sheldon et sa bande accostent sur l'île mystérieuse qu'ils explorent toutes affaires cessantes. Il y découvre les traces d'une civilisation très avancée puis un portail inter-dimensionnel qui les mène devant des extra-terrestres. Ceux-ci les dotent de leurs super-pouvoirs... 90 ans plus tard, Chloe et Hutch élèvent Jason, leur fils, âgé de huit ans, en Australie. Le garçon a interdiction d'utiliser ses pouvoirs pour qu'ils continuent à vivre paisiblement car entre temps Walter a mis en place une police mondiale traquant tous les surhumains ayant refusé de se faire enregistrer. Malgré cela, Jason désobéit et finit par être repéré comme le signale Walter à Brandon en lui expliquant qu'il a chargé un "professionnel" de trouver les parents du gamin qu'ils soupçonnent être Chloe et Hutch.
Son secret découvert par ses camarades de classe et ses parents, Jason est réprimandé par sa mère avant d'être attiré dans un piège par le chasseur de surhommes clandestins, Barnabas Wolfe. Hutch et Chloe n'ont d'autre choix que de sortir de l'anonymat pour porter secours à leur fils. Puis la famille va se réfugier au Pôle Nord où Chloe est résolue à contre-attaquer : elle invite Hutch à contacter toutes ses anciennes connaissances pour organiser un réseau de résistance contre les super-héros qui vont les traquer.
La production des cinq épisodes de ce premier volume s'est étalé de 2013 à 2015 à cause des retards pris par Frank Quitely qui, comme tous les collaborateurs prestigieux qu'a réussi à attirer Mark Millar pour ses projets en creator-owned, a lâché tous ses engagements avec les grands éditeurs pour cette aventure indépendante, publiée par Image Comics. Cette péripétie a conduit le scénariste à ensuite ne plus sortir de mini-séries qu'une fois celles-là totalement achevées afin que le lecteur puisse l'acheter mensuellement.
Mais, comme on dit parfois dans ces cas-là, ça valait le coup d'attendre car le résultat, s'il n'égale peut-être pas la Bible ou ne dépasse pas d'autres sagas mémorables en comics, est remarquable et surtout donne une irrépressible envie de lire le tome 2 (un troisième serait même envisagé, même s'il n'est pas acquis que Quitely soit encore de la partie).
On peut apprécier ce récit sur deux niveaux : le premier est un concentré de super-héroïsme (et de super-vilenie), qui explore des questions comme l'altruisme, la paternité, l'héritage, le rapport au(x) pouvoir(s) ; le second est une réflexion synthétique mais pas manichéenne sur la conquête, l'action préventive, la famille, la domination. Millar est particulièrement inspiré dans ces deux registres qui, effectivement, manient des thèmes qu'il a toujours affectionné et déjà exploité dans ses projets mainstream (Civil War, Ultimates).
On retrouve ainsi des motifs familiers pour ses fans : deux frères dont la conception de l'héroïsme aboutit à un schisme radical, l'enregistrement pour encadrer leur action des super-héros, le poids écrasant pour de jeunes surhumains d'avoir des parents exemplaires, la confrontation entre une morale ancienne et une autre plus moderne, dénuée de scrupules. L'auteur étend cela sur un plan plus large, plus ambitieux avec le personnage de Walter qui se pique de politique en voulant conseiller Barack Obama (cité mais jamais montré, ce qui est tout aussi efficace) à la veille de son second mandat avant, huit ans plus tard, d'être devenu calife à la place du calife (Millar a révélé que, dans son adolescence, Iznogoud, de Goscinny et Tabary, avait été une de ses lectures franco-belges favorites) et d'appliquer ses idées de manière autoritaire.
Malgré tout, Millar a tenu à rester dans un cadre fictionnel et divertissant. Pour cela, il n'insiste pas trop sur certains points afin de conserver un sens du merveilleux volontiers naïf, comme lorsqu'il met en scène les flash-backs avec Sheldon, Walter, Grace et leurs amis à la recherche d'une île mystérieuse où ils rencontrent d'étranges extra-terrestres mutiques les dotant de super-pouvoirs. Tout cela est influencé, et assumé comme tel, par l'âge d'or des premiers surhommes de la BD et des romans d'aventures - un passé exotique, désuet qui peut être interprété comme une époque dont Sheldon veut continuer à honorer la mémoire alors que Walter s'en moque.
La filiation est également développée via les personnages de Chloe et Brandon, puis Jason, le fils de Chloe et Hutch. Si leurs parcours respectifs sont exposés de manière simple, presque sommaire ou convenu, c'est selon, le souffle et le rythme de l'intrigue nous emportent sans mal, culminant avec la mort violente et décisive de Sheldon et Grace qui confirme la frustration haineuse (manipulée par Walter) de Brandon et le sursaut de Chloe. Et Millar réussit, malgré ce climax, à rebondir pour, dans les deux derniers épisodes, donner une direction encore plus palpitante à l'ensemble.
L'auteur a raison de louer la qualité du travail de son dessinateur car si on sait déjà que Frank Quitely est un prodigieux storyteller, maniant en virtuose tous les aspects techniques de son art - science du découpage, composition des plans, diversité des personnages et des décors, suggestion impressionnante du mouvement (on ne compte plus les scènes admirablement mises en scène dans ce sens).
Mais son dessin s'épanouit formidablement dans l'histoire de Millar qui écrit du sur-mesure pour tous ses artistes en jouant sur leurs forces tout en leur laissant une grande liberté, en ne détaillant visiblement pas excessivement à quoi doit ressembler la page. Quitely peut s'éclater dans des plans larges puis d'autres plus serrés, sans jamais sacrifier à son goût pour le détail, à son génie de la suggestion. La représentation des pouvoirs a rarement été aussi habile tout en étant aussi épuré. L'artiste semble, chaque fois, vouloir trouver la solution la plus astucieuse pour optimiser le script, donner le maximum d'impact à chaque séquence, traduire l'intensité de chaque action. C'est aussi impressionnant que jubilatoire.
Pour tout cela, effectivement, Jupiter's Legacy ressemble à un concentré de Mark Millar, hommage d'un passionné de bandes dessinées qui sert sa passion avec toute l'énergie d'un bateleur dont le dynamisme parfois cabotin ne doit pas faire oublier son talent de conteur et sa capacité à tirer le meilleur de ses partenaires.
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