dimanche 29 mai 2016

Critique 902 : L'HISTOIRE DE L'AMOUR, de Nicole Krauss


L'HISTOIRE DE L'AMOUR est un roman écrit par Nicole Krauss, traduit en français par Bernard Hoepffner avec Catherine Goffaux, publié en 2006 par Gallimard.

Un livre, L'Histoire de l'amour, va relier le destin de trois personnages à travers le temps et l'espace.
Il y a d'abord Leopold "Leo" Gursky : aujourd'hui au soir de sa vie, il est né et a grandi à Slonim en Pologne jusqu'à ce que les soldats allemands déciment sa famille durant la seconde guerre mondiale. Livré à lui-même, il gagnera les Etats-Unis où il deviendra, pendant 40 ans, serrurier aux côtés d'un de ses cousins puis en reprenant son affaire quand il mourra prématurément. Il a pour voisin Bruno, originaire du même village que lui, et se souvient toujours avec émotion d'Alma Mereminski, qu'il aima dans son enfance, avant qu'elle ne quitte la Pologne avant l'arrivée des nazis. Il a retrouvé sa trace et découvert l'existence de leur fils, Isaac, devenu un écrivain renommé mais qui décède inopinément à 60 ans. Alma avait également inspiré à Leo un texte, L'Histoire de l'amour, dont il confia le manuscrit à un ami à Minsk et qu'il chercha à récupérer, en vain, plus tard...
Il y a ensuite Alma Singer : cette adolescente d'une quinzaine d'années vit avec sa mère, Charlotte, et son frère cadet, qui se fait appeler "Bird". Son père, David, est mort huit ans auparavant d'un cancer. Est-ce cette perte qui est à l'origine de son intérêt étonnant pour les techniques de survie, comme de la crise mystique que traverse actuellement Bird, et de leur envie de voir leur mère refaire sa vie ? Peut-être ce dernier projet serait-il possible avec Jacob Marcus, l'énigmatique commanditaire d'une traduction de L'Histoire de l'amour qu'il demande à Charlotte Singer contre une grosse somme d'argent. Ce roman a pour héroïne une prénommée Alma dont l'adolescente est convaincue qu'elle a réellement existé et qu'elle entreprend de retrouver. Elle découvre qu'elle est née en 1942, morte en 1995, qu'elle était la mère de l'écrivain Isaac Moritz...
Il y a enfin Zvi Litvinoff : également natif de Slonim, il en part en 1934 pour se réfugier au Chili, à Valparaiso, où il rencontre et épouse Rosa. En 1952, il publie L'Histoire de l'amour en plagiant le manuscrit de son ami, Leo Gursky, qu'il pense mort. Mais l'ouvrage ne connaîtra qu'un succès d'estime, même si David Singer - futur père d'Alma - en achètera un exemplaire lors d'un voyage dans sa jeunesse au Chili. Mort en 1978, après avoir ajouté un chapitre consacré à Leo Gursky pour la seconde édition de son livre, il ne saura jamais que l'ami dont il a pillé l'oeuvre cherchera à récupérer son bien auprès de sa veuve, qui ne lui répondra jamais...
Nicole Krauss

Nicole Krauss a prouvé avec ce deuxième roman (le premier n'a, à ma connaissance, pas encore été traduit en France) qu'elle n'était pas que "la femme de" l'un des écrivains les plus importants de la littérature américaine contemporaine - en l'occurrence Jonathan Safran Foer (Tout est illuminé, Extrêmement fort en incroyablement près).

Ce texte, conséquent (plus de 350 pages), ne manque pas de la même ambition que celle qui anime ceux de son mari, mais pourtant, au petit jeu des références, c'est en vérité davantage à Paul Auster qu'on pense en le lisant, et c'est évidemment une des raisons pour lequel je l'ai apprécié. Comme chez l'auteur de Sunset Park, on y trouve une construction narrative très élaborée, un peu moins maîtrisée sur la fin, et un soin particulier apporté aux personnages principaux et secondaires, mais aussi le fait que les livres lient les gens, que la littérature influence les destinées des individus de manière très concrète.

Le titre pourrait laisser penser à une romance, mais le thème véritable est celui de la transmission. En explorant ce qui attache trois êtres aussi différents que Leo Gursky, Alma Singer et Zvi Litvinoff, Nicole Krauss travaille dans une langue à la fois fluide et caractérisée comment se raconter des histoires revient à raconter une histoire et comment cette histoire défie l'espace et le temps.

Pour bien définir et comprendre chacun des protagonistes, qui sont tour à tour les narrateurs de ce récit, il faut remarquer le petit dessin qui ouvre les chapitres où l'un ou l'autre parle ou est évoqué : Leo est symbolisé par un coeur (représenté par l'image de l'organe, non pas le symbole), Alma par une boussole, et Zvi par un livre ouvert. Ces illustrations miniatures sont particulièrement éloquentes pour saisir leur  nature :

- le coeur pour un vieillard qui a subi un malaise cardiaque à la suite duquel il a cessé son activité professionnelle et qui depuis l'obsède au point d'envisager toutes les circonstances possibles dans lesquelles il mourra (et comment on le découvrira mort) ; 

- la boussole pour une adolescente que la disparition de son père qui cherche à orienter son existence mais aussi celle de sa mère (dont elle souhaite qu'elle refasse sa vie amoureuse) et de son jeune frère (qu'elle invite à être plus "normal" alors qu'il traverse une crise mystique - qui se matérialise par l'enseignement qu'il suit chez un rabbin, la fabrication d'une arche et le projet d'un voyage en Israël, persuadé qu'il fait partie des 36 sauveurs du monde) et qui, en apprenant que l'héroïne du livre que sa mère traduit pour un inconnu très généreux a le même prénom qu'elle, est convaincue qu'elle a existé et inspiré son propre prénom ; 

- le livre d'un auteur réfugié au Chili dont l'unique roman est un plagiat, geste qui le hantera toute sa vie.

Ces symboles sont à la fois naïfs, faciles mais très efficaces, ne serait-ce que pour ne pas s'égarer dans une intrigue labyrinthique où on se demande pendant les deux tiers comment l'auteur va raccrocher ses trois héros. Par ailleurs, Nicole Krauss joue avec les identités (il y a deux Alma, Singer et Mereminski), les origines géographiques (la Pologne, Israël, New York), la temporalité (l'histoire de Alma Singer et Leo Grusky est raconté dans la même époque, celle de Zvi Litvinoff se situe dans le passé), la famille : elle jongle avec ces éléments avec adresse à défaut d'une réelle virtuosité, ne cédant à un maniérisme affecté et inutile que vers la fin.

Pour ma part, plus que la façon dont la romancière réussit à organiser la rencontre entre Leo et Alma, c'est la révélation de l'imposture de Zvi ou les retrouvailles trop tardives entre Leo et Isaac qui m'ont séduit : dans ces lignes narratives, Nicole Krauss captive, nous émeut, nous fait vibrer. On regrette d'autant plus la fantaisie parfois forcée, les extravagances répétitives et lourdes (de Bird), ou l'insistance à disserter sur les techniques de survie (métaphore peu subtile pour traiter de la faculté à faire son deuil) ou anticiper la mort (qu'il s'agisse des soliloques de Leo à ce sujet ou des délires, assez artificiellement amenés, de Bird sur le déluge et sa conviction d'être un Elu de Dieu).

Il faut donc plus et mieux retenir l'audace de l'écrivain, pour élaborer un projet romanesque qui conjugue intimisme et souffle épique, que ses quelques écarts inutiles. L'Histoire de l'amour n'est pas une totale réussite mais une lecture indéniablement accrocheuse : un texte qui annonce une auteur avec un remarquable potentiel.
*
J'ai appris, en lisant ce roman, que le réalisateur français Radu Mihaileanu en tournait actuellement une adaptation pour le cinéma, écrite avec Marcia Romano. La sortie en salles est annoncée pour le 9 Novembre prochain. Dans les rôles principaux, on trouvera :
 Sophie Nélisse : Alma Singer
 Derek Jacobi : Leo Gursky
 Elliott Gould : Bruno
 Torri Higginson : Charlotte Singer
 Gemma Arterton : Alma Mereminski

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