mardi 24 mai 2016

Critique 897 : LA CLE DE VERRE, de Dashiell Hammett


LA CLE DE VERRE (en v.o. : The Glass Key) est un roman écrit par Dashiell Hammett en 1932, traduit en français par P.J. Herr, Renée Vavasseur et Marcel Duhamel, publié en 1949 par Gallimard.

Ned Beaumont est le bras droit de Paul Madvig, affairiste mafieux aussi discret qu'influent, à la tête d'une salle de jeux. Ce dernier cherche à séduire Janet, fille du sénateur Ralph Bancroft Henry, qui compte sur le soutien de c prétendant pour remporter les élections locales - même si Janet n'aime pas Madvig.
La situation va basculer brutalement un soir quand Ned découvre le cadavre de Taylor Henry, le fils du sénateur, tué dans China Street, à proximité de l'établissement de Madvig. La victime étant l'ami de Opal, la fille de Paul, cela déplaisait autant au caïd qu'au sénateur. 
Le crime émeut les autorités et enflamme la campagne électorale, surtout que des lettres anonymes parvenant au journal "The Observer" accablent Madvig. Pourtant, quand Ned entreprend d'enquêter sur l'affaire, son ami est réticent. Que lui cache-t-il ? Et pourquoi, au lieu de calmer ses manoeuvres contre ses ennemis, comme Shad O'Rory, patron du club "Dog House", s'entête-t-il à vouloir les neutraliser ?
Ses investigations valent des représailles musclées à Ned qui réussit malgré tout à se débarrasser des rivaux de Madvig, avec lequel ses relations ne cessent de se tendre. La clé de l'énigme tient à un chapeau de la victime et la vérité sur le coupable du meurtre de Taylor Henry séparera les deux amis...

Plus que Le Faucon maltais, le roman emblématique de l'oeuvre de Dashiell Hammett (dont la réputation doit aussi beaucoup à l'excellente adaptation cinématographique  de John Hustonen 1941), c'est pour moi La Clé de verre qui est le chef s'oeuvre de l'auteur. J'ai d'ailleurs mis longtemps à en acquérir un exemplaire mais le résultat était à la hauteur de l'attente. Le relire aujourd'hui ne fait que confirmer mon sentiment.

Bien que le lecteur ne sache jamais où se situe exactement l'action, on peut d'abord estimer que cette petite ville de l'Est est Baltimore, où Hammett a passé une partie de son enfance : un cadre bien spécial donc pour cette histoire complexe et fascinante sur une guerre de gangs, avec en toile de fond une campagne électorale, la corruption, et surtout la fin d'une amitié. Rédigé avec cette narration objective stricte, qui refuse toute psychologie (les personnages s'y révèlent par ce qu'ils font, pas par ce qu'ils pensent ), ce récit à la troisième personne est une expérience fascinante sur les apparences, la culpabilité et la trahison. Une synthèse en somme des thèmes favoris de l'auteur. 

La seule exception à la règle d'Hammett réside dans un passage, par ailleurs étonnant et troublant, où Ned et Janet se confient leurs rêves, dont les contenus ont de fortes connotations psychanalytiques. Mais pour le reste, c'est une sorte de concentré, développé sur 250 pages intenses.

Le mystère du titre ressemble à un énoncé improbable : il annonce le mensonge qui hante toute l'intrigue, celui où ce qui promet d'être ouvert par cette clé menace de n'être jamais découvert à cause justement de la fragilité de ladite clé. De fait, Ned Beaumont n'aura de cesse de résoudre une affaire dont la solution se dérobe à lui et au lecteur avant que la révélation de la vérité ne le ramène aux suspects finalement les plus terriblement évidents.

Le verre renvoie, lui, au conte et, par bien des aspects, les mésaventures du héros ressemblent aux péripéties d'un curieux en terrain hostile où la solution comme son intégrité personnelle sont sans cesse menacées de se briser. L'enquête de Ned ne se fera pas sans douleurs, aussi bien physique que morale, et les conséquences remettront vraiment question sa situation.

Mais les personnages de Hammett sont des obstinés, des têtus : s'ils fouinent sans trop se préoccuper de la loi, ils le font avec une persévérance décuplée par la difficulté. Tout plutôt que de ne pas savoir : malgré la corruption politique, le chantage, la trahison, le meurtre, la mission que s'est fixé Ned Beaumont ne saurait être entravée. Cette pugnacité suscite évidemment la sympathie et même l'admiration du lecteur, même si comme héros, Ned n'est pas plus fréquentable que les fripouilles qu'il affronte. La clé de verre est donc à la fois l'histoire de la recherche d'une vérité et de la résolution d'un mensonge, quel qu'en soit le prix.

A moins que... A moins que tout soit ne soit qu'un jeu pour Ned Beaumont : dès les premières pages, il est ainsi décrit, et son enquête ressemble aussi à une partie engagée avec lui-même, qui, s'il la gagne, lui redonne de l'estime envers lui-même. Détaché à l'extrême, il semble considérer tout ce(ux) qui l'entoure(ent) avec le même flegme, la même indifférence, mais il se révèle dans la difficulté, le rapport de force. Plus les êtres et les situations lui résistent, plus il est déterminé à les dominer : dès lors, connaître qui a tué Taylor Henry (et pourquoi, et comment) devient un objectif aussi obsessionnel que de remporter un pari, de rafler la mise. Lire le monde, ceux qui le coimposent, interpréter les signes qui mènent à la vérité sont des gestes de joueur pour gagner la partie.

Bien qu'attaché, pour la forme au bureau du procureur, ce n'est pas la vérité judiciaire qui intéresse Ned Beaumont : le meurtre de Taylor Henry est un prétexte, au moins au début. Il lui importe surtout, à l'origine, de récupérer le gain d'un pari qu'un bookmaker ne lui a pas remis. Mais ceci fait, il se prend littéralement au jeu et veut aller toujours plus loin pour savoir où cela conduit : il en déduit rapidement que le sort de Taylor Henry est étroitement lié à celui de son ami Paul Madvig et que Madvig est certainement plus menacé par ses proches que par des rivaux périphériques. Ned veut d'abord protéger son ami, puis le confondre quand il comprend que ses mensonges se moquent de leur amitié.

Pour ne pas perdre de vue les mobiles des actions de Ned, il faut aussi ne pas se laisser égarer par l'écriture même de Dashiell Hammett qui s'amuse à à multiplier les suspects, les fausses pistes, à aller d'un personnage à un autre, à  tourner en rond. Or, l'intrigue est justement circulaire et son dénouement révèle sa virtuosité quand on s'en compte.  Le style aride de l'écrivain décrit de manière mécanique les mouvements de son héros, le lecteur progresse donc à la même vitesse que lui la majorité du temps. Il paraît évoluer avec assurance, d'autant plus qu'il se garde de partager ses cogitations avec autrui (les autres personnages ou le lecteur). Mais sachant que c'est un joueur, le lecteur doit considérer que Ned bluffe et n'agit donc pas toujours en étant sûr de lui, du résultat de ses actes - ce qui introduit une part de doute dans l'esprit du lecteur.  Ainsi, dans le chapitre IV ( Le "Dog House"), on se rend compte qu'il n'a pas tout correctement anticipé et il va le payer chèrement.

On lit donc le roman sous deux angles différents : le  premier en constatant que les efforts de Ned sont à la fois têtus et maladroits, le second en reconstituant l'enquête à la lumière de son succès malgré justement ses avancées brouillonnes et impulsives. A la fin de l'histoire, on mesure la démarche laborieuse du héros mais en saluant la réussite à laquelle il parvenu en s'acharnant comme il l'a fait, en acceptant les multiples sacrifices consentis. Ne considérer que la fin revient à interpréter avec excès la fortune de Ned : il est évident qu'il n'est pas un enquêteur doué, mais il compense  son manque de méthode par sa persévérance et sa volonté de plus se compromettre avec des menteurs et des assassins.  La seule chose qu'il décide  longtemps à l'avance (longtemps avant de connaître le fin mot de l'affaire), c'est qu'il va quitter cette ville pour s'installer à New York, où, espère-t-il, il pourra refaire sa vie - se refaire comme dirait un joueur après une partie perdue. Il l'annonce très tôt à Opal Madvig, il le répète à Janet Henry et d'autres protagonistes : ce départ est son autre objectif, aussi important que résoudre le crime de Taylor Henry - résoudre le crime conditionne seulement la date de son départ, il ne partira qu'une fois le crime résolu.

Comme tout joueur, Ned compte sur sa chance, cette croyance lui donne le courage de foncer tête baissée dans la gueule du loup - sinon coment expliquer qu'il aille défier Shad O'Rory et ses gorilles. Ce comportement tranche avec celui d'un authentique détective qu'il calcule mieux les risques, comme Jack Rumsen (prêt à l'assister, mais jusqu'à un certain point seulement, comme lorsqu'il finit par refuser de s'attaquer directement à Madvig). C'est aussi ce qui distingue Hammett de Conan Doyle : chez l'écrivain américain, l'enquêteur n'est pas un fin limier rationnel, avec plusieurs coups d'avance - c'est un fonceur, parfois inconscient, volontiers "bourrin". Le seul point commun entre Ned Beaumont et Sherlock Holmes, c'est qu'une fois engagés dans leurs affaires, rien ne saurait les stopper  - ni le danger, ni la proximité (amicale) avec les suspects.
   
Avec cette affaire, Ned joue donc la partie de sa vie, le lecteur comme lui savent qu'il y laissera des plumes. Même si le procédé est donc inhabituel chez Hammett, les rêves sont comme des présages dans cette histoire et, comme il compte sur la chance, Ned leur accorde, contre toute logique, une valeur spéciale. Plusieurs personnages sont, comme lui, hantés, intimement convaincus qu'il leur faut régler une dette, faire éclater la vérité, rompre avec la situation dans laquelle ils se trouvent, ne pas laisser les coupables impunis. Opal et Janet sont aussi déterminées que Ned, mais lui seul veut que la vérité soit solidement établie pour que la condamnation soit sans appel. Ainsi ceux qui réclament la justice seront-ils récompensés. Pour être payé, il faut avoir soi-même payé - souffert.  C'est le prix de la vérité, de la morale, mais aussi de la liberté, de l'indépendance.

Hammett se pose donc comme une sorte d'esthète - à travers son héros, il évoque les apparences à la fois importantes et dérisoires, dénonce l'hypocrisie des convenances et la nécessité de la briser - mais aussi un dandy, un dilettante - son détachement tranche avec l'affairisme dominant. Mais parce qu'il côtoie le milieu, Ned ne se prétend pas supérieur aux canailles : il rend les coups, n'est pas un courtisan, ironise sur les femmes (dont le tempérament est volontiers fiévreux, limite hystérique). Pourtant, paradoxe savoureux, c'est aussi quelqu'un avide de pureté (à commencer par sa propre purification) : cela le porte à une intransigeance, quasiment une asociabilité. Qu'importe dès lors qu'il s'adresse à un homme ou à une femme, âgé(e) ou jeune, il ne transige pas avec cette exigence d'intégrité. Les lois, l'amitié, l'amour, la famille ne résistent pas à cette ligne de conduite : plutôt que d’être utilisé par Shad, plutôt que de démentir Opal ou de céder à Janet, plutôt que de cautionner Howard Mathews (le directeur de l’"Observer"), plutôt même de couvrir son ami Madvig ou le sénateur Henry, il veut avoir la conscience tranquille, partir honorablement.

La pureté désirée des personnages est précaire : lors d'un dialogue mordant entre Janet et Ned à l'hôpital, l'hostilité entre eux éclate pour mieux révéler leur aspiration commune qui est de confondre l'assassin de Taylor Henry. L'affrontement glisse vers la romance avec une subtile ironie, au diapason d'une histoire où rien n'est jamais acquis simplement. C'est aussi pourquoi elle comme lui veulent quitter la ville : ils savent que plus ils y demeureront, plus ils risquent d'être à leur tour corrompus et engloutis. 
     
Au bout du compte, le lecteur comme le héros reste pantelant après avoir traversé cette enquête éprouvante : Dashiell Hammett nous laisse, comme Ned et Janet, devant une porte à la fois fermée sur le passé mais un futur incertain, un vertigineux précipice. N'est-ce pas le propre des grands livres et des grands auteurs de réussir à faire partager à leurs lecteurs le même sentiment que ses personnages ?
*
La clé de verre a été adapté deux fois au cinéma.
 Ci-dessus : l'affiche de la première adaptation cinématographique
du roman, réalisée par Frank Tuttle (1935),
avec George Raft (Ned), Claire Dodd (Janet) et Edward Arnold (Madvig).
 Ci-dessus : l'affiche de la seconde adaptation cinématographique
du roman, réalisée par Stuart Heisler (1942), avec :
 Brian Donvely (Madvig), Alan Ladd (Ned), Veronica Lake (Janet).

Je n'ai vu que la version réalisée par Stuart Heisler avec le couple Alan Ladd-Veronica Lake, qui est moyenne - en tout cas loin d'être aussi puissante que le roman. Voilà donc un livre qui mériterait d'être revisité par un cinéaste d'envergure, avec un casting de choix. Voilà les acteurs que je choisirai (dont les trois premiers m'ont été inspirés par Gangster Squad de Ruben Fleischer, un très bon polar, superbement interprété) :
 Ryan Gosling : Ned Beaumont
 Josh Brolin : Paul Madvig
 Emma Stone : Janet Henry
 Christopher Plummer : sénateur Ralph Henry
 Ricky Gervais :procureur Michael Farr
 Britt Robertson : Opal Madvig
 Sam Rockwell : Shad O'Rory
 Helen Mirren : Mme Madvig
Giovanni Ribisi : Jack Rumsen

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