samedi 28 mai 2016

Critique 900 : L'HOMME QUI TUA LUCKY LUKE, de Matthieu Bonhomme

900ème critique !

L'HOMME QUI TUA LUCKY LUKE est un récit complet écrit et dessiné par Matthieu Bonhomme, d'après le personnage créé par Morris, publié en 2016 par Lucky Comics et Dargaud.
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Froggy Town, en Californie du Nord, par une nuit d'orage. Lucky Luke s'arrête dans ce patelin perdu au milieu de nulle part. En se présentant au propriétaire de l'écurie à qui il confie son cheval, Jolly Jumper, il comprend que sa réputation de "l'homme qui tire plus vite que son ombre" l'a précédée...
Quelques jours auparavant, la diligence convoyant l'or des mineurs de Froggy Town à Silver Canyon a été attaquée par un mystérieux indien, qui a abattu le chauffeur. Le voleur s'est depuis comme volatilisé à la faveur du mauvais temps - et du peu d'empressement des autorités locales à le traquer.
Justement, le soir de son arrivée, Lucky Luke est défié par le shérif de Froggy Town, James Bone, un demeuré, mais la fusillade est évitée grâce à son frère aîné, Anton, qui déleste l'étranger de son arme. Le cowboy n'a de toute façon pas l'intention de s'attarder, promettant de partir dès le lendemain, si la météo s'est améliorée.
Après cet incident, Lucky Luke est abordé par Doc Wednesday, autrefois lui aussi excellent tireur, aujourd'hui rongé par l'alcool, le tabac et le jeu, qui le met en garde contre tout cela.
Le lendemain, alors qu'il s'apprête à s'en aller, la pluie ayant cessé, Lucky Luke est sollicité par trois représentants du comité des citoyens de la ville pour reprendre l'enquête délaissée par les frères Anton. Il accepte, même si la nervosité, à cause de la pénurie de tabac, le gagne quand Anton lui raconte avoir égaré son pistolet et lui en confie un autre.
Aidé de Doc Wednesday, Lucky Luke remonte la piste de l'indien. Mais la situation se complique avec l'arrivée de Laura Leggs, une danseuse qu'il a rencontrée jadis, venue à Froggy Town pour épouser Anton, et sa rencontre avec le père des Bone, un vieillard agressif, premier prospecteur d'or de la région, bien décidé à chasser cet intrus...

Pour fêter cette neuf centième critique, j'avais gardé au chaud cette entrée pour parler de L'Homme qui tua Lucky Luke, le one-shot réalisé par Matthieu Bonhomme à l'occasion des 70 ans du poor lonesome cowboy, dont la pré-publication dans le journal de "Spirou" m'avait enthousiasmé durant dix semaines. J'avais promis d'y consacrer un article dédié pour détailler ce qui m'avait tant plu, au point d'estimer qu'il s'agissait certainement d'un des albums de l'année.

Depuis cette pré-parution et la sortie de l'album (et d'éditions de luxe parallèles) début Avril, la presse (spécialisée ou non, le projet ayant même eu droit à des papiers dans "Paris Match" par exemple) et sur le Net ont consacré la qualité de l'entreprise dans une rarissime unanimité (même si quelques tatillons ont quand même trouvé à redire).

Je ne vais donc pas répéter dans le détail tout le bien qui a été souligné par ailleurs : l'originalité de l'approche, la solidité de l'intrigue, le graphisme exceptionnel, l'hommage à la fois respectueux et personnel à Morris. Je souscris à tout cela : Matthieu Bonhomme, qui a signé scénario, dessin et couleurs, a confirmé qu'il était un des meilleurs auteurs actuels, un artiste phénoménal, un fan inspiré de Lucky Luke. Il a su s'emparer du personnage avec force, singularité, caractère, avec un zeste d'humour, mais en revenant à la source (pré-"Goscinny-ienne" donc). Son western est magnifique, sa lecture jouissive. On ferme ce livre ravi -mieux : comblé. Toutes les promesses ont été tenues - si bien qu'on regrette que Bonhomme n'ait pas exprimé son envie d'y revenir un jour (mais il a ses propres oeuvres à accomplir, et le plaisir de cette expérience vient aussi du fait qu'elle est unique).  

Il ne suffit pourtant pas ni d'être un lecteur passionné, depuis son plus jeune âge, par un héros et ses aventures (de ce point de vue, je partage cela avec Bonhomme), ni même d'être un fin connaisseur d'une série pour réussir à en tirer la substantifique moelle et aboutir à une bande dessinée aussi accompli. Il s'agit justement de la traiter sous un angle suffisamment intéressant, nouveau, et en même complice avec les fans pour arriver à une production passionnante. C'est là que se situe la prouesse de Bonhomme. Il a su écrire et dessiner Lucky Luke à sa manière tout en sachant conserver ce qui en est l'essence pour les puristes.

Son récit abonde en références, mais elles sont distribuées avec l'habileté requise pour ne pas égarer le profane. Ces adresses au passé de la série et du héros servent surtout à traiter avec une superbe intelligence la notion de légende car, lorsqu'on reprend (même pour une seule fois) un personnage mythique, dont l'image est presque plus connue que ses histoires, il faut transmettre ce pourquoi il est resté aussi longtemps populaire, en quoi il est iconique.

Pour cela donc, Matthieu Bonhomme invoque directement ou indirectement des noms familiers pour les connaisseurs mais qui deviennent pour les simples amateurs autant d'éléments constituant la spécificité de Lucky Luke. Laura Leggs est issue du Grand Duc (tome 40), mais sont cités, sans qu'on les voie, les cousins Dalton (tome 12) ou Phil Defer (tome 8) en page 17 : la première occupe un rôle important dans l'intrigue, tandis que les autres, seulement mentionnés, renvoient au fait que Lucky Luke est un tireur redouté et redoutable, mais sans que cela soit un motif de vantardise pour lui (ainsi répond-il aux gamins curieux et émerveillés : "C'est mal de tuer un homme, p'tit. Tu lui retires tout ce qu'il a... Et tout ce qu'il aurait pu avoir.").

La mort hante l'histoire puisque, dès le titre, elle pointe le destin du héros : bien entendu, le procédé est transparent, on sait bien que Bonhomme n'a pas réalisé un album avec le héros de son enfance pour vraiment le tuer (quand bien même l'aurait-il voulu, à supposer que les éditeurs l'aient laissé faire, cela n'aurait fait que contribuer à la dimension légendaire du personnage). Mais elle suggère que cela est possible, que Lucky Luke n'est pas immortel et une partie de l'intention de l'auteur est justement de redonner une humanité au cowboy.

Ainsi le décrit-il comme un fumeur que le manque de tabac rend nerveux, impatient, colérique - autant de faiblesses inquiétantes au moment de traquer un assassin et voleur indien mais aussi de composer avec l'hostilité manifeste des trois frères et du père Bone. Cela tranche astucieusement avec le flegme habituel qu'on lui connaît... La vulnérabilité de Lucky Luke est aussi symbolisée par le personnage de Doc Wednesday : Bonhomme a expliqué, dans plusieurs interviews, avoir beaucoup revu et relu des westerns avant d'écrire son récit. Le titre de l'album est un hommage direct à L'Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962). Joshua "Doc" Wednesday évoque, lui, Règlements de comptes à OK Corral (John Sturges, 1957) et Doc Holiday (incarné par Kirk Douglas), qui figure ce que risque de devenir Lucky Luke s'il ne fait pas attention à lui : un "flingueur" rongé par la culpabilité, les excès en tous genres, l'homme à abattre. Le destin de ce partenaire connaîtra un sort poignant qui confère une responsabilité encore plus héroïque au cowboy.

La mort encore est présente avec une silhouette familière non seulement de la série mais du western en général : le croque-mort (et le vautour jamais loin), qui se fiche bien d'enterrer un héros légendaire ou un simple quidam. Il est évidemment aux premières loges quand l'inévitable duel, qui se déroule sur un rythme emprunté aux films de Sergio Leone (quatre planches), survient et explique le titre même de l'histoire - une autre séquence superbement découpée.

Parmi d'autres récurrences bien intégrées (comme les indiens, apparaissant dès la page 33), une grande bagarre dans le saloon (page 31 - une impressionnante composition) ou l'intelligence à la fois manifeste et effrontée de Jolly Jumper (qui ne parle cependant pas dans cette version plus semi-réaliste), Bonhomme glisse quelques pépites esthétiques malicieuses. Remarquez ainsi les yeux légèrement bridés qu'il dessine à Lucky Luke (suggérant qu'il aurait des origines asiatiques ?), le fait qu'il ignore son âge exact (30 ans ?), qu'il manie aussi bien (même si cela le fait râler) un pistolet "top break" que son habituel colt .45.

Plus drôle, à chaque fois que Laura Leggs apparaît, la colorisation est dominée par du rose, comme si sa féminité primait sur toute action. Plus émouvant, discret et très élégant, cette épitaphe dans le cimetière de Froggy Town : "R.I.P. Morris from Bevere" (Maurice de Bévère était le vrai nom de Morris), accompagnée de la mention : "Maybe some day we'll meet in the Grande Prairie" ("Peut-être qu'un jour nous nous rencontrerons au Paradis"). 

Il n'y a vraiment aucun faux pas dans ce magistral hommage, somptueusement mis en images, impeccablement raconté. Ne passez pas à côté de coup de maître. Et si on vous demande ensuite si c'est effectivement si bon qu'on le dit, comme Lucky Luke, répondez simplement : "Ouaip !"

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ouaip !